Lettres à l'Amazone
LETTRE TRENTIÈME
LE RYTHME
Vous savez, mon amie Amazone, que c’est le désarroi des vacances qui a interrompu ces lettres. C’est une époque où tout semble finir et quelquefois pour ne pas recommencer. Chacun s’en va de son côté, des lettres s’égarent, des adresses sont mal données, on s’accuse mutuellement d’indifférence, même d’oubli. Excellent moment pour les ruptures, moment cruel pour ceux qui ressentent la dureté d’une absence et qui en redoutent les effets, sans pouvoir les conjurer. Je sais bien qu’une amitié, même la plus tendre, n’est pas à la merci d’une lettre égarée, mais ce que l’on sait le mieux n’est pas toujours le plus vrai. Quand on s’est répété cela avec confiance, le démon de l’amour-propre parle à son tour : Il m’oublie ! Cela fait une blessure, qui fera une cicatrice, et une cicatrice peut défigurer un sentiment. Le mot de La Rochefoucauld sur le vent qui éteint les bougies et active les incendies est plus saisissant comme image que comme déduction psychologique. Les grandes passions ne sont pas toujours activées, mais les passions moyennes sont toujours éteintes par le vent de l’absence, car tout n’est pas qu’apparence et il y a telles passions qui ont l’air des plus modérées et qui sont intérieurement fort violentes et fort vigoureuses. Les âmes sont diverses autant que les corps qui leur servent de soutien : les sentiments manifestés avec exaltation ne sont pas toujours les plus résistants.
J’aime mieux La Rochefoucauld quand il donne pour base à nos sentiments l’amour-propre, c’est-à-dire l’amour de soi-même, l’égoïsme. Malgré que nous voudrions bien qu’il ait tort, dès qu’on réfléchit un peu sur ce point, il faut lui donner raison. On n’aime jamais que soi-même, et au moment où on semble s’absorber en autrui et s’y perdre comme en un océan, la joie que l’on éprouve est le signe certain d’un sentiment égoïste. Je vous l’ai écrit, et peut-être plusieurs fois : sans égoïsme, pas d’amour. Ce n’est que parce que l’on tient beaucoup à soi-même qu’on est capable de se donner à autrui, et c’est pour cela que ce don peut acquérir une grande valeur. Si on pouvait sortir de soi, se dépouiller de tout amour-propre, le monde nous apparaîtrait tel qu’une masse informe et indifférente, car c’est notre sensibilité égoïste qui le crée et le recrée sans cesse à notre image. On se demande même si la sensation purement physique pourrait exister dans un être sans égoïsme, et si l’être lui-même ne se dissoudrait pas en une sorte de néant mécanique.
Mais tout cela, c’est de la métaphysique des sentiments, moins claire encore que celle des idées. Qu’importe l’essence des choses ! Il n’est pas besoin, pour aimer, de connaître le mécanisme secret des passions, et, d’ailleurs, les mots ne sont jamais que des mots, ce n’est pas en changeant leur couleur qu’on change leur contenu. Quand je saurai qu’il entre beaucoup d’amour-propre et d’égoïsme dans le tourment de l’absence, cela ne diminuera pas mon chagrin, cela ne fera que m’y renfermer plus étroitement. La fatalité nous aura si longuement éloignés l’un de l’autre cette année qu’il n’y a qu’à en prendre son parti et à rire ironiquement de sa malice. C’est le seul moyen d’humilier la destinée. En s’y conformant, on la désarme, et je crois que la révolte ne fait au contraire que d’augmenter ses rigueurs. La fatalité, la destinée. Nous savons très bien, n’est-ce pas ? ce qu’il y a derrière ces mots qui ne sont que des rideaux tirés par nos caprices ; mais nos caprices étant eux-mêmes déterminés par l’enchaînement invincible des choses, il semble que l’extravagance de ces mots de pourpre ne soit pas tout à fait ridicule. Et puis, leur noblesse nous flatte. N’est-ce pas quelque chose de se sentir poursuivi par une puissance supérieure ?
Cette puissance fit donc que je me crus obligé de quitter Paris avant vous cette saison, et elle fit aussi que vous aviez décidé de vous absenter au moment même que j’allais revenir, et, depuis, nous ne nous sommes plus rencontrés. Quand vous regarderez la mer, près de laquelle vous êtes, observez le rythme auquel elle obéit. Je me confie au rythme. Il nous ramènera l’un vers l’autre, aussi sûrement qu’il nous a éloignés. Très souvent nous percevons mal le grand rythme des choses, parce que les oscillations en sont trop grandes, mais il y a des rythmes à courbes de plus en plus restreintes qui sont davantage à la portée de nos sens, de notre raisonnement et de la brièveté de notre vie. Le rythme des absences et des retours est de ceux-là. Il faut que celui qui est parti revienne à son centre. Il est vrai que la même loi fera que celui qui est revenu reparte à son tour, mais les mouvements sont tels qu’ils ménagent aux deux planètes qui s’y soumettent naïvement de notables conjonctions. Et quand les orbites s’éloignent définitivement l’une de l’autre, quand elles ne doivent plus jamais se rencontrer, c’est que leur destinée est accomplie. Mais cela, nous ne le savons jamais, parce que le rythme a des fantaisies, parce qu’il est influencé par d’autres rythmes, parce qu’il est la vie enfin, et non la mécanique. Vous voyez que mon fatalisme est fort tempéré et qu’il contient beaucoup d’espoir. Je suis comme tous ceux qui n’espèrent plus rien, j’espère toujours et j’attends le miracle que je sais bien qui n’existe pas. J’ai toujours été ainsi, d’ailleurs, ce qui prouve que l’on change moins que l’on n’a l’impression de changer. Vous souvenez-vous de cette petite phrase d’un de mes plus anciens livres : « Et moi j’attends celui qui ne viendra jamais. » Je l’attends toujours.
Ne croyez pas ce qui contredirait ce secret de ma nature. Amazone, je vous persécuterai de ma tendresse jusqu’aux confins de l’existence. C’est une résolution qui me fait supporter, non pas gaiement (je ne suis plus jamais gai), mais fermement, les désordres de cette période de l’année. J’en considère les troubles comme une nécessité quasi astronomique. C’est une éclipse de la vie, à laquelle tout participe. J’y ai cédé. Ne suis-je pas resté caché quinze jours sans penser à rien ? Il est bien juste que je reconnaisse votre droit à la solitude. Je sais que, comme moi-même, vous la prenez au sérieux et que vous avez une pareille horreur des grèves à la mode, où il faut vivre pour les autres bien plus que pour soi-même. J’aime ce que vous m’écrivez que rien ne vous plaît sinon de regarder la lumière et de regarder votre vie. La mienne n’est plus guère qu’une vision de crépuscule. Relayons-nous, comme les Dioscures, mon amie. Vous serez le jour, et moi je serai la nuit qui regarde le jour à travers l’infini, et l’adore mélancoliquement.