Lettres à l'Amazone
LETTRE QUATORZIÈME
UN CONTE
On me contait l’autre jour, mon amie, et je crois que, mise en roman, cela ferait une bien curieuse histoire, l’aventure d’un amant très épris et très heureux qui se détacha de sa maîtresse à la suite d’une grave maladie qu’elle traversa. Cela vous semblera, ainsi résumé, une anecdote assez ordinaire, mais entrez dans le détail.
Il fut d’abord très éprouvé et passa bien des jours et bien des nuits d’angoisse. Comme le mal croissait, son amour et sa peine croissaient du même pas et faisaient de sa vie une épouvante. Sa douleur était portée au plus haut point, quand un revirement subit s’accomplit dans l’état de la malade, que l’on vit bientôt hors de péril. Accablé par la peine, il douta longtemps, mais comme les nouvelles qu’on lui donnait se faisaient toujours de plus en plus rassurantes, il fut pris d’une joie aussi forte qu’une grosse fièvre et qui avait des effets presque pareils. On le vit exubérant et proche de la divagation. Presque muet d’habitude et si longtemps sombre, il racontait des histoires absurdes et quelquefois choquantes où ses amis n’auraient rien compris si son état ne leur en avait fourni d’assez bonnes explications. Il y était toujours question d’un malheur extrême, suivi d’une résurrection et de joies célestes. Esprit assez positif, quoique sentimental, il donnait des signes de mysticisme, et l’on craignit beaucoup pour la première entrevue des deux amants. Elle eut lieu dans un jardin à la campagne et fut, à la vérité, émouvante. C’était bien, en effet, deux ressuscités, l’un du néant, l’autre de la douleur, qui se retrouvaient. Leurs premières paroles et bientôt leurs premières caresses leur donnèrent une telle joie d’imagination que la convalescente pensa se trouver mal et que l’amant avait l’air comme égaré. Mais quand, plus calmes et avertis peut-être d’un danger, ils voulurent reprendre leurs confidences d’autrefois, la malade ne parlait que de son mal et l’amant que de sa douleur. A leur insu, ils s’étaient créé l’un et l’autre un monde nouveau où ils marchaient sans pouvoir en joindre les sentiers au monde ancien de leur amour heureux. Ils ne s’en aperçurent pas, mais le présent leur était une sorte d’au delà où le bonheur règne naturellement, sans qu’on ait besoin, pour le ressentir, de s’attacher à un autre être. Aux visites suivantes, la situation de leurs esprits ne changea guère d’abord ; cependant, la femme, d’une tendresse plus dépendante et plus fidèle, réussit à mettre quelques pas dans les anciens vestiges, le long du sentier des réminiscences. Peu à peu, elle se sentit redevenir la chose aimante qu’elle était naturellement ; la présence de son ami chassait ses souvenirs de solitude et remplaçait en elle les images de convalescence, qui avaient été si longtemps sa grande occupation. Faiblement encore, peut-être plus tôt qu’il n’aurait fallu, elle désira des baisers, et employa sa ruse loyale à les conquérir. Il y eut là une lutte contre l’espionnage domestique qui les occupa quelque temps et leur fit, à tous les deux inégalement, retrouver les premiers plaisirs. Un jour enfin se présenta une occasion plus propice, le désir fut plus fort que la prudence et l’invisible observateur eût pu croire qu’en leur promenade les deux amants avaient définitivement relié aux anciens les nouveaux sentiers de leur amour. C’était imparfaitement vrai cependant et ce nœud incertain devait bientôt montrer sa fragilité.
La convalescente allait tout à fait bien maintenant et n’était pas loin de reprendre son train coutumier. Le mal ne laissait nulles traces dans son corps et moins encore dans son esprit. Elle congédia la garde-malade et fit comprendre au médecin, par quelques absences bien réglées, l’indiscrétion de ses visites. La saison s’avançait d’ailleurs et malgré le charme contradictoire de l’automne pour un cœur ressuscité, elle se disposa à regagner la ville. Il n’y eut d’abord rien de changé. Tout se retrouvait à sa place, meubles, amis et amant : ce cœur docile obéissait facilement à un bonheur si bien ordonné et qui reprenait si bien le cours des saisons. Cependant un travail tout contraire s’était fait dans l’esprit de son amant. N’ayant plus rien à redouter du présent, il se remémorait avec terreur ses peines passées, et c’est en elles qu’il vivait. La longue peur dont il avait souffert encerclait et limitait ses souvenirs. Il ne pouvait remonter aux heures bénies d’avant l’inquiétude et il se prenait à murmurer au moment du rendez-vous : « Dans quel état vais-je la trouver ? » Le présent échappait à son attention ; sa vie restait colorée des teintes qui l’avaient un temps assombrie. Ainsi peu à peu il s’accoutumait à ne discerner dans sa maîtresse que des causes de peine, mais cette peine elle-même devint si monotone qu’il eut l’air de l’accepter comme un compagnon inévitable. Comme on connaissait son aspect sombre et son caractère renfermé, ses amis n’y prenaient point garde, et donnaient au silence dans lequel il était retombé les causes les plus heureuses. Cependant un jour qu’il avait l’air plus gai que d’habitude, il eut lui-même la perception de son ennui et, alors qu’on le félicitait de mettre d’accord ses manières et l’état intérieur de son cœur, il se rendit compte du néant dans lequel il s’agitait. Enfin, quelque temps plus tard, il s’avoua qu’il n’aimait plus et manqua même de le dire tout haut, ce qui le fit rougir comme lorsqu’on s’arrête au bord d’une inconvenance. Du coup il se trouva soulagé. Connaissant la cause de sa tristesse, il pouvait lutter avec elle. N’aimant plus sa maîtresse, il se mit à désirer sans honte toutes les femmes et céda à quelques-uns de ses désirs, qui eurent un accomplissement heureux. Quand son amie s’aperçut de sa froideur, elle n’était déjà plus en plein renouveau. Les roses remontantes sont plus fragiles que les roses d’une seule saison. Elles séchèrent dans le cœur de la maîtresse comme dans celui de l’amant et ainsi se dénoua sans heurt une liaison qui n’était pas faite pour résister aux incidents de la vie. Je trouve une grande tristesse dans ce dénouement. Des cœurs plus valeureux ne l’auraient pas supporté. Mais je vous rapporte l’histoire telle qu’on me l’a contée. C’est un canevas de tapisserie dont j’ai mal rempli les intervalles du dessin tracé par de plus habiles ouvriers. Ses caractères vous en seront déplaisants par leur soumission aux hasards de l’existence. Le destin en fait ce qu’il veut. C’est assez l’ordinaire. Soyez heureuse, vous qui ne lui cédez pas et qui verriez, en de telles circonstances, les sentiments que vous inspirez se resserrer autour de vous et vous enclore d’une tendresse plus agissante.
Je ne sais quelle association d’idées ou quel besoin de tristesse m’ont fait réfléchir assez longuement à cette anecdote qui montre le pouvoir des événements ordinaires de la vie sur la métamorphose des cœurs et la marche des passions. Tous, ou presque tous, sont à la merci de cette sorte d’imprévu intérieur qui serait la chose du monde la plus prévisible, si nous étions capables d’assez d’attention sur nous-mêmes. Mais cette attention même en préviendrait le développement, et la vie y perdrait sans doute ses perspectives où, derrière chaque bouquet d’arbres, si nous y pouvons situer le malheur, nous ne manquons pas d’y rêver, plus souvent encore, à l’enchantement caché.