Lettres à l'Amazone
LETTRE DIXIÈME
LE PLAISIR
J’aime la volonté de vie, l’appétit de bonheur qu’il y a en vous, Amazone. On peut vous faire souffrir, on ne détruira pas cet élan qui vous entraîne vers la beauté et vers l’amour. Comme tous les êtres nés pour dominer et en plier d’autres à leur joug, vous ne cédez pas devant la déception, qui ne vous accable qu’un moment, et votre cœur païen de guerrière s’en trouve renouvelé. C’est un spectacle qui m’enchante comme le rajeunissement de l’année, et de quel exemple n’est-il pas pour moi, toujours prêt à désespérer de moi-même et qui n’en trouve que trop de motifs. Vous avez, au contraire, ce qu’Emerson appelait la self reliance et qui fait que le bonheur est toujours devant soi et qu’on sourit éternellement à la mélancolie du passé. Le passé est toujours mélancolique. Il faut savoir le regarder tel qu’un paysage qui s’enfonce dans les brumes du lointain. Il n’est plus qu’un songe. Songe pour songe, tâchons de deviner le point de l’horizon où va s’élever la vision future, avec son cortège de sensations, de sentiments et de rêveries. Si la vie vaut la peine d’être vécue, c’est selon une telle attitude. Je sais bien que les êtres à imagination forte peuvent évoquer avec une certaine puissance les plaisirs couchés dans le linceul, mais cette nécromancie a toujours quelque chose de funèbre. Si vain que nous sentions l’avenir, il y a en lui une possibilité de réalisation qui fait que les cœurs les plus endurcis tressaillent à son approche, mais il ne tressaille pas en certaines natures comme en d’autres, et tandis que les unes s’opposent de toutes leurs forces à ces mouvements, les autres y cèdent avec joie et se laissent emporter.
Avec l’avenir, il y a le présent. Sans doute il n’est qu’une illusion philosophique. Il n’y a pas de présent. Les moments, à mesure qu’ils se forment, tombent aussitôt sous la meule du passé qui les broie et en fait de la poussière. Mais j’appelle présent, avec tout le monde, le cercle des heures et des jours qui sont le plus à portée de notre main, que nous touchons pour ainsi dire dès que nous étendons le bras, cercle qui se brise et qui se reforme à chaque seconde et qui est comme une spirale vue en perspective. Ce présent est notre domaine propre, celui que notre esprit travaille et retourne, comme un jardinier fait d’un jardin, et il nous appartient d’y semer des fleurs et du gazon ou de le laisser désertique, à la merci des hasards, d’y élever une agréable demeure ou d’y nicher dans un trou de hibou, d’y creuser une grotte ou d’y élever la tour de porcelaine. Ce sont les mêmes natures qui choisissent l’un ou l’autre système. Ceux qui ne vivent pas, au moins un peu dans l’avenir, ne vivent pas non plus dans le présent, sinon en sauvages. Quand on n’a pas confiance dans le bonheur que doit nous apporter l’avenir, on ne peut se plaire à cultiver la plante dont la fleur est le plaisir. C’est ce que Bernier disait à Saint-Évremont : « Je vous dirais en confidence que l’abstinence des plaisirs me paraît un grand péché. » Le plaisir des amours légères mène au bonheur de l’amour. Le dédain des plaisirs dessèche la série des sentiments. Peu d’êtres ont l’intuition du bonheur. Le plaisir est son école. Et quand on en resterait là, on n’aurait pas encore perdu sa vie.
C’est une singulière morale que celle qui fait voir dans le plaisir une diminution de soi-même. Des hommes en sont venus à éprouver une sorte de honte de la joie qu’ils ont tirée de leurs sens secrets. Et ce n’est pas de l’hypocrisie ; ils sont sincères ; leur honte est véritable. Les plus libres l’éprouvent ou l’ont éprouvée, sinon devant eux-mêmes, devant leurs frères. A quelle profondeur les obscures puissances du christianisme n’ont-elles pas ravagé notre conscience naturelle ! On éprouve je ne sais quelle fierté à se sentir capable des plaisirs des yeux, des plaisirs de l’oreille, des plaisirs même de la bouche, mais il est tenu pour cynique, celui qui s’avoue capable ou coupable d’autres jouissances. Elles passent en effet pour grossières. Elles s’exercent, disent-ils, avec le corps et avec les parties du corps les moins honorables, comme s’il y avait autre part que dans la coutume une hiérarchie de bienséances sensuelles, comme si les yeux ou les oreilles n’étaient des organes matériels. D’ailleurs le plaisir sexuel ne fait-il point retentir ces sens supérieurs et crus particulièrement spirituels et ne les confond-il point en un seul d’une magnifique amplitude ? Que seraient les joies de l’amour sans la vue, sans l’odorat, sans l’ouïe, sans le goût, sans l’esprit et le sentiment, sans l’intelligence, et comment peut-on les comprendre, réduites à l’exercice du seul sens génésique ? La volupté naît de l’accord de tous les sens unis sous la maîtrise d’un sens suprême qui les mène tous au même but dans un concert harmonique. Et il n’y a que la volupté qui puisse réaliser une telle union, ce qui permettrait, en dehors de toute expérience, de prédire sa supériorité nécessaire sur tout autre exercice sensuel ou sensoriel, ce qui est tout à fait la même chose.
Mais l’expérience seule permet de s’en donner la preuve à soi-même. On ne la réussit pas toujours, on la réussit même rarement ; de plus, je suis persuadé qu’un très grand nombre d’hommes et un bien plus grand nombre de femmes ne le trouvèrent ou ne le trouveront jamais. La plupart se contentent d’un à peu près qui, quoique très satisfaisant encore, ne détermine en eux qu’une conviction modérée. Les femmes cherchent quelquefois avec passion cette pierre philosophale et se retirent persuadées qu’elle n’est qu’une chimère. L’homme, du moins, l’entrevoit toujours, et sa ferveur en est augmentée. Les écoles de volupté sont si médiocres ! Doué de meilleures aptitudes, l’être prédisposé doit inventer et créer presque tout. Mais c’est en ce genre que le génie est rare et facile à décourager. Je suis obscur à dessein. On m’accuserait de dépravation, moi qui ne pense, comme un bon jardinier, qu’à la culture naturelle des sens ! Du moins dirai-je que je tiens pour un être incomplet celui qui n’a pas tiré de ses organes tout le plaisir qu’ils contiennent. Je trouve, ainsi que le disait Bernier, que c’est un grand péché contre la nature. Ils n’ont vraiment pas le droit de se plaindre d’elle, ceux qui ont négligé ses présents et qui, de tout ce qu’elle offre aux hommes, n’ont choisi que ses fruits amers, n’ont voulu mordre que dans le brou des noix vertes.
Pourtant, pourtant… On peut avoir aimé la vie, en avoir même éprouvé toutes les joies, et n’en garder aux lèvres qu’un goût de verjus et d’amertume. Terrible contradiction, qui fait douter de la joie même, de l’amour et de toutes les vérités naturelles, et qui remplit le cœur de rancune ! C’est (rappelez-vous, Amazone aux yeux de ciel, ce fut le sujet de ma première lettre) que les plaisirs ne laissent pas de traces directes sur la plage que bat sans cesse le tumulte de notre vie quotidienne. On se souvient qu’il s’est passé en nous quelque chose d’heureux, mais le souvenir est incapable d’une reviviscence précise. Des années après et moins encore, le tempo felice n’est plus qu’une fumée qui fait des dessins dans l’air, et cela inquiète. Mais combien plus lourde serait cette inquiétude, si nous n’avions pas usé de toutes les facultés de plaisir mises en nous par la nature ! C’est une grande paix pour la conscience de n’avoir négligé aucune des recherches en cet ordre et d’avoir toujours répondu avec bonne volonté aux invitations de la destinée. Et puis, jusqu’à l’avant-dernière heure, il nous reste la ressource de croire que nous allons enfin rencontrer l’émotion qui ne meurt pas et dont nous emporterons le frisson dans le néant bienheureux. Comme j’aime cette expression surannée, décolorée ainsi qu’une vieille écharpe de soie : « Vider la coupe des plaisirs ! » Qu’on l’ait vidée d’un trait, ou qu’on l’ait vidée goutte à goutte, elle est vidée et quand on la presse sur ses lèvres, il n’en coule plus rien, sans doute, mais quelle est la triste folie qui voudrait nous persuader qu’à n’avoir rien bu nous serions bien mieux désaltérés ?
Douce amie, qui m’écoutez, je n’ai jamais pu me résoudre à mépriser un plaisir, quelle que fût sa nature, et c’est pourquoi j’ai écrit ceci sans nulle hypocrisie. Je connais la vanité de tout, mais je sais aussi que ce qui est ou ce qui fut est moins vain que ce qui n’exista jamais. Puisque notre vie est bornée, puisque nous en connaissons à peu près le terme, puisque nous ne sommes pas des enfants qu’on dupe avec des mots, n’ayons honte ni de notre humanité ni de ses merveilleuses faiblesses. Comme je n’oublie rien de ce que vous dites, je me souviendrai toujours qu’ayant fait je ne sais quelle allusion à ces gens qui veulent paraître « au-dessus des faiblesses humaines », vous me corrigeâtes : « Au-dessous… » La place d’un bel être humain est à leur niveau exactement. C’est même la gloire des hommes de les avoir compliquées, multipliées à l’infini. Non, pas encore à l’infini, hélas !