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Lettres à l'Amazone

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LETTRE VINGT-QUATRIÈME
UNE ET TOUTES

Vous doutiez-vous, mon amie, que beaucoup de femmes suivent passionnément ces lettres que je vous écris du fond de ma solitude ? Il m’en revient parfois des échos. Même l’une d’elles sembla froissée, l’autre jour, que j’aie eu l’air de mépriser l’opinion des autres et de n’attacher de prix qu’à la vôtre. Elle me semonçait et me rappelait à l’illustre exemple de Dante Alighieri qui conviait les belles femmes de son temps à s’unir à lui pour exalter celle qu’il avait élue. Cette remarque m’a touché, je l’avoue, moins encore comme un reproche que comme un jugement qui nous met à un si haut rang. Si j’avais une critique à me faire, ce serait tout au plus de m’être servi d’une forme sans valeur réelle. Puisque j’écris publiquement, c’est que je désire des approbations ; si je ne voulais plaire à personne qu’à vous, j’aurais ménagé à ces lettres le secret. C’était un axiome dans la littérature d’hier que l’approbation des femmes était un mauvais signe pour un écrivain, et en effet on en vit plus d’un se liquéfier, pour leur agréer, au sentimentalisme le plus sucré et le plus gluant. Mais pouvaient-ils faire autrement et à quelles femmes s’adressaient-ils ? Il y en a bien des couches, il y en a bien des sortes. Celles que je convierais, moi, si c’était encore la mode de telles manifestations, à se grouper sans jalousie autour de l’idée que je me fais et que je veux donner de vous, Amazone, seraient les femmes à qui Dante adresse sa deuxième Canzone :

Donne, ch’avete intelletto d’amore…

Celles qui « savent ce que c’est que l’amour » sont aptes aussi à comprendre tout le reste. C’est par l’amour que les femmes entrent dans l’esprit ; c’est par lui qu’elles sont lavées des préjugés qui voilent leur intelligence et qu’elles se rendent dignes d’entrer dans la troupe des élues. C’est parmi elles que peuvent seulement se rencontrer les lectrices passionnées des Lettres à l’Amazone. Et j’irais les mépriser ? Je ne suis pas si ennemi de moi-même. Quand ce qu’un homme écrit relève de la sensibilité, il ne peut compter que sur la sympathie des femmes ou des hommes doués comme lui d’une âme féminine, mais ceux-là sont si rares et si occupés de leurs propres sensations ! Quant aux autres, les fils de ceux qui ont inventé la raison, ils continuent à être trop raisonnables pour s’occuper longtemps d’un problème de sentiment et, leur sensualité satisfaite en même temps que leur besoin de souveraineté, ils s’en vont à leurs affaires.

Stendhal, qui ne passait pas pour un vulgaire sentimental, n’avait qu’un but, dans son âge mûr aussi bien qu’en la jeunesse de sa vie : capter l’un de ces « animaux terribles » que sont les belles femmes délicates, et s’il écrivit, ce fut dans l’espérance d’être lu par quelques-unes, par quelques femmes pareilles à celles qu’il avait aimées, et dont il avait senti l’âme, plus qu’il ne leur avait demandé le plaisir. Même, les femmes qu’il adora le plus, ou bien il ne pouvait les approcher sans tremblement, ou bien, quand il fut plus hardi, il ne put, trop sincère, les convaincre ni même apprendre d’elles s’il avait touché leur cœur. Il y avait en lui du Pétrarque ou même du Dante, de la Vita Nuova, et comme on comprend bien qu’il se soit déclaré Milanais ! Ce fut par amour pour un pays où l’amour était la chose sérieuse par excellence, position qu’il n’a jamais pu atteindre en France, pays de la gaudriole et de la fade plaisanterie sur le cocuage, fondements de notre littérature, espoirs académiques de tout écrivain ambitieux.

Vous qui connaissez bien mes écrits, Amazone, soyez-moi témoin qu’aucune de mes imaginations n’évolua jamais autour de l’adultère et que pour moi le fait social, comme disent les gens graves, n’eut jamais la moindre importance. Il me semble que j’en ai obscurément perçu la bassesse avant même d’avoir réfléchi sur le sujet et que j’ai toujours conçu l’amour comme un fait naturel dont les développements et les complications ne regardent que les patients qui en sont atteints et dont les autres, fussent-ils maris, et par cela même, doivent se détourner avec pudeur. J’ai entendu dire qu’on prenait cela pour une idée romantique. Cela prouverait seulement que le romantisme a été plus près de la nature que toute autre conception littéraire. Mais ce n’est pas vrai. C’est également une idée classique et celle qui fait la beauté de la tragédie racinienne, que les passions y évoluent au-dessus des lois sans rencontrer d’obstacles que dans les caractères.

Et voilà pourquoi, puisque nous parlons littérature, la moderne tragédie bourgeoise, qu’on appelle une pièce, car c’est bien une chose innommable, se traîne, depuis bientôt cent cinquante ans, dans la plus plate équivoque. Dès qu’on voit entrer le mari jaloux et qui fronce les sourcils, eût-il un revolver au poing, on patauge dans la comédie, et c’est le moment de rire. Comment prendre au sérieux une situation qui est la révolte de l’homme contre lui-même, contre les lois qu’il a faites ? C’est le maladroit pris à son propre piège et cela relève tout au plus de la peur ou de la pitié physiques. Les femmes, qui n’ont pas fait les lois, mais qui les subissent, ont seules le droit de se révolter sans ridicule ; aussi la sympathie va-t-elle toujours instinctivement vers elles, quand, et c’est toujours, elles sont le pivot d’une de ces lugubres farces. Pour qui écrit des œuvres d’imagination, le seul moyen de ne point participer à ces saturnales de la raison est de considérer les lois sociales comme inexistantes et de n’y point mêler les êtres dont on écrit l’histoire. Voyez comme les aventures d’Emma Bovary se déploient librement, comme elles obéissent à la seule loi naturelle des obstacles du caractère, comme le mari est tenu à l’écart. Un maladroit n’eût pas manqué de le faire intervenir, mais Flaubert était au-dessus de telles manœuvres et quand les sentiments du bonhomme éclatent à la fin, c’est de tristesse et non de jalousie ; c’est l’âme d’un homme, l’âme d’un pauvre amant, et non celle d’un propriétaire légal, tout gonflé de ses droits. Car l’homme est le propriétaire de sa femme. Les Anglais admettaient, il n’y a pas encore bien longtemps, qu’il pût la vendre. La femme accepte cette position, quelquefois avec une fierté bizarre. Le christianisme l’a tatouée de la devise des esclaves chrétiens : serviam. Elle sert son maître avec une bonne volonté capricieuse, mais réelle, et lui dispense des plaisirs qu’elle ne partage pas, mais dans lesquels elle trouve ceux du putanisme pour lequel elle est si bien faite. J’aimerais parfois plus de noblesse dans les relations d’amour et que les complaisances mutuelles y fussent des conquêtes et jamais le commandement d’un maître.

Mais c’est vouloir réformer la nature ou les mœurs acquises à l’hérédité et je n’ai point le tempérament d’un réformateur. On peut regarder ce qu’on aime et détourner les yeux de ce qu’on n’aime pas. Je n’aime l’amour que dans la liberté, dans l’être qui se reprend sitôt qu’il s’est donné, mais qui ne se reprend peut-être que pour avoir la joie de se donner encore, et j’aime mieux l’être qui ne se donne pas que celui qui abdique sa volonté. Rien de social. Les conditions de la société ne me conviennent pas comme sujet de méditation. Je ne suis pas versé dans l’économie politique, avec laquelle le monde où je vis habituellement, et où je me plais davantage que dans la réalité quotidienne, n’a que très peu de rapports.

Voilà pourquoi mes romans ne sont pas une peinture de la vie légale et pourquoi aussi ils ne peuvent plaire qu’à ceux qui mettent plus loin leur idéal. Il y a un « plus loin » (très beau mot qui appartient à M. Vielé-Griffin) dans plus d’une direction. Qu’importe celle qu’on a prise, pourvu qu’on trouve au bout ou le long du chemin la liberté de l’esprit et le plein développement de ses facultés !

Mon amie, ceci ressemble moins à une lettre qu’à des pages de mémoires, mais à qui mieux qu’à vous pouvais-je les adresser ? Il faut écrire pour soi ou pour une personne que l’on aime et dont l’affection soit prête à vous suivre dans tous les détails et dans toutes les explications. Ainsi seulement on a quelque entrain. Les autres sympathies viennent par surcroît et mieux, trouvant un noyau autour duquel se cristalliser. Des mémoires ? J’y viendrai peut-être. Il est trop tôt. Je ne m’intéresse pas encore assez à mon passé sans pourtant m’intéresser beaucoup au présent. Mais il est, on y vit et tant que l’on peut il faut suivre le courant et craindre les escales.

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