Lettres à l'Amazone
LETTRE TROISIÈME
LES DEUX SEXES
Avez-vous lu beaucoup de livres sur l’amour, mon amie ? Je ne le crois pas. Avez-vous même lu les plus fameux ou les plus récents ? Je ne vous entendis jamais y puiser le moindre aphorisme, y faire la moindre allusion. Vous avez mis vos soins à vivre et non à lire. C’est une grande supériorité sur ceux qui, ayant prétendu cumuler les deux occupations, n’ont très bien rempli ni l’une ni l’autre. Il y en a pourtant quelques-uns qui ont eu la double ambition de vouloir vivre et de vouloir apprendre ce que les hommes avaient pensé de la vie. Cela n’a aucun rapport, je le sais bien, mais les livres sont la première porte que la jeunesse trouve ouverte devant elle, elle s’y jette et cela lui crée des habitudes qui ne sont pas sans agrément, surtout quand on a l’esprit de contradiction un peu développé.
Vous pensez bien que c’est pour moi que je dis cela, et pour vous expliquer la formation de mon caractère et mon goût pour la solitude qui, si profond qu’il soit, se veut tout de même à de certaines heures un compagnon de silence. On s’épargne le bruit de la voix humaine et on entend tout de même la pensée qu’elle charrie quelquefois. Puis la vie est si longue, si longue quand on ne fait que ce qui est nécessaire ou que ce qui est agréable ! La lecture, voyez-vous, est une manie comme une autre et qui a cela de bon qu’elle s’exerce par tous les temps, par toutes les saisons, qu’elle est compatible avec presque tous les états corporels et avec presque tous les états d’âme. Montesquieu, homme d’esprit, mais de trop d’esprit, disait qu’il n’avait jamais éprouvé un chagrin qu’une heure de lecture n’eût dissipé. Je trouve au contraire, et c’est encore un de ses mérites, qu’elle renforce la douleur, la prolonge, et la simplifie, en lui communiquant ce caractère de profonde mélancolie par quoi elle devient une compagne digne de nous. Qui voudrait donc se séparer d’une si bonne douleur et consentirait à la voir se dissiper comme une fumée ? La lecture, qui a sur la douleur cet effet durable, n’en a aucun sur la fugitive joie ; la joie se suffit à elle-même. Mais un livre ou un écrit, quel soit-il, n’est bien goûté que dans ces états de parfaite liberté où nous sommes prêts à recevoir toutes les impressions de l’extérieur à mesure qu’elles pleuvent sur notre être indifférent.
Je ne parle pas de la lecture occasionnelle, de la lecture par curiosité, par ennui. Parfois, les jours de pluie, on se met à l’abri sous un livre, comme, à la promenade, sous un arbre. Pour cela on prend le premier venu, celui qui s’offre à la main. Mais ce n’est plus la lecture choisie et voulue, celle qui devient manie, celle qui devient passion, celle à qui l’on sacrifie tout et que pourtant on n’arrive jamais à rassasier. L’ai-je connue, cette passion ? Oui, avec quelques autres, et j’ai trouvé qu’elle leur ressemblait beaucoup. Il s’agit toujours de satisfaire un appétit. Je l’ai dit autrefois et n’y ajouterai qu’un terme en vous le rapportant : « Lire pour lire, apprendre pour apprendre, cela n’est pas supérieur à manger pour manger. » Vous me saurez peut-être gré de ne pas ranger les facultés de l’âme dans les régions hautes et les facultés corporelles dans les régions basses. Il y a encore des gens qui rougissent d’avoir un corps. Ah ! comme on sent bien que notre civilisation a des origines spirituelles ! Elle nous est tombée du ciel sur les épaules comme un manteau magique. C’est une féerie à laquelle il ne m’est plus possible de participer.
Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous écrire. C’était bien plus élémentaire. J’allais vous faire remarquer le plaisir, de contradiction et de critique, peut-être, que vous prendriez à entrevoir parfois les recueils de pensées sur l’amour. C’est une matière qui ne saurait vous déplaire, même si vous étiez agacée de la prétention des philosophes à connaître votre cœur, à l’avoir jaugé, comme un bateau, à l’avoir habité, dirait-on pas ? à avoir estimé ce qu’il peut contenir d’illusions, de désirs, de chimères, de larmes. Pour ma part, je n’ai jamais été entièrement d’accord avec aucun de ces penseurs érotiques, mais il n’en est aucun non plus, presque aucun, qui ne m’ait fait réfléchir sur moi-même et sur mon histoire. C’est-à-dire qu’afin de la mieux comprendre, je confère avec celle d’un autre homme d’expérience ma propre physiologie, car les réflexions sur l’amour comme les réflexions sur la morale sont toujours le produit d’un tempérament. Ériger en lois ses impressions personnelles, c’est le grand effort d’un homme, s’il est sincère. S’il ne l’est pas, il compile, ce qui ne trompe que les novices. Mais parmi ces auteurs qui écrivent sur l’amour avec la sincérité de l’observateur ou de l’expérimentateur, combien y en a-t-il qui se soient mis dans l’état d’ingénuité convenable pour cette besogne, c’est-à-dire qui aient oublié toute littérature ? Nous nous repassons, sur l’amour, un tas d’aphorismes antiques ou scolastiques qui n’ont d’autre mérite que l’antithèse oratoire qu’ils contiennent et qui sont nés tous de la vieille opposition des sexes, thème inépuisable de rhétorique.
En amour, selon les psychologues, si la femme rit, l’homme pleure. Peut-il en être autrement, et comment alors bâtirait-on selon les règles le livre attendu ? « Chez la femme, dit un des plus fameux et des mieux pensés, le désir satisfait provoque la reconnaissance. Chez l’homme, l’antipathie. » Vous voyez le genre. Il est soumis à l’ondulation, comme le mouvement des vagues, ou au balancement, comme l’escarpolette. Chaque fois que l’homme descend, la femme monte, et réciproquement. On se demande même comment ils peuvent bien arriver à se rencontrer. Évidemment il y a entre les sexes, dans la manière de se comporter en amour, des différences qui ne sont pas seulement organiques, mais il y a aussi des ressemblances nées de l’égalité parfaite que met à ce moment-là, et non à un autre, l’amour entre l’homme et la femme. C’est quand les différences corporelles acquièrent leur importance la plus stricte que les dissemblances psychiques perdent de leur acuité au point de s’unifier même en une ressemblance également ressentie par l’un et par l’autre. C’est là un mystère plus difficile à pénétrer que celui de la disparité fondamentale des sexes, de laquelle, avec une pénétration d’esprit spinozienne, on pourrait assurément inférer des différences de caractère et de conduite plus graves encore que celles que nous constatons. La tendance à se ressembler psychiquement est aussi grande chez de jeunes amants que celle à se ressembler physiquement chez de vieux époux. Et on en conclurait très bien, si on a le goût des conclusions, que l’amour apparie les êtres autant par les ressemblances qu’il crée que par les différences qu’il suppose. Aussi les poètes qui insistent sur la parité des désirs, des rêveries, des aspirations, ne sont pas aussi naïfs que le croient les psychologues qui ne portent leurs vues que sur l’antagonisme qui sépare déjà les amants au moment même de l’amour.
Sans doute, c’est plus amusant parce que c’est plus anecdotique, mais le vrai amour, à moins d’accident, n’a pas d’histoire. Ceux dont on parle ont nom caprice ou passion : ils en sont le jeu ou ils en sont la maladie. Si on définissait d’abord la couleur et même la nuance de l’amour dont il va être question, les livres sur ce sujet seraient plus courts ; ils seraient aussi moins confus. Ceux que je connais sont des manuels de jardinage où l’on traite à la fois et pêle-mêle des tulipes et des roses, des belles-de-nuit et du jasmin de Virginie. Oui, toutes ces fleurs ont ceci de commun qu’elles poussent dans la terre, mais pas autre chose. L’amour est physique, tout amour a une base physique, parce que la physique seule existe et que l’âme est une invention de la Sorbonne, mais il se développe selon tant de modes corporels, spirituels et entremêlés, fougueux ou bien tempérés, qu’il faut des chapitres à part. Sans cela, les jardiniers eux-mêmes n’y comprennent plus rien.