Lettres à l'Amazone
LETTRE VINGT-SIXIÈME
CONTRADICTIONS
Mon amie, je joins encore à ma lettre quelques sonnets. Ils n’achèvent pas encore mon idée, est-il possible de l’achever ? Elle est sur le chantier depuis le commencement du monde et le dernier homme en emportera les derniers murmures sur ses lèvres. Mais chaque homme qui pense ou qui rêve est le dernier, comme il a été le premier. Le monde est son œuvre, il le crée, il le sculpte et il le brise, il l’anéantit et le ressuscite chaque jour de sa vie. Sa vanité est de vouloir que sa création soit éternelle, et même éternelles ses négations. Ah ! qu’il serait plus beau de se coucher seul dans la prairie de ses imaginations et d’écraser l’herbe et les fleurs sous un égoïsme ironique. Mais la vanité est plus forte que l’égoïsme même. Elle parle. Il faut qu’elle parle et qu’elle convie les oreilles à sa chanson. Pourtant nul n’écoute. Les rêves sont parallèles : ils ne se rencontrent jamais. C’est la plus grande douleur, et peut-être n’est-elle pas ridicule, quoique la joie soit plus belle. Seulement, elle ne se réalise jamais qu’en les instants si fugitifs qu’on ne voit pas la déesse, mais seulement l’ombre de sa robe immortelle. Aussi, c’est très justement qu’on a douté si elle n’était pas une illusion. Tant pis pour les maladroits ou les distraits. Il faut les laisser à leur scepticisme. Il est noble d’invoquer le bonheur même quand on sait qu’il n’écoute pas, et ce sera ma dernière strophe. Un peu de lyrisme est amusant.
Voici donc ces deux fragments :
ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —
XIV
Je ne dévoile pas la beauté de mon rêve, je sculpte une hypothèse dans le marbre de la logique éternelle, je remplis avec de la chair nécessaire la cage du thorax, la courbure épineuse des vertèbres, les ailes rigides des grands papillons iliaques et les cavernes
De l’ischion. Il le faut. Je ne t’oublie pas, ô sacrum ! ni vous, fémurs ! Je dresse l’ossature tout entière et je la lie et je la soude avec le tissu souple des muscles, avec la peau, ce manteau juste qui donne à l’argile la forme extérieure que je veux,
La forme qu’il m’est impossible de ne pas vouloir, car elle est projetée dans mon atelier par les rayons mêmes de tes yeux, le rire de ta bouche et tes plis
Que fait ton cou, quand la tête se tourne vers moi pour m’éblouir. La roue d’un engrenage s’appuie sur une autre roue. Le geste qu’on voit ordonne le geste caché.
XV
Je procède du connu à l’inconnu. La tête est la fleur du cou et le cou sort des épaules comme la tige sort des racines, du monde des racines où le secret de la vie s’élabore, mais le corps de la femme forme des racines
Aériennes, comme les figuiers d’Asie. Elles se promènent sur la terre et quelquefois s’attachent à d’autres racines mâles ou femelles et s’y enlacent, dans un beau frémissement. Alors on voit la plante magique, devenue mandragore,
Connaître l’intensité de la vie humaine. Comment ne parlerais-je pas de ces racines merveilleuses ? Je ne suis pas de ceux qui voudraient les replonger dans la terre
D’où elles sont sorties. Toute la plante ! toute la femme dans son intégrité magnifique, avec toute sa joie, toute sa soie, tout son rêve, toute sa sève, toute sa réalité !
Si j’étais raisonnable, Amazone, errante encore, je cesserais de vous écrire (ah ! sous cette forme). Il le faudra bien. Ce me sera un grand crève-cœur, car je me suis habitué à vous adresser ces menus discours et vous, n’est-ce pas, à les lire ? Vous êtes la cause chère de pensées qui prennent toute leur valeur de l’être qui les inspire. Une tendresse qui ne fléchit pas y trouve un prétexte à se moduler en variations, et il m’est agréable de songer que peut-être un jour nos noms oubliés surgiront tout à coup d’entre les feuillets retrouvés d’un livre. Quelle est donc cette femme, se demandera-t-on, qui fut tant aimée ? Et par la même occasion, on dira sur nos ombres beaucoup de bêtises, car si on connaît mal les êtres vivants, et ceux mêmes auxquels on s’intéresse le plus, que doit-il advenir des disparus ? Aussi, plus agréable peut-être serait-il d’entrer tout entier dans le délicieux néant. Vous savez, comme il est écrit dans les Stèles, que « la Mort est fort habitable ». Cette pensée vous a plu. Elle me plaît également. Comme c’est plus beau que l’emphase chrétienne, cette cabane dans la nuit et dans le silence, et comme on doit y dévorer avec appétit le pain dur des pensées et y boire avec joie l’eau croupie des rêves sans espoir ! Si je ne vous avais plus pour m’écouter et parfois me sourire, c’est là que je me réfugierais. Déjà, j’y fais souvent retraite, comme on disait autrefois. Je suis comme celui qui va essayer une maison de campagne avant de l’habiter définitivement.
Mais voyez comme je suis plein de contradictions, mon amie ! J’écris cela et je sais que je ne devrais pas l’écrire, puisque ce n’est pas conforme à ma raison et puisque ma raison n’admet aucune sympathie avec ce qui n’est pas. Il est vain, il est fat, il est peut-être honteux de penser à la mort. Il y a là je ne sais quel égoïsme bourbeux. Elle pense à nous. C’est bien assez. N’ayons pas l’air de nous en apercevoir et tant qu’il y a à portée de notre main un être qui a besoin de nous, est-ce que la vie n’est pas belle ? Et quand on aime cet être et qu’on retire des émotions de sa présence et de son absence, de mille choses indéterminées qui tiennent à lui, qui émanent de lui, a-t-on le droit de se plaindre ? Et quand même on se ferait des illusions, quand même le sentiment serait plus vif d’un côté et d’une nuance plus accentuée, ce serait encore une source d’occupations fort délectable. Et quand même on serait seul à aimer, quand la vie devrait se replier sur elle-même et devenir tout intérieure, n’y aurait-il pas encore dans ce sentiment solitaire un singulier réconfort ? Il y a eu de telles amours que rien ne découragea jamais, ni l’indifférence, ni le dédain même, qui est pire, car chacun apporte là et son tempérament et son caractère : le masochisme est psychologique avant d’être matériel, délicat avant d’être brutal, amoureux de la mélancolie avant de l’être des coups et des clous.
Mais je m’égare, comme le dit à chaque pas et si comiquement Stendhal. Il est bon de n’analyser que ses propres sentiments, si l’on veut dire des choses valables. Les traités de psychologie me font peur par leur outrecuidance : le contraire de ce qu’ils affirment est aussi vrai que toutes leurs vérités. Il est même si difficile de voir un peu clair en soi-même qu’il vaut peut-être mieux vivre que réfléchir, mais nous ne sommes pas les maîtres de choisir. Nos tendances nous tirent çà et là selon toutes les occasions, mais non sans une certaine logique : à la période d’action succède la période de pensée ; à la vie extérieure, la vie intérieure ; à la conversation, la méditation.
Adieu, mon amie, vous n’aimerez pas cette lettre, ni moi non plus. Elle me déplaît d’abord, parce que vous la lirez loin de moi, si les hasards du voyage vous permettent de la lire. Et voilà que vous m’avez menacé encore d’une plus longue absence ! Mais je résiste à tout. On me retrouve à la même place, celle où vous m’avez vu d’abord et où, depuis cela, je n’ai cessé de penser à vous.