Lettres à l'Amazone
LETTRE DEUXIÈME
ÉLÉVATION
Au moment où l’année se renouvelle, avant et après les fleurs échangées, j’ai pensé à vous, mon amie, à moi, à tous les êtres que nous avons aimés, à ceux qui vivent et à ceux qui sont morts dans les cœurs, et cela a pris la forme d’une Élévation, que je vous envoie. C’est peut-être une suite à ma première lettre. Ainsi le point de départ en serait en vous-même, bien que je ne sois pas sûr que cela soit conforme à vos sentiments, car les femmes, et même les Amazones, sont d’un égoïsme surélevé. Elles ne sortent d’elles-mêmes que pour y retomber avec délices, et l’amour dont elles ne sont point la cause les touche rarement, sinon d’une pitié toute extérieure. Mais il y a des volontés mâles en des corps féminins. C’est sur cela que je compte pour atteindre votre sympathie essentielle. Les rêves que réalisèrent Salomon ou Don Juan sont des rêves amazoniens. Au reste vous savez bien à laquelle de la double nature s’attache la mienne, qui est une dans sa multiplicité. Ayons des âmes mystiques pour mieux comprendre le sens des gestes, et non pour les mépriser, car sans cela les âmes désemparées ne sauraient plus comment communiquer entre elles : tout langage est corporel, c’est-à-dire organique.
ÉLÉVATION
SUR L’ANNÉE NOUVELLE
Sors de ton égoïsme, à cette heure première de l’année, cœur desséché par les étés de la vie, pense avec joie à ce qui n’est pas toi, pense aux corps qui sont l’honneur du monde, à la pureté des courbes emmêlées, à la transparence des contours, à la souplesse des ligatures ;
Pense aux femmes belles qui ont des amants, pense à la dignité de leur chair consacrée par la volupté, pense aux mouvements de leurs doigts vers le désir qu’elles convoitent, aux sursauts de leur poitrine, aux tressaillements de leurs nerfs ;
Pense à leurs têtes sérieuses et à leurs pieds joyeux, à l’humidité de leurs lèvres et à l’éclat de leurs yeux, à leurs gestes qui nagent, à leurs gestes qui s’ouvrent, à leurs bras qui se ferment sur l’amour ;
Pense aux femmes belles et ne les désire pas. Élève ton cœur au-dessus de leur beauté, réjouis-toi qu’elles soient contentes avec leur amant et si elles perdent haleine sur le chemin, tends-leur charitablement une main spirituelle ;
Pense aux abandonnées, sois le proxénète, l’invisible ami, assemble les désunis et souffle à leurs oreilles les paroles qui nouent et renouent les corps ; apparie les amants, forme de nouveaux couples, sois le complice universel ;
Pense aux laides aussi, aux mauvaises, à celles qui n’eurent jamais d’amants, à celles qui rêvent depuis leur adolescence d’un corps proche pour enchanter leurs mains crispées d’être solitaires, à celles qui ne sentirent jamais ces regards qui percent la chair comme un couteau, à celles dont tous les rêves se sont brisés sur un miroir ;
Pense à celles qui portent leur peine comme un cancer, avec la pudeur de la douleur, pense aussi à celles qui pressent avec rage leurs seins, leurs hanches, jouent d’un cœur sombre avec la chevelure de leur sexe ;
Pense aux timides qui ont peur de leurs désirs, et qui tremblent de peur autant que de volupté, aux naïves qui ne soupçonnent pas d’autres plaisirs, aux chastes dont les corps tombent dans le sommeil comme une belle eau pure glisse entre des rives fleuries ;
Pense aussi, je le veux, aux malades que la fièvre leurre, à celles dont la beauté n’est plus qu’une fleur putrescente, à celles dont la vie n’est plus qu’une nuit douloureuse, et refais leur rêve du plaisir perdu, perdu, perdu à tout jamais ;
Pense à la peine de vivre pour un cœur sans espoir, pour un corps sans désir, pour des yeux sans sourire ; pense à l’horreur des heures qui tombent dans le néant des sensations ; pense à celles qui font pitié, mais n’aie pas pitié, pour ne pas augmenter leur détresse ;
Pense plutôt à la justice, cela te réconfortera et tu pourras éclater de rire ; si ton rire est trop amer, respire des roses rouges ou le paquet des lettres de ta maîtresse en exercice : cela te ramènera à la réalité, qui ne s’inquiète pas des idées métaphysiques.
Passe des lettres d’aujourd’hui à celles d’hier, aime le souvenir des femmes que tu as aimées et ramène à ta bouche le goût de leur chair. Par là tu rentreras dans l’égoïsme dont je t’ai fait sortir un instant et tu y reprendras des forces pour de nouvelles expansions de toi-même.
Il y a dans la piété bouddhiste, aux monastères thibétains, une pratique dont j’aime la signification. Les jours d’orage et de neige, quand le vent comble les précipices, efface les sentiers, les fervents découpent des silhouettes de chevaux en papier, vont au point le plus élevé, et les confient à la tempête. Ces images sont recueillies par Bouddha ; il les transforme en animaux véritables, qui aident les pauvres voyageurs à franchir les mauvais pas. Ma rêverie sur les heureuses et les malheureuses n’est pas autre chose. Ce sont des images en papier que je lance à travers leurs songes pour que les unes y trouvent la force d’étreindre leurs chimères et les autres la douceur des anéantissements. Mais c’est surtout la satisfaction d’un renoncement nietzschéen où je tombe quelquefois. Les jours où on sort de l’égoïsme, on sent comme une libération anticipée de la vie. C’est un grand repos, auquel sont propices les jours de fête. Ne plus vivre que juste assez pour goûter les joies du néant, et pour les goûter à peine, à peine, comme une musique lointaine, comme le dernier bruit de la nuit qui s’endort. Jusqu’à ce que tout ressuscite, fleurs plus vives de s’être fermées comme des yeux. Il faut parfois abandonner sa vie, la clore et en mettre la clef dans un trou de mur, comme font les paysans qui s’en vont loin dans les champs. On trouve au retour la ravenelle plus odorante, les hampes du lilas plus larges, et plus luisantes les feuilles du laurier. Mais le voyage au pays du renoncement peut durer moins longtemps encore qu’une brève absence matérielle. Une plongée au gouffre n’est guère, quand on en revient, et avec quelle joie, merveille de simplicité et d’aise, retrouve-t-on la main qui vous y avait jeté et qui ne le savait pas !