← Retour

Lettres à l'Amazone

16px
100%

LETTRE VINGT-HUITIÈME
RETOURS

Le plus douloureux, à mesure que l’on vieillit, mon amie, c’est qu’on connaît les lendemains, ce qui fait qu’on n’a plus de confiance dans les journées. On sait d’avance que le voyage a ses retours et que l’amour a ses retours et on désire surtout ne pas partir ni pour l’un ni pour l’autre. Pourtant je m’excite encore à l’idée d’un voyage quand revient la belle saison, mais, dérision ! je sens que je voudrais surtout revivre le passé, mettre mes pas dans les vieux vestiges, mes regards dans les paysages d’autrefois, mon corps dans la mer connue et familière. Alors peu à peu le rêve tourne à l’ironie, et après lui avoir ri, j’en ris. A quoi bon ? Si encore on se retrouvait au même point ! Mais il semble à chaque retour que la route se soit déplacée. C’est à peine si l’on retrouve sa maison. Il faut renouer difficilement sa vie, tant qu’il semble qu’elle en vaille encore la peine. Vraiment, je déteste cette période des voyages. Je n’y eus jamais depuis longtemps que des ennuis, que des surprises mauvaises, dont la dernière me hante encore. Il me semble que la vie va de travers, dès que je cesse de la regarder. Mais l’attention se lasse, il faut savoir un instant fermer les yeux.

Alors, je m’en irai tout comme un autre par les routes et par les hôtelleries vers le bout du monde, qui est le rivage le plus proche. Quand il y avait encore des grèves solitaires, quelles belles journées j’ai vécu près de toi, mer aux vagues monotones ! Je savais marcher pieds nus comme les pêcheurs de la côte et vivre comme eux dans un sac de molleton. On s’en allait très loin dans l’eau, porté comme une épave par le flot descendant et on revenait amené par le montant. Les pêcheurs avaient pêché et je m’étais assis sur une pointe de rocher, heureux d’être un îlot parmi les autres, puis j’errais par les dunes en déclamant des vers de Byron. Que ce tableau doit vous sembler ridicule ! Il est encore émouvant pour moi. Voilà comme j’aime la mer, sans autres jambes que les jambes rouges des pêcheuses de crevettes. Trouville a été comme cela au temps de la jeunesse de Flaubert. La plage où je vivais seul n’est pas devenue un Trouville, mais il n’y a qu’une manière de perdre sa virginité et elle l’a perdue.

Pourquoi est-ce que je vous écris ces choses ? J’ai l’air de regretter ma jeunesse, moi qui ne regrette jamais rien, moi qui n’ai jamais rien avoué ! Peut-être que mes fibres s’amollissent au moment qu’il aurait fallu les durcir contre les derniers chocs de la vie. Mais il faut suivre sa nature et suivre la nature qui font de nous ce qu’elles veulent. Nos métamorphoses ne nous appartiennent pas et nous nous appartenons si peu nous-mêmes ! A peine est-il en notre pouvoir de pacifier l’expression de notre sensibilité ; quant à notre sensibilité elle-même, elle ferait un beau tapage intérieur si on lui refusait toute expansion. Vous comprenez cela, vous qui avez accueilli avec une indulgence délicate les sonnets en prose dont j’ai semé mes dernières lettres. Ah ! qu’on a de plaisir à fréquenter les personnes intelligentes à la fois et sensibles, comme on disait au XVIIIe siècle, mais que cela vous fait paraître dure, ensuite, la rencontre des imbéciles ! Mais leurs propos ne peuvent altérer ni votre sérénité ni la mienne. Ce n’est pas pour eux que j’écris et que vous importe ce qu’ils pensent ! Vous avez confiance en moi pour certaines raisons, dont la meilleure est que vous savez que je vous aime. Je mettrai donc ici les deux derniers sonnets, dont vous avez déjà le manuscrit d’ailleurs, et comme je sais ce que vous en avez pensé, et que vous en avez senti l’amère tendresse, je les livre par surcroît à ceux qui peuvent comprendre aussi et à ceux qui ne comprennent pas :

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

XVI

Les épaules sont des sources d’où descend la fluidité des bras, et les bras se partagent en doigts comme les ruisselets. Les ruisselets ont des cailloux, les doigts ont des bijoux, l’onyx des ongles et les yeux des bagues. Les doigts jasent ainsi que les ruisselets,

Et ainsi que les oiseaux. Les mains sont des oiseaux, les bras sont des roseaux. La nymphe va surgir toute, fleur énorme et soudaine, et nue elle se montre à mes yeux éperdus, avec ses seins purs, double tabernacle du cœur ;

Avec ses flancs, lyre des délires, avec son ventre, avec son ombilic, d’où fut arrachée la chaîne qui lie les femmes aux femmes dans la suite des générations ;

Avec ses jambes : l’édifice se meut vers les délices de ses désirs. Il marche aussi vers la peine, car il marche dans la vie, il est vivant. Je ne me trompais pas. Elle a un corps.

XVII

On peut donc se fier à la logique naturelle. La logique m’a mené à la contemplation de la beauté que j’ai créée strophe à strophe. C’est bien mon œuvre. Je puis la regarder. Mais donnez-moi encore un peu d’argile fraîche, avec mon ébauchoir.

Il faut que je retouche la courbure indécise des hanches et celle des reins gémellés, il faut que je creuse le dos, afin qu’il ressemble à la plage nacrée où la mer se repose. Je veux modeler jusqu’à la merveille les jeux délicats du rhomboïde et ceux du grand psoas,

Qui fait hancher les femmes. Je veux qu’on devine sous l’ombre de la peau la pointe des trochanters et le bâtonnet fragile des clavicules, car la peau roule autour des muscles,

Et les muscles s’appuient sur les os, comme un lierre solide et rouge. Les os sont la roche dont la chair est la mousse. J’aime, ô ma statue, ton squelette immortel.

Méditez ce dernier mot, mon amie, et cultivez le jardin de votre joie. Levez les yeux vers la fenêtre où les branches curieuses voudraient entrer et laissez-les entrer peut-être, car vous ne les aurez pas toujours et les barbares approchent. Où accrocherez-vous votre hamac, à quels arbres, entre quels murs, sous quelles feuilles et quels oiseaux, parmi quels bruits et au-dessus de quelle herbe ? Pour moi, je m’enfonce au cœur cette vision qui semble émaner de vous et que je ne puis plus regarder sans la mélancolie que l’on éprouve devant les choses qui vont finir et que l’on avait crues éternelles. Mais l’Amazone reste et je suis consolé.

Chargement de la publicité...