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Lettres à l'Amazone

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LETTRE TRENTE-DEUXIÈME
PHYSIQUE

Vous le voyez bien, mon amie, que mes suppositions se réalisent presque toujours, puisque vous avez retrouvé dans un bureau de poste le paquet de lettres auquel vous ne vouliez pas croire. Mais rien ne m’a mieux prouvé la solidité de votre amitié et la sûreté de votre caractère. Qu’aurais-je dit, moi, d’un tel silence ? Je vous aurais accusée, j’aurais été fâché. Mais une femme comme vous ne perd jamais confiance en soi-même. Le manque de self-reliance est un de mes plus grands défauts. Il me semble que j’arrive toujours à la vie. Je n’ai aucune expérience. Je crains toujours de perdre ce que j’ai conquis, et cette crainte, au cours de mon existence, m’a rendu très malheureux. Votre Emerson a écrit sur cette maladie de l’esprit quelque chose de très bien ; je ne me le rappelle plus, quoique j’aie, dans le temps, essayé de mettre ses conseils en pratique. Mais c’était bien inutile. Ce n’est pas une lecture qui peut réformer un caractère. Pourquoi ai-je travaillé dans ma vie ? Pas pour l’argent, dont je ne suis pas avide ; pas pour la gloire, de laquelle je ne suis pas dupe. Je n’ai jamais pensé qu’à me faire plaisir et je n’y ai guère réussi. Le doute m’a poursuivi jusqu’en dedans de moi-même.

Mais c’est peut-être une volupté, et une volupté égoïste, car c’est encore une manière de s’occuper de soi. Il y a un mysticisme sadique, qui étonne chez les autres, et dont chacun connaît au moins les éléments, selon la qualité de son âme.

Mon amie, je suis interrompu par le soleil, qui vient me chercher, puisque je ne puis aller à lui sur la route et parmi les clairières. Ce soleil de l’automne, comme ses roses, est plus qu’un autre exquis. Il n’a pas les perfidies de celui du printemps, il n’est pas meurtrier, ainsi que celui de l’été. Il est calme, profond et continu, comme un amour heureux, dont il a la brièveté et le sourire un peu mélancolique. Bien qu’on ait dit cela cent fois et mille fois, peut-être avec les mêmes mots, la matière en est toujours neuve. Pas plus que les cœurs féconds, la nature ne s’épuise pas, mais elle se renouvelle, et les cœurs, si parfois ils se rajeunissent, ce n’est qu’en soubresaut, ils n’ont qu’une saison, et elle a beau se prolonger, elle marche vers la nuit, et elle le sait. Voilà-t-il pas encore des choses bien nouvelles ? Mais redire les choses déjà dites et faire qu’on croie les entendre pour la première fois, c’est tout l’art d’écrire, mon amie, comme tout l’art de vivre est de revivre, comme tout l’art d’aimer est d’aimer encore.

Le miracle est que tous les actes humains se ressemblent et qu’ils soient en même temps différents, qu’une personnalité marque tous ces gestes au fond identiques, qu’il y ait autant de mondes qu’il y a de pensées distinctes et même autant qu’il y a de phases successives dans l’évolution d’une même pensée. Il ne faut pas nous révolter contre cette diversité, mais, au contraire, l’accueillir avec joie et nous plier volontiers à ces changements de nous-mêmes, et il est bon que nous en ayons pleinement conscience, pourvu qu’en même temps nous ayons conscience de notre unité fondamentale. Si peu qu’il en reste, il en reste toujours assez dans un esprit sain pour lui permettre de comparer le présent au passé et de mesurer les modifications de l’âme à travers la vie. Ils me semblent toujours singuliers, et peu attentifs, ceux qui disent de bonne foi : « Je n’ai jamais changé. » Cela signifierait peut-être que, n’étant rien, ils sont devenus rien, la vraie personnalité vivante étant faite de couches successives, à peu près comme un oignon de lis, ou comme ces objets pétrifiés qui se sont recouverts d’un voile de silice, plus épais chaque jour. J’aime assez cette dernière comparaison, car la vie n’est-elle pas nécessairement une lente fontaine pétrifiante ? Voilà ce que je crains, et qu’elle ne dessèche peu à peu nos fibres vitales et qu’un jour vienne où, ayant encore les apparences humaines, nous n’en ayons plus que les apparences.

On s’aperçoit un jour de je ne sais quelle raideur dans les articulations de l’esprit. Le sentiment n’est plus perçu que sous les espèces de l’intelligence. On met à le comprendre tout le génie qu’il faudrait pour le sentir comme un parfum. Oui, il y a un jour où l’on se met à vouloir comprendre les parfums et c’est la fin de la sensibilité, sans laquelle l’homme perd la moitié de son agilité et s’enfonce lentement dans les sables mouvants. D’ailleurs, c’est moins peut-être une question d’âge et de durée qu’une question de construction moléculaire. Il est mauvais d’avoir cherché trop tôt à comprendre la vie. Outre que c’est difficile et qu’on y arrive rarement, on n’en serait pas plus avancé d’avoir résolu le problème, car dans tout problème, ce n’est pas la solution qui est la plus importante, c’est la méthode. Or, la méthode intellectuelle est particulièrement stérile. Elle ne livre que les apparences, elle ne permet d’étreindre que les ombres. La vie est d’abord physique, elle s’appuie sur des puissances physiques, elle se développe par des moyens physiques : elle ne se conquiert que par des armes physiques et ne livre son secret que sous des pressions physiques. Une fois en possession de ce secret, on peut le traiter par des réactifs intellectuels, mais il faut l’avoir arraché d’abord du milieu de l’organisme qui le détient.

Voyez la théorie de l’amour, de Schopenhauer, comme sa base physique lui donne l’odeur même de la vérité. Toute métaphysique doit être physique d’abord pour être autre chose qu’une rêverie. Voyez comme la seule religion qui ait conquis les races intellectuelles s’appuie sur des solidités physiques : virginité, union sexuelle, grossesse, naissance, mort, résurrection et ascension physiques, miracles thérapeutiques, tout le poème naturaliste de la chair, joies et douleurs de la chair. Ce n’est que plus tard qu’on a brodé une métaphysique sur cette physique et quand on y a agrégé des symboles ce furent des symboles physiques et qui se mangent : le poisson, l’agneau ; le dieu même est festin ; il réconforte les corps et saigne dans les bouches ! Essayez de toucher à la physique de la métaphysique chrétienne et tout croule : ce n’est plus qu’un jeu prétentieux et maladroit de vieillards platoniciens.

Où suis-je parvenu, mon amie ? Voilà où conduit la logique, quand on la laisse faire. Vous me direz si cela vous a amusé. Pour moi, j’y ai pris grand plaisir, comme toujours quand je pense à vous, quand j’écris pour vous.

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