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Lettres à l'Amazone

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LETTRE VINGT-DEUXIÈME
EXALTATION

Voici, mon amie Amazone, la première partie de ce poème que vous n’avez pas désapprouvé. Sonnets en prose, cette manière, non plus, ne vous a pas scandalisée, habituée que vous êtes à la magnifique liberté de la poésie anglaise, qui ne souffre pas d’emprisonner sa pensée derrière les barreaux de la prison syllabique. Ce n’est pas le vers libre, qui suit ses règles particulières, c’est la cadence de la prose, mais soumise à une discipline, qui en fait peut-être une forme nouvelle de poésie. J’ai voulu un rythme où puissent entrer aussi bien les certitudes scientifiques que les rêveries incertaines de l’émotion, un rythme qui admette sans étonnement l’enchevêtrement des connaissances et des sensations, et qui porte la pensée sans attenter à sa fantaisie.

Ou plutôt, mon amie, j’analyse maintenant ce que je n’ai fait tout d’abord que sentir. J’aime à me laisser aller aux forces inconscientes. Elles ont tant de clairvoyance et se font si doucement obéir, avec tant de fermeté et tant de suite dans les idées ! Mais le conscient veut juger l’inconscient : c’est naturel. Il n’y a que les aveugles qui puissent disserter méthodiquement sur les couleurs, et sans rire. Moi, je ris, malgré la tristesse éternelle qui me serre les tempes, je ris quand je vous vois près de moi, je ris comme un enfant qui retrouve la lumière. Le rire est sérieux comme la vie. Le rire est une exaltation.

Cet essai de poème aussi est une exaltation. Elle ne rit pas. On ne rit pas quand on est seul. Mais on est quelquefois ivre de ses pensées.

ELLE A UN CORPS…
— SONNETS EN PROSE —

I

Elle a un corps. Je ne m’en étais pas encore aperçu. Pourtant, j’avais regardé ses cheveux, ses yeux, ses yeux surtout, j’avais touché ses mains ; je ne rassemblais pas tout cela en un faisceau vivant. Je ne l’ai découvert qu’hier : elle a un corps.

Mes déductions sont certaines. C’est en regardant sa voix qui sortait de sa bouche et en faisait vibrer les lèvres que cette idée s’est imposée à moi. Comme elle leva la tête, je vis que l’origine des vibrations était dans la gorge,

Qui se gonflait ou se creusait légèrement à leur passage. Et je vis que la gorge se prolongeait et s’affirmait par des mouvements plus amples et plus sensibles ;

La poitrine certainement repose sur le ventre et tout va ainsi jusqu’aux pieds qui sont les siens. Il n’y a plus aucun doute dans mon esprit. Elle a un corps complet, essentiel.

II

Alors je résolus de remonter au commencement, car je sais qu’un corps a un sommet, une base, un milieu, des dimensions, une étendue dans l’espace. Mais quel est le commencement d’un corps ? Le haut, le bas, la droite, la gauche

Ou le milieu ? Le milieu d’un corps est toujours important. Le centre n’est jamais métaphysique. C’est au centre que s’élabore l’équilibre et du centre que partent les radiations. Mais si le milieu n’est pas le centre, ni la mesure,

Ni la genèse ? Si le corps est engendré par une de ses parties hautes ou une de ses parties latérales ? La symétrie des corps vivants et organisés

Est pleine de surprises. Je réfléchis. Si je me construisais d’abord un ensemble, d’un coup de crayon hardi, comme en ont parfois les maîtres ?

III

Je vois une tache lumineuse, irrégulière, semée de couleurs et d’ombres. Elle est d’un blanc nacré où se mêlent le rose et le jaune, et, tout à fait à la surface, velouté d’or, comme les ailes changeantes de ces beaux lépidoptères

De Colombie, qui présentent des tons différents, selon qu’on les regarde penché d’un côté ou de l’autre. Mais le blanc est fondamental, non pas ce blanc livide et sucré de la porcelaine, un blanc d’une apparence vitale, réseau posé sur la chair

Élastique. Cela fait que la surface rebondit çà et là, et non pas au hasard, mais selon des courbes très précises et gui enchantent un regard géométrique.

La nature est géométrique, la beauté est géométrique. J’ai conclu : le corps que ma raison construit est naturel ; il est situé dans l’espace, comme tous les corps.

IV

Comme tous les corps vivants, celui-là est posé sur sa base ; elle est formée de deux colonnes fuselées qui s’épanouissent de deux racines charnues, leur lien avec la terre et le médiateur le plus complaisant de leur connaissance de la terre.

Tous les corps dépendent de la terre, excepté la lumière, cette eau qui vient d’en haut et qui ne tombe pas en bas, mais qui plane sur la vie et l’enveloppe d’un manteau aérien, où elle se blottit un temps contre la mort

Et contre la terre dont elle a peur. Mais il faut que les corps se familiarisent avec la terre et c’est pourquoi la nature a voulu qu’ils s’appuient tendrement sur elle

Par leurs pieds ou par leur ventre, jusqu’à ce que sa bonté se fende et s’ouvre avec une tendresse enfin réciproque et reçoive ses enfants dans son sein.

V

Mais ceci m’indique bien que ce n’est pas le commencement. Le commencement est ce qui est le plus près de la lumière, ce qui sourit d’abord à la lumière, ce qui s’y baigne, y flotte, y nage, s’y épand avec une joie simple.

Je commencerai donc ma topographie par les cheveux. Précisément, ils participent du soleil par leur couleur et de l’air par leur légèreté. On pourrait les respirer comme l’air du matin quand le soleil joue avec les feuilles nouvelles.

Quelle plus magique initiale imaginerait-on pour écrire le mot du poème ? Les cheveux d’air et de lumière, de soie et de soleil ! Et voyez comme ils se lient

Avec aisance aux autres hiéroglyphes qui sont la bouche et toute la face. La chevelure crée la figure et en dessine la limite.

VI

Mais il faut qu’elle flotte comme un jeu, qu’elle tombe comme un rire sur les épaules. Il est barbare de la dresser en architectures. Mais qu’un cercle d’or ou un peigne d’écaille la retienne sur le front, pour empêcher l’interférence

De leur lumière avec la lumière des yeux, la douce lumière des yeux, changeants comme la mer. J’ai plus aimé les yeux que toutes les autres manifestations corporelles de la beauté. Les yeux participent de la lumière

Et participent de l’eau. Ils participent de la pensée et participent de l’amour. Ils disent le degré de pression de la matière cérébrale, et comment sont tendus les nerfs sacrés.

Ils disent l’état du sang, l’étiage du fleuve, les violences soudaines contre ses digues et ses valvules, ou au contraire sa paix. Les yeux sont le manomètre de la machine animale.

VII

Ils sont cela et pas autre chose. Ils n’ont que le pouvoir d’être un signe. En eux passent les ombres du drame. Les yeux regardent les yeux et les comprennent. Les yeux donnent. Les yeux prennent. Les yeux parlent.

Et leurs paroles signifient le désir de l’être ou la placidité de sa volonté. Le langage des yeux est très clair pour les amants et pour ceux qui ne le sont pas encore et pour ceux qui ne le seront jamais. Les yeux se font des discours entre eux.

Près de se ternir, avant de fondre comme un morceau de sucre dans le verre d’eau de la mort, les miens te parleront encore, mais ils n’emporteront pas bien loin ta réponse,

Car on n’emporte rien, on meurt. Laisse-moi donc regarder les yeux que j’ai découverts, les yeux qui me survivront, pour que j’y grave l’image que je fus en rêvant ceci.

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