← Retour

Lettres à l'Amazone

16px
100%

LETTRE DIX-HUITIÈME
TIRÉSIAS

Parfois, mon amie, votre philosophie de la vie me déconcerte, c’est-à-dire me fait réfléchir selon un sens auquel je n’avais pas encore pensé, et j’en tire une meilleure connaissance de la sensibilité féminine, car si vous êtes une Amazone, vous êtes une femme d’abord et vous obéissez à votre physiologie particulière. J’ai donc eu beaucoup de peine, non à comprendre peut-être, mais à admettre votre discipline du plaisir, tel que vous l’avez soumis à votre volonté, tel que vous l’avez soustrait au besoin et à l’occasion, tel que vous prétendez le faire rentrer dans le cercle de l’intelligence. Il y a là un mécanisme qui restera toujours pour moi un peu obscur et qui doit le rester, probablement, tant que je n’aurai pas changé de sexe, comme le devin Tirésias, lequel d’ailleurs n’en tira aucun profit, mais encourut au contraire la colère des déesses pour avoir déclaré que, dans l’amour physique, la plus grande part du plaisir revenait aux femmes. Elles cultivaient déjà l’hypocrisie, bien décidées, dès ces temps primitifs, à ne jamais paraître soumises au désir, à s’enfermer dans leur célèbre pudeur, et à ne céder qu’en victimes à la lubricité masculine, tout en se réservant de la partager et de la dépasser au fond de leur cœur.

Voici une digression du genre appelé association passive des idées. Un mot, et se déclenche comme une sonnerie d’horloge la suite des imaginations qu’il commandait. Je ne suis pas cependant tout à fait hors du sujet et d’ailleurs je connais l’art de les joindre, même les plus lointains, et de les faire tous concourir à mon but. Reparlons donc de Tirésias, qui avait froissé la pudeur de Junon et l’avait excitée à une manifestation que l’on peut appeler hypocrite, mais que l’on peut aussi trouver parfaitement conforme à la nature même des femmes, qui ne connaissent le désir que dans la passion et qui sont soustraites, par le mécanisme même de leur organisme, à ce tyran des hommes, le besoin. Le besoin trouble le corps, trouble aussi l’esprit, qui en dépend étroitement, le rend aveugle devant le choix, inapte à se plier à cette discipline du plaisir, qui le rend plus délicat, plus conscient, et, de fonction, le transforme en faculté, donc en quelque chose d’intellectuel et de volontaire. Les femmes peuvent donc, bien mieux que les hommes, discipliner leurs appétits d’amour, et ce qu’il y a en vous d’amazonien ne vous soumet pas cependant à la fureur indiscrète des mâles. De là cette liberté dans le choix, qui donne au plaisir toute sa valeur, en même temps qu’il lui enlève ce qu’il a de trop instinctif et de trop animal. J’y reconnais la supériorité d’une âme profondément païenne, qui entend n’obéir à la nature que dans la mesure de son consentement et qui ne sera esclave qu’autant qu’elle a décidé de l’être, et alors avec délices. Ce que je dis là, que je pense et que vous pensez, plus clairement encore que moi-même, est tellement en dehors de la morale courante, qui est la morale chrétienne, qu’il faut, je crois, quelque courage pour l’exposer tout haut avec cette insistance.

Il est convenu que les plaisirs ont besoin d’une excuse et que la seule qu’ils puissent avoir est qu’ils sont impérieux. On cède à la force d’un désir, à la tentation d’une rencontre, mais choisir, mais avouer que l’on se sert de toute son intelligence et de toute sa volonté pour comprendre son plaisir à l’heure même où il semble que, si on le goûte, ce devrait être au moins avec inconscience et une sorte de honte ! N’est-il pas convenu qu’on doit être triste après l’amour ? On a mis cette pensée sublime en latin, pour ménager la pudeur des femmes, qui en ont très peu. Je crois qu’elle concerne aussi les Amazones, qui devraient par cette attitude manifester le regret d’avoir cédé aux attraits de la chair. C’est un sentiment que pour ma part je n’ai jamais éprouvé et, comme il faut juger de toutes choses d’après soi, je le tiens pour une invention des moralistes qui ont peut-être confondu avec la tristesse la dépression physique qui suit une grande dépense de forces. Mais peut-être aussi une tristesse véritable vient-elle après la joie suprême : éclairer les hommes sur la vanité d’un plaisir qu’ils n’ont pas délibérément choisi d’éprouver et que le hasard du besoin leur imposa. Même en ce cas, cependant, j’estime que l’adage exagère, car moi qui ne m’y conformai pas, je ne puis pourtant, hélas ! me vanter comme vous, mon amie, de n’avoir cédé qu’à des plaisirs volontaires et choisis avec discernement. Je mets hélas ! pour flatter votre philosophie de la volonté, car je ne regretterai jamais le temps où, cédant à mes instincts naïfs, je suivais, comme dit Ronsard, « les poutres hennissantes » et même celles qui ne hennissaient pas. On ne doit pas rougir de ses instincts. Ils ont leur valeur, précisément comme guides du plaisir, encore qu’ils nous trompent la moitié du temps. Mais cela, il ne faut pas le reconnaître ; il faut se dire au contraire que l’instinct assouvi porte en soi sa récompense, même quand on ne l’a pas bien nettement sentie. Pas de remords ! L’action m’a été joie jusqu’au seuil de la plus triste expérience, et que la joie seule demeure.

Mais si votre discipline vous garantit de l’obéissance à l’instinct, je ne crois pas non plus que vous admiriez beaucoup cette maxime de philosophie borgne : vaincre ses passions ! Que deviennent-ils donc, ceux qui ont réussi cette œuvre de destruction ? Vaincre ses passions ! Et pourquoi donc ? Je conçois qu’on veuille les dresser, les assouplir, les dominer, mais que ce soit pour les rendre plus obéissantes, afin d’en jouir plus facilement et avec plus de fruit. Les passions de l’amour seront toujours les sources de la joie, même si elles sont imprégnées de cette amertume ou de cette salure qui en remonte le goût. Loin d’en écarter sa vie, il faut l’y plonger tout entière, en prenant soin, toutefois, de ne pas la noyer, et pour cela je trouve bon que l’on cherche à conserver l’intégrité de sa conscience. Le plaisir, on se mettra toujours face à face avec lui, les yeux dans les yeux, et on ne lui jettera pas de regards langoureux d’esclave, mais des regards de maître : il n’y a que les maîtres qui savent obéir, parce qu’ils savent commander.

Mais laissons aussi le hasard intervenir dans la préparation des bonnes fortunes. Les meilleures auront peut-être été celles que nous fûmes sur le point de dédaigner. On ne sait jamais ce que contient une femme, et nous ne savons pas ce que nous contenons avant d’avoir rencontré celle qui saura émouvoir les derniers secrets de nos nerfs et de notre sang. Elles sont de trois sortes : les femmes qui se prêtent, les femmes qui se donnent, les femmes qui prennent, et celles-ci seules vaudraient la peine d’être aimées, si l’amour était volontaire. Mais comment savoir avant l’expérience ? Il ne faut donc rien rejeter. Les yeux, les gestes, tout est trompeur et surtout la beauté. Une femme n’est pas belle, elle le devient à force d’être aimée, et ne le sera pleinement qu’en la mesure où elle prend part au festin. Ce n’est pas une page de confessions que je vous envoie, mon amie, mais vous comprenez cependant qu’en ces choses on ne peut parler que d’après sa propre expérience et d’après ses propres tendances. Il faut de grandes précautions pour affirmer que les modes d’un acte aussi secret que l’amour sont ou ne sont pas selon la vérité universelle. Je vous dirai, d’ailleurs, que la seule vérité que je reconnaisse, c’est la mienne. Il n’y a pas de science de l’amour, il n’y a qu’une série de faits particuliers qui ne se rejoignent que par ce qu’ils ont de plus général et de plus banal. Par conséquent, il n’y a pas non plus de science de l’homme, ni de science de la femme. On est là dans l’inconnu et dans l’illusion. Même, on erre quand on veut s’analyser soi-même ; on juge ses tendances passées avec son esprit d’aujourd’hui, qui n’est plus le même que celui d’autrefois, actes et jugement ne s’emboîtent plus. Ah ! qu’il serait bien plus sage de vivre, de simplement vivre. Mais la pensée double et décuple la vie : tout de même, réfléchissons et regardons en nous-mêmes.

Je m’y vois bien différent de ce que je fus, tellement que parfois je ne me reconnais plus. Mais je regarde cependant dans mon cœur avec plaisir, car j’y vois une figure nouvelle par laquelle il est illuminé.

Chargement de la publicité...