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Lettres à l'Amazone

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LETTRE VINGT-CINQUIÈME
ANALYSE

Vous n’aurez pas encore cette fois, Amazone errante, la deuxième partie de mon poème. Je la garde en moi, pour qu’elle me donne plus longtemps le plaisir des projets inachevés. J’aime l’inachevé, le différé, la promesse, même quand je sais qu’elle ne se réalisera pas, car je sais aussi que la réalisation vous arrache des mains le rêve qu’elles pétrissaient avec amour. Signe de vieillesse, peut-être, ou de paresse grandissante, ou de méfiance tardive ? A force de vivre, d’ailleurs, on s’aperçoit qu’il n’y a pas grande différence entre les rêves et leurs réalisations, sinon que les rêves l’emportaient certainement par la richesse du désir et l’amplitude de l’imagination. Il arrive cependant que les rêves s’éteignent et que l’âme s’en dégoûte, mais c’est une chose qui se produit encore, et d’une façon bien plus assurée, quand l’occasion s’est présentée de les traduire en actes. Ainsi, quoi qu’on fasse, on se retrouve toujours devant le néant ou devant soi-même, ce qui est à peu près la même chose.

Autrefois je ne savais pas résister à un désir, mais j’ai vu que les désirs accomplis et les désirs suspendus mouraient de la même mort, les premiers de saisissement, et les seconds de consomption, ce qui est plus doux, mais ce qui est également la mort. Alors je me suis désintéressé des uns et des autres. Je suis devenu raisonnable. Mais je dis des blasphèmes qui sont aussi des mensonges. L’état de mon esprit n’est tel que par moments, et, quand je suis sain, je dis au contraire : il faut être jusqu’à la fin devant la vie comme un animal aveugle et sans expérience. Tant que nous sommes vivants, c’est pour vivre et il n’est de vie que dans la tendance de l’être à toutes réalisations qui sont en son pouvoir et même à celles qui le dépassent. L’expérience est une grande école de lâcheté : il est vil de s’y courber. Quand on ne se dit pas que tout peut encore advenir, on est digne du royaume des ombres.

Je n’ai que trop de tendances au renoncement par orgueil et s’il est un peu tard pour modifier ma nature, il est toujours temps de la connaître et de l’avouer. Mais j’avouerai aussi que j’ai plus souvent lutté contre mes tendances que je n’y ai cédé. Vous voyez quelles contradictions cela a dû engendrer. Pour moi, je ne les éprouve pas ; philosophiquement, je considère la contradiction comme nécessaire à l’équilibre intellectuel et passionnel. Sans elle, on tomberait dans la manie et de la manie dans la conviction, qui est le dernier degré de l’abêtissement. Quand on appuie toujours sur les mêmes sortes de pensées, les mêmes sortes d’actes, on y enfonce, on s’y enlise. Il faut marcher plus légèrement à la surface des choses. J’ai lutté même contre les tendances du sentiment, ce qui n’est pas une petite affaire, car le sentiment nous enveloppe comme une odeur et souvent paralyse notre intelligence. Mais aussi, quand on est vaincu, après de beaux débats, que de joies ! On est comme celui qui tombe de sommeil, au moment où il s’allonge dans son lit ; il s’endormirait encore quand même il ne devrait pas se réveiller. Cela arrive. Je ne m’en rapporte pas à autrui. C’est mon état, au moment même que je vous parle.

Dans ce sommeil, qui est un peu somnambulique, la lucidité est parfaite et l’on sait très bien que l’on dort, que l’on rêve, qu’on vit dans l’extraordinaire et cela paraît tout naturel. Mais cela est-il tout naturel qu’on s’intéresse à un autre être presque autant qu’à soi-même, sans feintise, sans espoir de faveurs bien particulières (encore que de sa part, tout soit faveur), aux dépens même de paix intérieure, qu’on accepte même qu’il vous fasse souffrir, qu’il vous cause cent inquiétudes et qu’on voie bien qu’il ne s’en soucie pas et qu’il serait même étonné que vous les eussiez éprouvées ? Analysons cela. Il faut faire son métier. Il n’y a pas de doute que ce ne soit une variété d’amour.

L’amour, en se fixant son but, se fixe ses limites. Quand on l’a atteint et qu’on en a joui avec plénitude on s’aperçoit que l’amour a fondu comme fond un cierge et d’autant plus vite qu’on l’a allumé plus souvent. La durée du cierge dépend de son volume. C’est un phénomène physique, comme tous les phénomènes, et l’ébahissement des amants vient de ce qu’ils n’ont pas étudié cette branche de la physique générale qui enseigne que la fin est la conséquence du commencement. Mais, d’un point de vue plus spécial, cette fin nécessaire est aussi la conséquence du but que les amants se sont fixé. Le coureur n’a plus beaucoup de cœur quand il a atteint la borne. Sa tâche est accomplie. Il va se reposer. Son exaltation, qui est tombée en touchant la limite qu’il avait assignée à son effort, ne lui permettrait pas autre chose. En ce sens on peut dire que ce sont les amants eux-mêmes qui ont déterminé la durée de leur amour. Mais un amour qui serait parti sans but déterminé, il n’y aurait pas de raison pour qu’il s’arrêtât jamais. Ne rencontrant jamais sa limite, il tournerait sans cesse dans la prairie du sentiment et se réjouirait sans cesse de voir renaître à chaque pas, comme une fleur enchantée, le motif même de sa course.

Vous pourrez dire, Amazone, que c’est là un raisonnement scolastique qui ne tient pas compte de la nature physique des choses. Sans doute, mais c’est moins un raisonnement qu’une image. Il est rare que je raisonne comme on raisonne dans les manuels de psychologie. Je vois les propositions se dérouler en une suite de tableaux logiques, ou que je crois tels. Il n’y a pas d’abstrait pour moi. Le monde de ma pensée est un vrai monde doué de vie et de mouvement : je ne le différencie pas toujours, ni d’ailleurs celui des rêves, du monde des perceptions. Maintenant, pour achever le diptyque, je ne vous cacherai pas que je vois le second coureur, après une course plus longue, mais plus lente, s’asseoir tout simplement dans l’herbe et s’endormir, comme la nuit tombe. De sorte que le raisonnement par images et le raisonnement par idées nous mènent au même résultat.

Cependant la vie, qui est un accident physique, ne se déroule pas suivant le raisonnement, mais suivant une chaîne de faits qui réagissent les uns sur les autres et c’est pourquoi elle est pleine de contradictions et d’illogismes, qui en découlent et contristent les gens qui la regardent et n’y participent pas. Rien de ce qui doit arriver n’arrive nécessairement. Dans la série, il y a toujours place pour l’imprévu ; cet imprévu qui rend la vie tolérable, en y mettant les attraits d’un jeu suprême où nous sommes perpétuellement les joueurs et les joués.

Voilà. Je serais bien en peine de résumer ma lettre, comme il est de règle dans une bonne composition, par une phrase décisive. Il y a trop de choses disparates. N’y voyez que le désir d’y mettre à nu pour vous quelques-uns de mes mécanismes secrets. C’est un mauvais moyen de plaire, peut-être ; pourtant quel autre but aurais-je ? Je ne vois de sourire que dans vos yeux. Les hommes sont méchants, la nature est morne. Jamais je n’eus tant besoin de vous.

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