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Lettres à l'Amazone

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LETTRE VINGT-TROISIÈME

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

VIII

Sous les cheveux, au-dessus des yeux et de leurs sourcils, s’étend le front où on dit que s’élabore la pensée. Mais on pense aussi avec les mains, avec les genoux, avec les yeux, avec la bouche et avec le cœur. On pense avec tous les organes, et à vrai dire,

Nous ne sommes peut-être que pensée, que matière pensante et matière électrique. Mais l’invisible convient à l’invisible. Tirons le rideau du front sur le mystère du front. L’apparence seule m’appartient. La plaine du front a une sorte de vie extérieure

Et lumineuse. Elle se plisse comme une surface d’eau et s’éclaire comme une étendue de sable. Inattaquable, le front est sensible. Il est doux de sentir à son front le contact

Des mains fraîches que l’on aime, mais l’amant ne baise pas l’énigme du front. Il cherche des parties plus molles, élastiques et confortables. L’amant s’adresse d’abord à la bouche.

IX

Le baiser sur la bouche ouvre la bouche. Le baiser sur les yeux ferme les yeux. Les yeux veulent encore que je les contemple et que je les écoute, car ils sont inépuisables. Les yeux ont des caprices. Ils jouent à cache-cache. Ils regardent à droite, à gauche, en haut,

En bas et en dedans ou ne regardent pas du tout et fixent dans l’espace le peloton des rêves qui se déroulent. Mais surtout je n’ai pas dit comme les yeux sont pleins d’esthétique. Ils aiment les courbes, les sphères et les colonnes, ce qui monte et ce qui s’enroule,

Les enlacements et la fuite des horizons, l’eau qui coule et le navire qui se balance, les coupes, les croupes et la géométrie subordonnée du corps humain. Ils se reposent sur la mollesse

Des vallons et la mollesse des femmes. Ils s’y attendrissent. C’est là qu’ils construisent des maisons séductrices et déposent l’écheveau enfin démêlé, loin des pattes de velours de la destinée, dans un creux.

X

Les yeux ne sont pas toujours heureux. Ils pleurent, afin d’être plus beaux et d’acquérir la grâce de la tristesse. Ils pleurent pour être consolés, mais il y en a qui ne peuvent pas pleurer et qui pourtant sont tristes, tristes comme la vie éternelle, et ces yeux,

Ainsi qu’un poignard romantique, vous entrent lentement dans le cœur, où ils arrachent du sang et de l’émotion. Cette blessure est moins dangereuse et moins cruelle que celle que font les yeux contents, les yeux innocents, les yeux inconscients,

Les yeux qui répandent l’amour, les yeux qui sont des violettes et qui en dispersent le parfum tout autour de soi, les yeux qui attirent les âmes, comme les fleurs du lin

Attirent les abeilles. Les yeux butinent les âmes en butinant les yeux, car c’est par là que les âmes se penchent à la fenêtre et attirent les yeux et les engluent dans le miel de l’amour.

XI

Je parlerais des yeux, je chanterais les yeux toute ma vie. Je sais toutes leurs couleurs et toutes leurs volontés, leur destinée. Elle est écrite dans leur couleur, dont je n’ignore pas les correspondances, car les signes se répètent et les yeux sont un signe.

J’ai tiré autrefois l’horoscope des yeux, les yeux m’ont dit beaucoup de secrets, qui ne m’intéressent plus, et je cherche en vain celui des yeux que j’ai découverts, un jour d’hiver. Je le cherche et je ne voudrais pas le trouver.

Ni sous les paupières, ni entre leurs cils, dans l’iris clair où se mire le monde des formes, des couleurs et des désirs, je ne voudrais pas le trouver. J’aime mieux le chercher toujours.

Non comme on cherche sous l’herbe une bague tombée du doigt, mais comme on cherche une joie que la vie a façonnée lentement pour vous dans le mystère des choses.

XII

Elle a donc des yeux, un nez, des oreilles, une bouche ; la tête se dessine du front au menton et depuis les joues jusqu’à la nuque et jusqu’à la racine des cheveux. C’est une belle chose qu’une tête de femme, librement inscrite dans le cercle esthétique,

Et qui traverse la vie avec tous ses sens aux aguets vers leurs nourritures naturelles, le front vers le vent mouillé de pluie, les narines vers l’odeur des bourgeons, des lilas et des cœurs, l’ouïe vers les murmures de la vie et les chuchotements des désirs,

Les yeux vers la beauté des choses et de toutes les créatures, vers les couleurs et vers les rousseurs, vers les structures infléchies et celles qui s’étendent en voûtes et en dômes,

Vers les volutes de l’air, des nuages et de la fumée, vers ce qui remue, ce qui joue, ce qui rit, ce qui danse la danse fraternelle. C’est une belle chose qu’une tête de femme.

XIII

Et je n’ai pas dit le monde de la bouche et toutes ses sensualités. La bouche est la bouche avec ses lèvres, ses dents et sa langue, mais les lèvres sont presque toute la bouche ; elles sont la bouche que l’on voit, la bouche qui tente la bouche, quand on a soif

D’amour. Les bouches sont chastes ou ne sont pas chastes, selon l’endroit où elles se posent et elles se posent partout, comme les oiseaux, sur toute branche haute et sur toute branche basse, parmi les graines et parmi les fruits. Toute chair leur est savoureuse

Dans l’être qu’elles aiment. Les bouches sont un plaisir. Les bouches sont créatrices de plaisir. Je ne ferai pas la litanie des sensualités de la bouche. Elle est trop longue et elle est trop secrète.

Les bouches refusent la divulgation de leurs joies. Elles les gardent en leurs plis et les reboivent dans l’ombre. Les baisers sont une chose d’ombre, mais ils éclairent la nuit comme les étoiles.

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