Lettres à l'Amazone
LETTRE VINGT-SEPTIÈME
LE DÉSIR
Au moment encore où j’écris les premiers mots de cette lettre, mon amie, je ne sais nullement ce que je vais vous dire au cours de quatre pages de ma menue écriture, mais ce sont là des choses dont je ne m’inquiète pas beaucoup et précisément l’intérêt d’une lettre est dans son inattendu et dans son désintéressement. Je vous parle et vous écoutez. C’est l’essentiel. Je vous parle même avec bien plus de liberté et de facilité que si je vous tenais devant mes yeux, votre visage me donnant des distractions, ainsi que mon désir de vous plaire sur l’heure. Une lettre, cela est lointain. Le trait qu’elle porte arrive à son but comme un vol d’oiseau longtemps balancé ; la parole est une flèche. Que de fois j’ai suspendu la flèche déjà vibrante sur la corde tendue et l’ai laissée tomber à vos pieds ! Les flèches, c’est bon à faire des blessures. Il faut rester dans le pacte et se servir de traits moins directs, plus lents et comme ouatés, qui vont se poser, oiseaux dociles et très bien dressés, sur les mains qui les attendent. Les paroles écrites m’obéissent mieux que les paroles vibrantes. J’en fais même ce que je veux ; elles me sont une troupe fidèle. Vous avez vu le charmeur d’oiseaux du Luxembourg, immobile comme une ruche autour de laquelle volète l’essaim des oiseaux attentifs : ainsi je domine les mots et j’en fais les messagers de moi-même. Mais jamais je n’ai pu les dresser à porter des mensonges, c’est-à-dire l’expression de ce que je ne suis pas et de ce que je ne pense pas. Ils ne me sont dociles que jusque-là et ils me crèveraient les yeux comme cerises mûres plutôt que de vous transmettre le plus agréable mensonge.
Vraiment, j’ai toujours détesté la feintise. Je trouve que ce n’est pas amusant, je trouve que c’est bien lassant et bien inutile et bien pénible. Il est si simple d’être soi et de se maintenir dans cette position et possession. Je dédaigne jusqu’à l’hypocrisie si nécessaire à l’avancement dans le monde et nous pensons de même sur ce point, comme sur bien d’autres, comme sur tous ceux qui sont essentiels, n’est-ce pas, mon amie ? C’est même pour cela que mon goût pour votre esprit, pour tout ce qui fait que vous êtes vous-même, s’est aggravé jusqu’à devenir l’occupation de ma vie. En d’autres lettres, qui n’étaient pas « à l’Amazone », je vous ai dit que le fait seul de votre existence était un bonheur pour moi. C’est toujours vrai. Je vous remercie d’être, d’aller et venir dans la vie, et si vous me regardez quelquefois et si vous me pensez, je n’ai rien à demander aux dieux. Ah ! Je deviens exigeant ! Peut-être. Mais pas de renoncement sur ce point. Je tiens à mes désirs. Ce sont mes seuls amis. C’est par eux que je reste en communication avec le monde. C’est le désir qui fait qu’une lettre de vous m’est un bienfait, c’est le désir qui me fait sourire tout entier à la nouvelle de votre retour, c’est le désir qui veut que je vous écrive tantôt tout haut, plus souvent tout bas : tous les sentiments naissent du désir. Le désir est l’essence de l’homme, a dit Spinoza. On désire le bonheur quand on ne le possède pas et quand on le possède. On désire toujours, dans tous les états et dans toutes les circonstances, on désire encore quand on ne désire rien, car ne désirer rien c’est vouloir également tout ce qui viendra et tout ce qui ne viendra pas, c’est l’activité dans la passivité, ce qui me convient merveilleusement. Le désir est une joie essentielle parce qu’il est la vie même. Cesser de désirer, ce serait cesser d’être et chaque fois que les désirs s’amoindrissent dans l’âme, la vie diminue.
La jeunesse a des désirs précis. Il lui semble que la possession corporelle va combler délicieusement le vide qu’ils creusent dans son cœur. Mais cela n’arrive pas ; malgré les délices, le vide devient gouffre et le sable qu’on y jette ne fait même pas le bruit de l’eau qui jaillit le long des parois du rocher. On fait là-dessus toute une littérature très poétique qui a encore du charme pour des âmes inquiètes. A regarder la chose plus directement et avec plus de simplicité, il n’y a là que le jeu d’une fonction naturelle qui tient beaucoup plus de la mécanique que de la psychologie. Havelock Ellis a magnifiquement résumé cela en deux mots définitifs, d’une clarté impertinente : tumescence, détumescence. Le désir dont l’essence est d’être un appétit conscient n’y a presque pas de place, et c’est pour anoblir la fonction qu’on l’a inscrite sous ce vocable. Mais le désir de coucher avec une femme, parce qu’elle est jolie, n’est pas le grand désir, qui s’oppose même à la fonction et qui voudrait plutôt violenter la nature que la servir. Le désir vrai ne fait son apparition dans l’être humain que passé l’âge de la grande fougue sensuelle, inconsciente et mécanique, au moment où, au lieu de vouloir fréquemment de très précises intimités, on se met à souhaiter des bonheurs vagues et qui seraient profonds, proches et lointains, doux et acérés, des plaisirs compliqués, chimériques et qui font peur ou qui font rire par leur folie. Si ce désir-là n’était pas une sorte de démence, l’imagination le réaliserait facilement comme les autres, le renouvellerait comme les autres, mais son caractère est de puiser son immortalité dans l’impossible. Qu’il se pose sur un être choisi ou qu’il se partage sur plusieurs têtes, ou n’en préfère aucune, il ne sait que trop qu’il n’est au pouvoir de personne de guérir son inquiétude. Parfois, à force de le remâcher, on s’y empoisonne, et cela devient cette mélancolie morne de ceux qui ont trop vécu et qui ont sans cesse demandé à la vie ce qu’elle ne peut donner. C’est en ce sens qu’on a dit, et c’est probablement très juste, que le bonheur se trouve le plus souvent dans l’accomplissement modéré des fonctions qui passent pour le produire, comme les pommiers produisent les pommes. Sensations modérées, sentiments modérés, vouloirs modérés, ou bien tout l’excessif de la vie renvoyé à plus tard, quand nous ne serons plus, voilà la sagesse. J’aimerais mieux être mis en croix comme un esclave romain, pour jouir au moins d’une douleur sans modération.
Vous comprendrez cela, quand l’heure sera venue, vous le moins nativement modéré des êtres. Mais vous le comprenez déjà, car vous êtes de ceux qui, méprisant la fonction, ont taillé dans la nature la fleur qu’ils voulaient et qui, en violant la logique, ont fécondé l’idéal. Ne croyez pas de ma part à je ne sais quel mépris de la nature et de la loi. Cela vous serait bien égal, mais je tiens, non moins qu’à mes désirs qui sont humains, à l’intégrité de ma raison et de son esthétique. Ma faiblesse pour vous se connaît dans sa cause. Je ne suis pas de ceux qui abattent un arbre pour assurer la rectitude d’une balustrade. La loi est la loi et la fantaisie est la fantaisie. Toutes les deux d’ailleurs sont dans la nature ; la fantaisie aussi est soumise à la loi. Rien de ce qui est n’est anormal ; la passion sous toutes ses formes est œuvre de nature et aussi la curiosité que les gens appellent vice, pour faire croire qu’ils sont vertueux, ce à quoi je ne prends aucun intérêt. J’ai trop médité sur les choses et trop lu Spinoza pour croire qu’il soit sain de considérer le désordre humain tel que hors de l’ordre. On ne lit pas assez l’introduction au livre trois de l’Éthique. Cela n’a qu’une page et demie et cela dévoile le monde. Je veux vous la faire connaître. C’est la froide immoralité (selon les esclaves) du génie pour qui les prodigieux chocs des passions, les agitations des êtres ne sont qu’un mouvement dont il mesure les courbes.
Mais il me semble que je ne me suis pas surveillé. J’ai laissé dévier le ton de cette lettre. Vous me le pardonnerez, Amazone, en considérant que je n’aime pas moins votre esprit que votre cœur et que je crois que rien de ce qui est intellectuel ne doit, non plus, vous être indifférent.