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Lettres à l'Amazone

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LETTRE QUATRIÈME
CHASTETÉ

Je crois bien, mon amie, que jamais un article de revue ne vous amusa autant que celui où l’on accumula, pour l’édification des frères de la vertu, les preuves de la chasteté de deux amis couchés dans le même lit.

O bouche qui ris en songe sur ma bouche
En attendant l’autre rire plus farouche !
Vite éveille-toi. Dis, l’âme est immortelle ?

Cela vous amusait, cela vous indignait aussi, car vous aviez l’impression le long de cette lecture de participer à un morne blasphème. Avoir sous les yeux tant d’aveux de délire érotique et les traduire par des soupirs spirituels vous semblait extravagant. Puis, vous pouvez croire que deux poètes que vous aimez, et l’un plus encore que l’autre, se soient égarés dans la forêt aux sensualités mystiques et formidables, mais non que, tels deux imbéciles d’un genre nouveau (il est vrai), ils soient allés se réfugier dans des chambres d’hôtel uniquement pour chanter matines et convertir M. Claudel. Pour moi, je n’ai été, je vous l’avoue, ni très amusé ni très indigné. Je connais trop la bonne foi familiale de M. Paterne Berrichon. Il croit que la mémoire de Rimbaud gagnerait beaucoup si on pouvait ranger ce jeune homme parmi les coquebins de l’unisexualité. Je veux bien qu’il ait résisté à Verlaine (Elle me résistait, je l’ai assassinée), et je n’essaierai pas de doser cette résistance et de compter ses compromissions. Je ne suis pas de la partie, mais que tout cela soit chaste, ce serait le faire encore pire qu’on ne le rêve.

Chasteté, voilà un mot dont on abuse un peu. Quand deux hommes au cœur tendre ont l’un pour l’autre une amitié violente et chaste (cela se voit : il y a eu Montaigne et La Boétie, pour ne citer qu’un exemple historique), ils ne quittent pas l’un sa famille et l’autre sa femme pour aller vivre ensemble. L’amitié n’a pas de but qu’elle ne puisse satisfaire au milieu de la vie sociale. C’est le type des sentiments stables et permanents. Mais si elle se brise, l’un des amis ne poursuit jamais l’autre de ses fureurs, comme il arrive aux amants qui trouvent dans la violence une dernière et vaine possession. Appliqué à l’amour, le mot chaste n’a aucun sens ou n’en a qu’un conventionnel, que je ne me charge pas de définir. C’est une épithète qu’on accole à certains noms estimés, comme celui d’épouse. Il est admis que les épouses sont toujours chastes, jusqu’à preuve du contraire, comme les jeunes filles, toujours pures. Mais c’est de la littérature, et de bien mauvais goût. Dans les opéras, ces épithètes cumulent et on les applique à n’importe quoi ; exemple :

Demeure chaste et pure !

Mais dans l’amour, de tout ordre qu’il soit, quel emploi peut-on faire du mot chaste qui ne soit suggéré par une impression de repos, par une attitude ? Quand une femme s’endort, la tête sur l’épaule de son amant, elle est toujours chaste, mais si elle avait songé à l’être au milieu de ses manifestations, le serait-elle encore ? Est-ce avec la main des amants, est-ce avec la bouche des amants, est-ce avec le rêve des amants qu’on peut être chaste ? La chasteté en amour n’est qu’une espèce d’avarice, une sorte d’égoïsme. C’est aussi une absurdité. On ne se retire pas du monde à deux pour être chaste, mais on l’est peut-être devenu, du moment qu’on aime, parce que le corps que l’on aime prend une valeur telle qu’on ne peut le qualifier par des mots impudiques.

Allez-vous me pardonner ces divagations ? Il est si difficile d’être raisonnable sur ce sujet, et c’est vous qui m’y avez provoqué ! J’y reviens encore. Qu’est-ce que Verlaine peut bien entendre par la chasteté de son amour pour Rimbaud ? Il avait, malgré son goût de l’imprécis, un sens juste de la langue française appuyée sur la langue latine, mais il aimait à prendre les mots selon des nuances nouvelles. Le sens du mot chaste semble ici évident. Pour Verlaine, les relations sexuelles deviennent chastes quand elles sont dictées par l’amour et il ne confond nullement l’amour avec le besoin physique. L’amour, et c’est précisément ce que je vous expliquais plus haut, est chaste quels que soient ses gestes. Verlaine les oppose aux gestes de la machine obscène, de la machine qui n’est pas mue par l’amour, quoique ce soient les mêmes. Le sentiment est très juste, la sensation étant très réelle. L’amour confère aux gestes qu’il nécessite un pouvoir d’irradiation qu’ils ne possèdent pas quand ils ne sont mus que par le besoin physique. C’est la chaleur rayonnante du fer rouge comparée à la chaleur de la pointe électrique qui meurt où elle est née. L’intensité de la sensation (rappelez-vous le baiser de l’épigramme grecque, le baiser qui arrache les ongles) donne à ce sensuel étonné l’impression qu’une telle volupté est chaste. Cette intensité l’éblouit, l’enlace, le pénètre, l’éternise. Et quelque chose de tant d’émotion physique a passé dans la poésie surgie au souvenir de cet amour, qui ne se retrouve pas dans l’autre poésie de Verlaine.

Je m’explique mal une telle passion, pareil en cela au commun des hommes qui n’y voit qu’aberration. Mais que d’aberrations dans nos prétendues normes ! La géométrie elle-même peut devenir sentiment, disait Pascal. L’intelligence elle-même suggère des passions physiques. Nous ne sommes pas extrêmement choqués du goût d’un Platon pour la beauté d’un Alcibiade. Apprenons à ne pas l’être du goût d’un Verlaine par l’esprit de feu d’un Rimbaud. Des objets dissemblables produisant des effets pareils, cela est commun dans la nature ; ceux-là le savent qui ont l’habitude de regarder autour d’eux avec soin et de ne pas se laisser prendre aux apparences. Et n’est-ce pas heureux pour les hommes que la beauté ne soit pas l’unique cause de l’amour, et pour beaucoup de femmes aussi ? Tous les dons peuvent remplacer celui-là et la mélancolie qui luit tristement, comme de l’eau dans des yeux usés, a pu allumer bien des flammes au cœur compatissant des belles femmes. Desdémone aima le More et l’aimait encore en mourant de ses mains. L’amour, comme l’esprit, souffle où il veut et, là où il a soufflé, il tend à se réaliser corporellement, puisque les attractions sont physiques, c’est-à-dire corporelles.

Soyez louée par moi, âme royale, d’avoir voulu que je réfléchisse sur le mystère des sympathies défendues et des baisers prohibés. Je l’ai fait avec la froideur et avec le détachement d’un physicien ou d’un pur esprit. Quand mon sentiment ne comprend pas, je m’en rapporte à mon intelligence, mais elle s’exprime un peu gauchement dans cette psychologie nouvelle, vous lui serez indulgente ; je sais que cela vous sera facile. Pour moi, si je pouvais aimer encore, et tout amazonienne que vous êtes, je mettrais facilement d’accord les normes de la vie et les inquiétudes de mon sentiment, en vous élisant par-dessus tout ce qui existe. Mais j’ai peur de vos flèches et je dresse mon bouclier, qui est le silence.

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