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Lettres à l'Amazone

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LETTRE ONZIÈME
L’AMOUR

Parler d’amour avec une jeune femme, c’est un des plaisirs de notre civilisation délicate. Il faudrait vraiment être le dernier des pasteurs méthodistes, pour n’y point trouver d’agrément. Mais il n’est guère de femme qui n’en trouve aussi, même avec le moins séduisant des hommes, même la moins disposée à se laisser séduire, même celle qui par sa nature physiologique ne peut pas être séduite. Je ne dis point que ces discours n’éveillent point chez l’homme qui se donne à ce jeu quelques mouvements confus, ni que la femme, même dont les désirs vont plus loin ou plus près, n’éprouve pas quelque faible et passagère curiosité pour celui qui analyse avec elle les grands secrets. La femme dissocie mal l’émotion intellectuelle de l’émotion physique. C’est même sa plus évidente supériorité naturelle sur l’homme que toutes ses émotions, sans jamais se contrarier ni se contredire, se recueillent plus sûrement en un centre unique, d’où elles irradient dans toutes les directions. Les femmes sont la nature même, qui ignore si profondément la distinction du spirituel et du temporel. Leur attention, dans un entretien sur les choses de la vie, écoute de toutes les parties de leur corps, et c’est ce qui en fait le charme supérieur. Quand l’homme qui converse avec elles sur le ton de l’intimité a, malgré les apparences, à quoi elles s’arrêtent peu, quelque chose de féminin dans la contexture nerveuse, il se fait un accord charmant entre ces deux êtres qui ne se touchent que du bout de leurs antennes et se pénètrent très bien, d’autant même qu’ils réprouvent toute arrière-pensée et ne s’imaginent ni l’un ni l’autre réaliser la grande union. Quand elle doit se faire, elle a lieu d’abord, mais, dénouée, laisse en général peu d’espoir à ces réalisations tendrement intellectuelles.

C’est à vous et de vous que je parle, Amazone, et de moi aussi. Nos esprits ont un sexe, nous le savons, et aussi que c’est la cause de leur plaisir. Il n’est même pas nécessaire que tous les deux en soient également persuadés et ma propre conviction suffit à colorer nos rapports d’âme. Rien ne peut faire, conquérante en d’autres territoires, ceinte du baudrier et l’arc tendu sous votre pied nu, que vous ne soyez pour moi Artémis et que vous ne recéliez en votre cœur toutes les puissances de la femme. Toutes les amitiés d’homme à femme sont ainsi, et toutes ont ce caractère de la ferveur, de la crainte et de la curiosité, quand elles s’établissent entre deux êtres sans hypocrisie et qui veulent jouir de leur valeur naturelle. Les âmes ont un son fondamental qu’elles réservent ou qu’elles donnent selon la manière dont elles sont frappées, et ce son d’harmonie peut être très différent de celui qu’elles ont l’habitude de rendre. Ah ! mon amie, je veux expliquer l’insaisissable et encore je ne veux pas l’expliquer clairement, parce qu’il y est des nuances dont le mystère ne doit être perçu que de ceux qui les portent en eux-mêmes. Qui sait si l’amitié dont je parle n’est pas un désir si profond qu’il en est obscur, comme ces puits où l’on ne voit pas, mais où l’on devine le ciel répercuté. Mais c’est un désir qui se laisse contempler avec sérénité ; loin de troubler les eaux, il les clarifie et, loin de les faire bouillonner, il les apaise. C’est le ferment de la paix, de la joie et de la sérénité.

On a mis en doute ce caractère de sérénité des amitiés d’homme à femme, parce que précisément on a soupçonné que le désir qu’elles contenaient était toujours synonyme d’inquiétude et de bouleversement intérieur. Mais on a oublié que le milieu où il tombe n’est pas favorable à son développement et tend en principe à le maintenir sur les limites de la croissance. Sans doute, on voit des amitiés de ce genre tourner à l’amour, un jour d’absence, un jour de rupture dans les habitudes, un jour d’orage où l’odeur des fleurs monte à la tête, en toute occasion où l’équilibre des sentiments se déplace brusquement. Mais quoi ! De ce que tout est possible dans l’histoire de la vie, on ne peut se refuser à considérer les choses sous leur aspect le plus général et le plus logique. De ce qu’on a vu de tendres amitiés intellectuelles se transformer en amour, on ne peut pas conclure qu’un tel état soit instable et qu’on ne puisse s’y confier de bonne foi. C’est la malignité des hommes, et surtout des femmes, à qui toute affection semble un vol fait à elles-mêmes, qui ont falsifié l’amitié tendre, dont les délices dépassent la conception ordinaire et brutale de la vie. Ils disent que c’est de l’amour qui s’ignore, de la passion indécise et qui tremble devant son ombre, et bien d’autres choses, mais qu’importent les définitions ; les mots peuvent-ils caractériser avec justesse des sentiments si particuliers qu’ils échappent aux mots mêmes qui voudraient les emprisonner ?

Il n’est pas au pouvoir d’un homme de considérer avec indifférence une jeune femme qui lui permet de lire parfois au fond de son âme. Trop d’effluves se dégagent de ce contact spirituel et corporel à la fois, car l’âme, émanation du corps, en est la synthèse et l’essence. On est loin aujourd’hui, malgré les théories antiques des philosophes à la mode, de faire de l’âme et du corps deux forces opposées et, comme on croyait jadis, engagées dans une perpétuelle guerre. Ce qu’on appelle l’âme n’est qu’une odeur, parfum ou poison, où se résument les puissances des organes. Respirer l’âme, c’est respirer le corps sous sa forme la plus pure et la plus assimilable. Il n’est donc pas possible qu’un commerce intellectuel entre un homme et une femme ne soit pas imprégné d’éléments sexuels, lesquels sont les éléments dominants de la constitution des êtres. Ce commerce doit donc aboutir à des plaisirs, qui sont des voluptés, résultat qui différencie absolument l’amitié intersexuelle de l’amitié ordinaire où les éléments sexuels ne sont pas perçus, de même que notre œil, dans l’ordinaire de la vie physique, ne perçoit pas les rayons ultra-violets. Ah ! qu’il est donc difficile de se tirer d’une analyse qui n’a encore jamais été faite ! Et dire que, comme récompense, on ne prévoit guère que la certitude de n’être aucunement compris et de rebuter la paresse des esprits les plus fraternels ! Mais vous comprendrez, vous, mon amie, et cela me suffira.

D’ailleurs, je ne me dissimule pas qu’une analyse psychologique n’a guère de valeur que comme description des mouvements intérieurs de celui qui analyse. Que peut-on observer, en effet, si ce n’est soi-même, et quelle garantie a-t-on que soi-même et les autres soient des êtres pareils ? Nous sommes « proches », du moins, selon un mot de votre langue, si nous sommes dissemblables, et la proximité des âmes permet qu’elles se penchent l’une sur l’autre, comme les sommets de deux grands peupliers que courbe un même vent, mais qui se relèvent d’un effort inégal.

Je ne vous ai presque pas appelée Amazone, au cours de cette Lettre, parce que je me la suis adressée un peu aussi à moi-même, et que je ne vous y ai considérée que dans vos relations avec votre ami. Amazone pour les autres, mais vous ne prétendez pas me faire la guerre, à moi ! Je ne suis pas Achille, que vos sœurs vinrent provoquer sous les murs de Troie. Mais, comme lui, je serais inconsolable si je vous avais blessée. Comme ces vieilles histoires sont commodes pour dire obscurément ce qu’on veut dire tout de même pour son contentement particulier, selon le sens qu’on donne à la vie dans la mélancolie solitaire du matin ou dans le trouble du soir ! Mes jours, où on dirait pourtant qu’il ne se passe rien, sont plus oscillants que les marées de l’océan, car ils subissent des mouvements plus profonds encore et plus irréguliers. Tantôt la mer découvre de longues étendues de sables riants, sous le soleil, tantôt elle s’avance tumultueuse jusqu’au rivage dont elle ensevelit tous les espoirs. Et je ne sais plus lequel de ces états est le plus normal et le meilleur. L’espoir est un grand embarras.

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