Lettres à l'Amazone
LETTRE DOUZIÈME
SOI-MÊME
N’est-ce pas, mon amie, si volontaire et si égoïste que vous soyez, vous avez senti cela, que nous n’existons vraiment que dans les yeux qui nous aiment ? Mais vous avez senti aussi que, dans ces yeux-là, ce que nous voyons clairement et délicieusement, comme dans un miroir, c’est nous-même remanié et rendu plus beau par l’amour. De sorte que, quand nous croyons aimer un autre être, c’est nous-même que nous aimons. Et comme cet autre être subit la même illusion vis-à-vis de nous, les deux amants, en croyant se donner, en croyant se prendre, ne font que se prendre à eux-mêmes pour se donner à leur propre égoïsme. Découvrons cette vérité méconnue qu’on n’aime que soi, qu’on n’aime que l’idée qu’on se fait de soi vu par l’être que l’on désire. Voulez-vous des termes plus directs, encore ? On ne couche jamais qu’avec soi-même, comme l’obscure Hérodiade de Mallarmé, on se vautre dans son lit en étreignant sa propre image,
Et le narcissisme serait, du point de vue idéaliste pur, la formule suprême de l’amour. Mais il s’agit d’un narcissisme philosophique dont il faut que le miroir soit des yeux vivants et non pas seulement ceux que peut refléter une fontaine. Pour que nous l’aimions, notre sensibilité veut que l’image soit le reflet d’une pensée, car nous sommes exigeants, nous voulons être pensés, regardés et touchés. L’histoire de Narcisse simplifie un peu trop ces rapports et l’illusion du dédoublement y va un peu loin :
Maintenons-le, car il suffit que cela soit notablement plus amusant.
C’est peut-être la base psychique de l’amour que cette rénovation de soi-même par l’amant. Nous ne nous reconnaissons bien que là, dans ces yeux qui nous désirent, car nous ne pouvons nous connaître directement. Le creux de notre conscience n’est pas un meilleur miroir que le creux de notre main. Mais les yeux, quel miroir ! Et pour que notre image lui revienne favorable, comme l’amant sait la parer, pour qu’elle lui plaise et plaise aux yeux où il la dépose ! Je ne parle pas de la simple image physique, de l’image d’apparence, mais de cette autre image, plus riche et plus totale, qui renferme aussi nos gestes et nos paroles, nos sourires et nos intentions, nos regards et nos rêves, de cette image mobile dont les minutes ne se ressemblent pas. Elle est nous-mêmes et elle est l’image de ce que nous croyons lire dans des yeux qui ont lu notre âme dans nos yeux. Vous voyez le jeu de glaces, Amazone aux regards subtils ! On ne peut savoir où commencent les rayons, ce qu’ils apportent et ce qu’ils remportent, le jeu est inextricable et nous sommes, au même moment, le Pygmalion d’une statue et la statue d’un Pygmalion.
J’ai exposé autrefois que les hommes n’existent guère que dans la mesure où ils sont pensés par les autres hommes, ce qui est la base même de la vie sociale et de la vie unanime, mais je ne sais plus, n’ayant jamais relu cet épilogue d’une philosophie (cela s’appelait la Dernière conséquence de l’idéalisme), si j’y étudiais la répercussion de l’amour sur la personnalité incertaine des hommes. L’amour vient encore compliquer singulièrement la théorie, car il comporte une période où l’amant, tout en ayant conscience d’une vie plus exaltée et plus large et plus profonde, n’existe plus du tout en dehors de l’amant qui le pense et où il se pense. Il a remis le peu d’existence personnelle qu’il possédait aux mains de l’être qu’il aime et vers lequel toutes ses facultés l’attirent, en lequel il souhaite de se perdre et dont il contemple les yeux avec l’espoir d’y être attiré, comme par l’aimant un brin de limaille. On accepte ce don de lui-même, mais c’est pour le rendre aussitôt enrichi de toutes les forces et de toutes les beautés de l’amour, et, se retrouvant ainsi transfiguré, il est heureux à peu près comme les élus croient qu’ils le seront en entrant au ciel. L’amant s’est trouvé, en renonçant à lui-même, paradoxe plus véridique que celui de l’élu qui trouve la vie en renonçant à la vie.
Je viens de vous appeler subtile, amie. Il faudra l’être pour vous retrouver dans ce dédale de nuances et de comparaisons, mais mon excuse est que l’amour, fait pour être senti, n’est pas fait pour être analysé. Ah ! comme on voit bien que je suis un cœur sec ! Est-ce qu’autrement je passerais mon temps à scruter le mécanisme des sentiments qu’il serait si simple de pratiquer ? Nietzsche a appelé terriblement George Sand la vache à écrire. Moi je suis l’ours à écrire. Je le profère d’abord, pour éviter une fatigue aux imaginations. Oui, l’ours à écrire et qui grogne quand on le dérange ; mais j’aime aussi à grimper aux arbres, d’où je regarde danser les hommes, ce qui m’amuse beaucoup. Et, comme ce sont mes écritures qui m’ont révélé à vous, je suis satisfait de mes exercices et je continue.
Nous disions donc que dans l’amour on n’aime peut-être que soi. Ce serait une fatalité du jeu de la pensée. L’amour sert d’abord à nous donner de l’importance vis-à-vis de nous-mêmes. Il est le singulier ferment qui développe tout à coup notre personnalité. Et ceci explique pourquoi, si nombreuses soient les femmes qu’on aima, on a presque toujours la sensation que cela fut toujours la même, que cela fut toujours soi qu’on regardait à travers tous les visages. Je dis l’impression laissée à un amant par des amantes de trop bonne volonté, trop dociles et trop acharnées à plaire, donc à ressembler. Mais des amantes un peu volontaires l’ont éprouvé aussi, l’effroi de retrouver dans l’amant du moment, l’amant du passé. Alors chez certains êtres, lassés d’eux-mêmes, c’est la recherche effrénée de la diversité, avec bientôt la terreur de se retrouver, encore une fois, dans des yeux, différents, mais toujours pareils, seul à seul avec soi. Recherche qu’on sait vaine et dont on ne se lasse pas pourtant, peut-être parce qu’il y a l’illusion des premiers moments et qu’Isis est nouvelle et qu’elle promet l’inattendu, tant qu’elle reste voilée à demi. Mais le voile tombé, on se retrouve voué à l’éternel et lassant narcissisme.
Il en est des femmes comme des paysages dont les plus beaux sont toujours ceux qu’on n’a pas encore vus. Moins on en connaît et plus l’impression qu’on en reçoit est profonde, mais leur variété extrême finit par se dissoudre dans une tonalité moyenne, fatigante comme un néant. Il semble qu’on les ait toujours vus. C’est le mot des commencements d’amour, mot qui marque à la fois la période suprême et le début de la période descendante : « Il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que nous nous aimons. — Il me semble à moi que c’est depuis toujours. — Oui, toujours. » Les malheureux ! Les voiles sont tombés et ils contemplent innocemment leur propre image, dont ils seront bientôt fatigués, car ils se connaissent trop, et ce n’est pas cela qu’ils cherchaient.
Cependant c’est cela même que cherchent quelques-uns, et ils ne le trouvent jamais assez. Pour aimer avec constance, il faut s’aimer soi-même et avoir des motifs de s’aimer. L’égoïsme extrême est pour l’amour un terrain admirable, où il peut s’implanter solidement. Je crois que je n’ai pas besoin de développer ce paragraphe, dont la certitude est suffisamment établie par ce qui précède. Aussi bien je suis lassé, plus encore que vous, Amazone, de cette métaphysique du sentiment. C’est un jeu, comme les mathématiques. La solution est toujours posée dans les termes du problème. Il serait préférable d’y procéder par axiomes. Leur évidence surgit à la moindre réflexion par l’impossibilité même où l’on se trouve d’imaginer des arguments contraires.
Que du moins cela vous confirme dans votre merveilleux égoïsme amazonien, base de la sensibilité et de la bonté. Il faut être d’abord très égoïste pour être bon et très égoïste pour être sensible. De tous les devoirs perceptibles à l’intelligence et acceptables par l’intelligence, c’est le premier, et il comporte peut-être l’exercice de tous les autres, mais c’est celui qui demande à être pratiqué avec le plus d’intelligence. Voilà pourquoi la plupart des hommes, qui en sont assez bien pourvus, en font un si mauvais usage. Mais comme il n’est rien, comme il est même néfaste sans l’intelligence, c’est donc l’intelligence que nous mettrons au-dessus de tout, l’intelligence qui est probablement la forme suprême de l’amour.
Je sais bien que je confonds avec impudence l’intelligence et les sentiments, mais je vous avouerai que c’est exprès, toute faculté intellectuelle étant aussi affective et tout sentiment ayant aussi quelque chose d’intellectuel. Il y a l’être humain qu’il faut savoir considérer dans son intégralité, au lieu de le couper par petits morceaux, comme une préparation à regarder sous le microscope. Je veux la plante tout entière avec ses fleurs, ses feuilles, ses épines et ses racines pleines de terre fraternelle.