Lettres à l'Amazone
LETTRE HUITIÈME
LA VOLONTÉ
Vous êtes de la race des conquérantes, vous, Amazone. Vous ne souffrez pas que les choses vous résistent, s’opposant à votre volonté de vaincre, et vous ne supportez pas que l’on vous aime malgré vous. Ou bien cela vous fait rire, ou bien cela vous irrite. Rien ne vous récrée comme un sot qui vous fait la cour et rien ne vous fâche comme l’être impudent qui croit encore à votre amour quand vous n’y croyez plus. Mais il y a de la tristesse au fond de ce plaisir aussi bien que de cette mauvaise humeur. Cela m’a touché, moi qui regarde les passions à travers les vitres, à peu près comme on regarde l’éclipse avec des verres fumés et une froideur astronomique. Mais vous me connaissez, ce n’est pas près de vous que je me vanterai d’un état sentimental qui se voudrait encore plus sûr de lui-même. Enfin, je sais que la volonté n’a joué dans ma vie qu’un rôle très modéré ; à la première rébellion des êtres, j’ai toujours envoyé promener tous les désirs et je me suis non pas découragé, mais désintéressé. Mon orgueil s’est toujours mis au-dessus de la révolte, que je trouve un peu plébéienne. Achille se retirait sous sa tente, je me retire dans la solitude de mon silence, où j’ai contre l’ennui, même contre les blessures, d’excellents baumes.
Peut-être penserez-vous que c’est que je n’ai pas rencontré le grand ennemi, l’ennemi digne d’être vaincu. C’est possible. On ne sait jamais qui on a rencontré, et on n’est pas juge de la qualité de l’adversaire, quand on refuse le combat. Mais tout cela n’est que pour dire que, par moi-même, j’ignore tout du rôle de la volonté en amour. Cela a été pour moi un moyen de défense, jamais un moyen d’attaque, mais, comme la fortune, l’amour vient parfaitement vous chercher dans votre lit ou à la table de vos écritures. Il entre à travers les portes closes et les persiennes fermées, ainsi que les musiques et que les odeurs. Je n’ai jamais eu besoin de la volonté active, c’est pour cela que je ne m’en suis jamais servi : comme dans les contes de fées, les palais sont sortis du sol, au moment que je les désirais, les palais ou les maisons de berger, mais pour le sage, c’est la même chose. Depuis que je vous connais, je sais enfin ce que c’est que la volonté en amour. Vous me l’avez dit, et je l’aurais appris, pour peu que je vous aie regardée vivre.
C’est notre plus grande querelle ou plutôt notre sujet le plus vif de conversation.
Vous êtes belle toujours, mais plus que jamais quand vous vous défendez contre la fatalité, que moi, d’un nom plus modeste, j’appelle le hasard. Vous voulez créer tout, de vos propres mains, autour de vous-même, et n’y permettre de fleurir qu’aux fleurs de votre élection. Choisir un être entre tous que l’on croit ou que l’on veut connaître, parce qu’il a montré, en d’autres domaines, qu’il en vaut la peine, et aller à lui franchement et s’imposer à son cœur et faire que cet amour grandisse et vous enveloppe de l’ombre évoquée par vous-même ; cela sans coquetteries, sans petits moyens, sans stratégies à la Stendhal, n’est-ce pas une œuvre magique ? Quelle confiance en soi cela suppose et quelles forces sagement et lointainement mesurées ! Ne pas se soucier de l’état présent de sa propre sensibilité ni de la sensibilité de l’être que l’on attire à soi, parce qu’on a la certitude que tout se transformera selon le gré de la volonté, au moment que l’on a choisi, et réussir ainsi qu’on se l’était juré, c’est ce que je crois possible pour vous et impossible pour moi, mais c’est aussi ce que j’admire. Ma foi, si j’étais plus jeune, j’essaierais de me dresser selon votre méthode et, avec elle, de tenter quelque expérience. Mais que j’aurais à revenir de loin, moi qui me laisse si mal convaincre de la véracité des sentiments dont je puis être l’objet ! Je trouve aussi naturel de résister à la sympathie que d’y céder, et je n’ai jamais été étonné qu’un être ne répondît à ma tendresse que par l’indifférence ou, ce qui est pire, par la politesse. C’est que je respecte dans les autres êtres la liberté qui m’est plus chère que tout, et que je me suis toujours fait un scrupule d’y attenter. Et comme je me comporte envers autrui, j’admets qu’autrui se comporte envers moi.
Pourtant la sympathie est une douce chose et je comprends que l’on tende sa volonté pour la conquérir. Heureux qui est aimé et plus encore celui qui aime avec ingénuité. Il ne raisonne pas, il aime ; il ne se demande pas s’il y a des obstacles, il ne les recherche ni ne les évite, il aime. C’est à peine s’il est inquiet qu’on réponde à sa sympathie ; il ne soupçonne pas qu’on puisse le repousser, il aime avec ingénuité. Il n’est pas donné à tout le monde d’être ingénu et il est possible que l’amour raisonné et volontaire apporte des bonheurs plus grands et plus sensibles à la conscience, des bonheurs plus orgueilleux enfin. Mais n’est-on pas porté, à force de se plaire en ces jeux de la volonté, à mépriser les pauvres amours qui sont venues humblement à vous et qui vous regardent comme des chiens aux yeux doux, et demandent une caresse et la permission de garder un instant la tête sur vos genoux ? Avouez que c’est une grande tristesse d’être obligé de les repousser. C’est de cela que je voulais vous entretenir d’abord, mais les idées se pressent et s’enchevêtrent si rapidement qu’on ne trouve plus dans la foule celle dont on voulait esquisser les traits. J’ai toujours envie de prendre parti (même si c’était à mon détriment, je le ferais peut-être encore) pour les amours dédaignées. C’est que je me mets très bien, et sans nul effort d’imagination, à la place de l’être aimant qui se croit aimé et qui n’est que toléré. Quand je n’avais pas assez des souffrances réelles de la vie, je m’en créais d’imaginaires auxquelles je donnais cette forme-là. Mais le désir vain de la joie prend la place de ces imaginations mauvaises, à mesure que la vie s’avance et tend vers son néant nécessaire. La torture volontaire est peut-être un grand signe de force et de vitalité. Tant qu’on y trouve un bonheur profond, quoique stérile et passager, on n’a pas à désespérer de soi-même, on ne craint pas les attaques traîtresses de la réalité.
Peu d’êtres, je pense, sont capables de se soumettre à un tel régime sentimental, pour fortifiant qu’il soit, et la plupart, faits seulement pour les rêves de douceur, se trouvent atterrés quand la joie où ils tendent naturellement fond sous leurs yeux comme neige au soleil. J’ai pitié d’eux, et vous aussi, cruelle Amazone, à moins qu’ils ne soient vraiment trop ridicules, si l’on peut dire qu’un sentiment soit jamais ridicule. Le ridicule vient de l’esprit, c’est pourquoi le cœur y échappe toujours, quand il est le cœur tout seul, sans prétentions littéraires. Le malheur est que les sentiments simples ne savent pas s’exprimer simplement.
J’aime à considérer une femme indifférente parmi les désirs aux attitudes sentimentales, et qui répond avec une politesse froide ou souriante (cela dépend des natures) à ces désirs qui l’interrogent. Sourire ou froideur ne sont rien. Les yeux seuls parlent et ne parlent qu’aux yeux choisis, s’ils sont là. L’homme est toujours flatté du sourire, il se croit celui dont on attend le bonheur. La femme qui aime ne se prête au jeu qu’à titre de comédienne et pour mieux garder l’intégrité de sa personne. Aussi le monde n’est nullement dangereux pour les amours qui commencent et c’est là que se voit bien la bêtise des hommes de toujours se laisser attirer par la femme qui vient d’accueillir un amant, au lieu de comprendre que, de tous les moments, c’est le plus mauvais qui soit pour eux. Il faut que l’amour soit égoïste, il faut qu’il soit méchant pour tout ce qui voudrait le détourner de soi-même ; c’est sa fatalité. Pourquoi serions-nous affligés de ce qui est fatal, de ce qui tient à l’essence même des choses ?
Et je n’ai à peu près rien dit de ce que je voulais dire. J’ai causé avec vous, voilà tout. Le plaisir que j’y ai pris sera mon excuse. Si je n’écrivais pas pour vous, est-ce que j’écrirais encore ?