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Lettres à l'Amazone

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LETTRE VINGTIÈME
LA SENSATION

L’attente alternative de la bonne ou de la mauvaise fortune, entre lesquelles oscillent nos vies troublées, exalte ou déprime à un tel point les gens nerveux, qui sont les gens à imagination, que la réalisation souvent les trouve sinon indifférents, du moins fort déçus. Je dis souvent, parce qu’il y a heur et malheur de telle qualité que leur avènement est encore une surprise pour qui les a fiévreusement escomptés. Il faut même, n’est-ce pas, mon amie, pousser plus loin les exceptions et croire aux privilégiés de la sensation et de l’émotion, à ceux qui, ayant longtemps vécu une chimère, la vivent encore avec une intensité pareille, quand elle devient une réalité. Et c’est à vous que je pense, à moi aussi, peut-être. Il y a là une telle disposition des fibres sensitives et par suite un tel état d’esprit que la durée et l’acuité de telles vies peuvent s’en trouver accrues dans des proportions magiques. Comme, avec délices ou avec horreur, on retrouve le long de ses nerfs et dans son cœur la sensation que l’on attend, l’émotion qui viendra ! Heureux ceux-là qui ne les épuisent pas d’avance et qui cueillent avec une surprise accrue par l’attente la fleur que leur imagination n’a pas décolorée ! Je mets la joie et la douleur sur le même plan émotif, car c’est presque une question de savoir si on ne tire pas de l’une ou de l’autre des sensations quasi équivalentes.

Les passions suprêmes de l’amour physique jaillissent selon un mode équivoque où l’on distingue mal la douleur du plaisir, tant ils y sont unis, mais qui certainement ne monte si haut dans le plaisir que grâce à l’appoint de la douleur. Et comme extrême, dans le moment qui suit, les uns éclatent en un rire nerveux, d’autres éclatent en sanglots. Dans le domaine des émotions, rires et sanglots sont généralement l’expression de la grande joie et l’expression de la grande douleur, à moins que, comprimés par l’effort même de leur excès, ils ne se résolvent en stupeur. Je ne prétends pas, mon amie, avoir mis en cette analyse élémentaire une excessive clarté. C’est que les mots manquent ou que je ne les trouve pas. Cette pénurie ou cette maladresse fait l’obscurité du discours en ces matières. Mettons aussi que je sois abstrait à dessein ou pour ce que je me refuse à l’emploi des mots techniques. Mais n’apporteraient-ils pas une obscurité de plus ?

Le vulgaire, cependant, partage nettement les sensations en deux ordres, le plaisir et la douleur, le bon et le mauvais, et c’est, en somme, très raisonnable et bien suffisant pour l’ordinaire de la vie, quoiqu’il laisse parfois transparaître une certaine hésitation de classement. A tout homme, quel qu’il soit, même le plus simple, il est arrivé de se poser cette question, qui n’est pourtant nullement naïve : « Suis-je heureux ou malheureux ? » Ou bien, s’il s’agit de sensations pures : « Est-elle agréable ou désagréable ? » Et le plus expert en analyse psychologique ne résout pas mieux le problème que le plus simple des hommes. Quand on le résout, c’est au moyen de l’imagination, mais l’imagination n’est pas toujours capable et on demeure perplexe et aussi un peu ridicule. Je crois que ce qu’il y a de plus important pour l’homme, c’est la sensation. Pour vivre, il faut qu’il sente sa sensibilité. La mode n’est qu’une question d’habitude pour la plupart des hommes ou d’imagination pour les êtres au système nerveux très développé. Cela semble si vrai qu’il y a des algophiles, qu’il y a, en amour, des masochistes (ah ! ah ! voilà enfin des mots techniques), c’est-à-dire des amis ou amants de la douleur et des êtres qui ne conçoivent la femme que comme un bourreau dont on recevrait amoureusement des coups, des humiliations, même des blessures. Les hommes de science qui, dans cette partie, s’appellent des psychiatres (encore un bien joli mot) qualifient d’aberration cette recherche des sensations divergentes, mais ils n’ont pas encore vu que nous avons tous, ou presque tous, le germe de ces aberrations, puisque nous nous plaisons souvent autant, pour ne pas dire beaucoup plus, aux imaginations du malheur qu’à celles de la joie. Il faut même considérer comme un être bien vulgaire celui qui ne rêve que de sa pâtée, qui ne s’est jamais plongé avec délices dans l’océan des supplices extravagants, et qui n’y a pas trouvé une affreuse satisfaction. Qu’on se souvienne du vers, peut-être ironique, mais que je cite en son sens direct :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !

Donner ou éprouver de la douleur, donner ou éprouver du plaisir, et que cela soit réel ou que cela soit imaginaire, est donc, dans beaucoup de cas et pour certains êtres trop sensitifs, à peu près équivalent. Un être qui aime préférera toujours la douleur qui lui est départie par son amour même à la sensation, bien plus pénible encore, de l’indifférence. La meilleure manière de le décourager et de le désespérer sera la froideur, ou la politesse parfaite ou encore la camaraderie avec toute sa banalité frivole, tandis qu’une parole intentionnellement cruelle peut être acceptée comme un encouragement, au même titre qu’une caresse. C’est peut-être pourquoi il est si difficile de se défendre contre l’amour, et que le moyen de le vaincre est parfois d’y céder et c’est peut-être aussi pourquoi entre amants la cruauté est souvent un lien plus fort que la volupté : on me fait souffrir, donc l’on m’aime.

Et voilà que je m’étais embarqué sur un sujet et que ma lettre s’est continuée et s’achèvera sur un autre sujet. Comme je sais mal me discipliner ! Mais c’est une lettre, Amazone, qui aimez l’inattendu. Il est convenu qu’il en est des lettres comme de la conversation et qu’il ne faut qu’y effleurer les choses et passer de l’une à l’autre au hasard de l’association des idées et même des mots. C’est un genre qui me convient, car nul ne ressent plus que moi combien toutes les questions s’enchevêtrent et combien il est impossible d’en frôler une seule sans que toutes les autres frémissent et lèvent la tête pour attirer l’attention sur elles. Oui, je crois que n’importe quoi nous mène logiquement vers tout, nous ramène logiquement vers ce qu’on aime le plus. Vous êtes pour moi comme le centre du labyrinthe, où toutes les routes, après mille tours et détours, se retrouvent et d’où elles repartent en quête d’un but où elles vous rencontreront toujours. On m’a reproché d’être devenu trop irréligieux, c’est-à-dire trop incrédule. C’est bien mal me connaître. Mais il est vrai que je ne crois qu’aux divinités que j’ai sculptées moi-même. Je n’ai confiance qu’en celles-là, parce que je sais que mon amour leur a conféré la force magique, sans quoi elles n’auraient ni la puissance de me faire du bien, ni celle de me faire du mal : « Dis-leur qu’elle est bonne, puisque tu l’as faite toi-même. » Ce mot de la petite fille du faux monnayeur, dont un marchand refusait la pièce de monnaie, n’est-il pas beau et bien représentatif de la confiance ? Je suis comme cette petite fille, j’ai foi dans l’œuvre de mon imagination que j’ai vue travailler sous mes yeux et façonner à mon usage un magnifique simulacre auquel je ne demande rien que de ne pas laisser se dessécher trop vite les fleurs que je mets à ses pieds.

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