Lettres sur l'histoire de France
LETTRE VI
Sur le caractère des Franks, des Burgondes et des Visigoths.
Je crois le moment venu où le public va prendre plus de goût à l’histoire qu’à toute autre lecture sérieuse. Peut-être est-il dans l’ordre de la civilisation qu’après un siècle qui a remué fortement les idées, il en vienne un qui remue les faits ; peut-être sommes-nous las d’entendre médire du passé, comme d’une personne inconnue ; peut-être, enfin, n’est-ce qu’un goût littéraire. La lecture des romans de Walter Scott a tourné beaucoup d’imaginations vers ce moyen âge dont naguère on s’éloignait avec dédain ; et s’il s’opère de nos jours une révolution dans la manière de lire et d’écrire l’histoire, ces compositions, en apparence frivoles, y auront singulièrement contribué. C’est au sentiment de curiosité qu’elles ont inspiré à toutes les classes de lecteurs pour des siècles et des hommes décriés comme barbares, que des publications plus graves doivent un succès inespéré.
Sans doute il est impossible d’attribuer aux écrits de Walter Scott l’autorité d’ouvrages historiques ; mais on ne peut refuser à leur auteur le mérite d’avoir mis, le premier, en scène les différentes races d’hommes dont la fusion graduelle a formé les grandes nations de l’Europe. Quel historien de l’Angleterre avait parlé de Saxons et de Normands, en racontant l’époque de Richard Cœur de lion ? Quel est celui qui, dans les rébellions de l’Écosse, en 1715 et en 1745, avait entrevu la moindre trace de l’inimitié nationale des montagnards, enfants des Gaels, contre les Anglais, fils des Saxons ? Ces faits, et beaucoup d’autres d’une égale importance, étaient demeurés inaperçus : tout ce qu’avait aplani le niveau de la civilisation avait passé sous le niveau des historiens modernes.
L’un des événements les plus importants du moyen âge, un événement qui a changé de fond en comble l’état social de l’Angleterre, je veux dire la conquête de ce pays par les Normands, ne joue pas, dans l’histoire de Hume, un plus grand rôle que ne le ferait une conquête achevée par un prince de nos jours. Au lieu de s’empreindre de la forte couleur des anciennes invasions germaniques, la lutte du dernier roi anglo-saxon contre le duc de Normandie ne prend, dans son récit d’autre caractère que celui d’une querelle ordinaire entre deux prétendants au trône. Les conséquences de la victoire semblent se borner, pour la nation vaincue, à un simple changement de gouvernement ; et pourtant il ne s’agissait de rien moins que de l’asservissement et de la dépossession de tout un peuple par des étrangers. Le territoire, les richesses, les personnes même des indigènes étaient un objet de saisie aussi bien que la royauté.
Ce défaut d’une histoire étrangère se retrouve complétement dans la nôtre, où l’invasion, la conquête, l’asservissement, la lutte prolongée des nations et des races, prennent, comme chez David Hume, une couleur fausse ou indécise. Les véritables questions historiques y disparaissent sous un amas de questions frivoles ou absurdes, comme celle de savoir si Clovis était un mauvais roi, ou si sa politique était d’accord avec les intérêts de la France. Sous les noms de France et de Français, nous étouffons la vieille nation tudesque, dont ces noms rappellent seuls l’existence, mais qui a jadis imprimé bien d’autres traces de son passage sur le sol que nous habitons.
Quand je dis nation, ne prenez pas ce mot à la lettre ; car les Franks n’étaient point un peuple, mais une confédération de peuplades anciennement distinctes, différant même d’origine, bien que toutes appartinssent à la race tudesque ou germanique. En effet, les unes se rattachaient à la branche occidentale et septentrionale de cette grande race, à celle dont l’idiome originel a produit les dialectes et les patois du bas allemand ; les autres étaient issues de la branche centrale, dont l’idiome primitif, adouci et un peu mélangé, est aujourd’hui la langue littéraire de l’Allemagne. Formée, comme les ligues germaniques les plus anciennement connues, de tribus dominantes et de tribus vassales ou sujettes, la ligue des Franks, au moment où elle entra en lutte avec la puissance romaine, étendait son empire sur les côtes de la mer du Nord, depuis l’embouchure de l’Elbe jusqu’à celle du Rhin, et sur la rive droite de ce dernier fleuve, à peu près jusqu’à l’endroit où le Mein s’y jette. A l’est et au sud, l’association franke confinait avec les associations rivales des Saxons et des Alamans[59]. Mais il est impossible de fixer la limite de leur territoire respectif. D’ailleurs, ces limites variaient souvent au gré des chances de la guerre ou de l’inconstance naturelle au Barbare ; et des populations entières, soit de bon gré, soit par contrainte, passaient alternativement d’une confédération dans l’autre.
[59] Le nom des Saxons, Saxen, dérivé de leur arme nationale, signifie long couteau. Alamans veut dire entièrement hommes. Voyez dans le Catholique, numéro de janvier 1828, une savante dissertation de M. le baron d’Eckstein sur les confédérations germaniques.
Les écrivains modernes s’accordent à donner au nom des Franks la signification d’hommes libres ; mais aucun témoignage ancien, aucune preuve tirée des racines de l’idiome germanique ne les y autorisent. Cette opinion, née du défaut de critique, et propagée par la vanité nationale, tombe dès qu’on examine historiquement les différentes significations du nom dont le nôtre est dérivé, et qui, dans notre langue actuelle, exprime tant de qualités diverses. C’est depuis la conquête de la Gaule, et par suite de la haute position sociale acquise dans ce pays par les hommes de race franke, que leur vieille dénomination prit un sens correspondant à toutes les qualités que possédait ou prétendait posséder la noblesse du moyen âge, comme la liberté, la résolution, la loyauté, la véracité, etc. Au treizième siècle, le mot franc exprimait tout ensemble la richesse, le pouvoir et l’importance politique ; on l’opposait à chétif, c’est-à-dire pauvre et de basse condition[60]. Mais cette idée de supériorité, non plus que celle d’indépendance, transportée de la langue française dans les autres langues de l’Europe, n’a rien de commun avec la signification primitive du mot tudesque.
(Ancien vers sur Thibaut le Tricheur, comte de Chartres.)
Soit qu’on l’écrivît avec ou sans l’n euphonique, frak ou frank, comme le latin ferox, voulait dire fier, intrépide, féroce[61]. L’on sait que la férocité n’était point regardée comme une tache dans le caractère des guerriers germains ; et cette remarque peut s’appliquer aux Franks d’une manière spéciale ; car il paraît que, dès la formation de leur ligue, affiliés au culte d’Odin, ils partageaient la frénésie belliqueuse des sectateurs de cette religion. Dans son principe, leur confédération dérivait, non de l’affranchissement d’un grand nombre de tribus, mais de la prépondérance, et probablement de la tyrannie de quelques-unes. Il n’y avait donc pas lieu pour la communauté de se proclamer indépendante ; mais elle pouvait annoncer, et c’est ce qu’à mon avis elle se proposa en adoptant un nom collectif, qu’elle était une société de braves résolus à se montrer devant l’ennemi sans peur et sans miséricorde.
[61] On trouve dans de très-anciens glossaires Franci a feritate dicti. Frech, en allemand moderne, signifie hardi, téméraire ; vrang, en hollandais, veut dire âpre, rude.
Les guerres des Franks contre les Romains, depuis le milieu du troisième siècle, ne furent point des guerres défensives. Dans ses entreprises militaires, la confédération avait un double but, celui de gagner du terrain aux dépens de l’empire, et celui de s’enrichir par le pillage des provinces limitrophes. Sa première conquête fut celle de la grande île du Rhin, qu’on nommait l’île des Bataves. Il est évident qu’elle nourrissait le projet de s’emparer de la rive gauche du fleuve, et de conquérir le nord de la Gaule. Animés par de petits succès et par les relations de leurs espions ou de leurs coureurs, à la poursuite de ce dessein gigantesque, les Franks suppléaient à la faiblesse de leurs moyens d’attaque par une activité infatigable. Chaque année ils lançaient de l’autre côté du Rhin des bandes de jeunes fanatiques dont l’imagination s’était enflammée au récit des exploits d’Odin et des plaisirs qui attendaient les braves dans les salles du palais des morts. Peu de ces enfants perdus repassaient le fleuve. Souvent leurs incursions, qu’elles fussent avouées ou désavouées par les chefs de leurs tribus, étaient cruellement punies, et les légions romaines venaient mettre à feu et à sang la rive germanique du Rhin ; mais, dès que le fleuve était gelé, les passages et l’agression recommençaient. S’il arrivait que les postes militaires fussent dégarnis par les mouvements de troupes qui avaient lieu d’une frontière de l’empire à l’autre, toute la confédération, chefs, hommes faits et jeunes gens, se levait en armes pour faire une trouée et détruire les forteresses qui protégeaient la rive romaine[62]. C’est à l’aide de pareilles tentatives, bien des fois réitérées, que s’accomplit enfin, dans la dernière moitié du cinquième siècle, la conquête du nord de la Gaule par une portion de la ligue des Franks.
(Sidon. Apollinar. Paneg. Aviti Augusti, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 807.)
Parmi les tribus dont se composait la confédération franke, un certain nombre se trouvaient placées plus avantageusement que les autres pour l’invasion du territoire gaulois. C’étaient les plus occidentales, celles qui habitaient les dunes voisines de l’embouchure du Rhin. De ce côté, la frontière romaine n’était garantie par aucun obstacle naturel ; les forteresses étaient bien moins nombreuses que vers le cours du haut Rhin ; et le pays, coupé de marécages et de vastes forêts, offrait un terrain aussi peu propre aux manœuvres des troupes régulières qu’il était favorable aux courses aventureuses des bandes germaniques. C’est en effet près de l’embouchure du Rhin que sa rive gauche fut pour la première fois envahie d’une manière durable, et que les incursions des Franks eurent un résultat fixe, celui d’un établissement territorial qui s’agrandit ensuite de proche en proche. Le nouveau rôle que jouèrent dès lors, comme conquérants territoriaux, les Franks de la contrée maritime, leur fit prendre un ascendant marqué sur le reste de la confédération. Soit par influence, soit par force, ils devinrent population dominante, et leur principale tribu, celle qui habitait, vers les bouches de l’Yssel, le territoire appelé Saliland, ou pays de Sale, devint la tête de toutes les autres. Les Saliskes, ou Saliens, furent regardés comme les plus nobles d’entre les Franks ; et ce fut dans une famille salienne, celle des Merowings, ou enfants de Merowig, que la confédération prit ses rois, lorsqu’elle eut besoin d’en créer[63].
[63] Il est probable que le nom de Merowings ou Mérovingiens est d’une date antérieure à l’existence de Merowig ou Mérovée, successeur de Chlodio. Ce nom paraît avoir appartenu à une ancienne famille extrêmement nombreuse, et dont les membres étaient répandus sur tout le territoire des Franks saliens. On trouve même dans les documents du sixième siècle des passages où il paraît désigner la masse entière des tribus saliennes.
Le premier de ces rois, dont l’histoire constate l’existence par des faits positifs, est Chlodio ; car Faramond, fils de Markomir, quoique son nom soit bien germanique et son règne possible, ne figure pas dans les histoires les plus dignes de foi. C’est au nom de Chlodio que se rattachèrent, dans les temps postérieurs, tous les souvenirs de la conquête. On lui attribuait à la fois l’honneur d’être entré le premier sur le territoire des Gaules et celui d’avoir porté jusqu’au bord de la Somme la domination des Franks. Ainsi l’on personnifiait en quelque sorte les victoires obtenues par une succession de chefs dont les noms demeuraient dans l’oubli, et l’on concentrait sur quelques années des progrès qui avaient dû être fort lents, et mêlés de beaucoup de traverses. Voici de quelle manière ces événements sont présentés par un historien très-postérieur, il est vrai, plein de fables, mais qui paraît être l’écho fidèle d’anciennes traditions populaires :
« Les éclaireurs revinrent et rapportèrent que la Gaule était la plus noble des régions, remplie de toute espèce de biens, plantée de forêts, d’arbres fruitiers ; que c’était une terre fertile, propre à tout ce qui peut subvenir aux besoins des hommes. Animés par un tel récit, les Franks prennent les armes et s’encouragent, et, pour se venger des injures qu’ils avaient eu à souffrir des Romains, ils aiguisent leurs épées et leurs cœurs ; ils s’excitent les uns les autres par des défis et des moqueries à ne plus fuir devant les Romains, mais à les exterminer. En ces jours-là, les Romains habitaient depuis le fleuve du Rhin jusqu’au fleuve de la Loire ; et depuis le fleuve de la Loire jusque vers l’Espagne dominaient les Goths ; les Burgondes, qui étaient ariens comme eux, habitaient de l’autre côté du Rhône. Le roi Chlodio ayant donc envoyé ses coureurs jusqu’à la ville de Cambrai, lui-même passa bientôt après le Rhin avec une grande armée. Entré dans la forêt Charbonnière, il prit la cité de Tournai et de là s’avança jusqu’à Cambrai. Il y résida quelque temps et donna ordre que tous les Romains qui s’y trouvaient fussent mis à mort par l’épée. Gardant cette ville, il s’avança plus loin et s’empara du pays jusqu’à la rivière de Somme[64]… »
[64] Gesta Francorum per Roriconem monachum, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 4.
Ce qu’il y a de plus curieux dans cette narration, c’est qu’elle retrace d’une manière assez vive le caractère de barbarie empreint dans cette guerre, où les envahisseurs joignaient à l’ardeur du pillage la haine nationale et une sorte de haine religieuse. Tout ne se passa pas avec une continuité de progrès si régulière, et le terrain de la seconde province belgique fut plus d’une fois pris et repris avant de rester au pouvoir des Franks. Chlodio lui-même fut battu par les légions romaines et obligé de ramener ses troupes en désordre vers le Rhin ou au delà du Rhin. Le souvenir de ce combat nous a été conservé par un poëte latin du cinquième siècle[65]. Les Franks étaient arrivés jusqu’à un bourg appelé Hélena, qu’on croit être la ville de Lens. Ils avaient placé leur camp, fermé par des chariots, sur des collines près d’une petite rivière, et se gardaient négligemment à la manière des Barbares, lorsqu’ils furent surpris par les Romains sous les ordres d’Aétius. Au moment de l’attaque, ils étaient en fêtes et en danses pour le mariage d’un de leurs chefs. On entendait au loin le bruit de leurs chants, et l’on voyait la fumée du feu où cuisaient les viandes du banquet. Tout à coup les légions débouchèrent, en files serrées et au pas de course, par une chaussée étroite et un pont de bois qui traversait la rivière. Les Barbares eurent à peine le temps de prendre leurs armes et de former leurs lignes. Enfoncés et obligés à la retraite, ils entassèrent pêle-mêle, sur leurs chariots, tous les apprêts de leur festin, des mets de toute espèce et de grandes marmites parées de guirlandes. Mais les voitures, avec ce qu’elles contenaient, dit le poëte, et l’épousée elle-même, blonde comme son mari, tombèrent entre les mains des vainqueurs[66].
[65] Sidon. Apollinar. Carm. in Paneg. Majoriani, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 802.
(Sidon. Apollinar. Carm. in Paneg. Majoriani, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 802.)
La peinture que les écrivains du temps tracent des guerriers franks, à cette époque, et jusque dans le sixième siècle, a quelque chose de singulièrement sauvage. Ils relevaient et rattachaient sur le sommet du front leurs cheveux d’un blond roux, qui formaient une espèce d’aigrette et retombaient par derrière en queue de cheval. Leur visage était entièrement rasé, à l’exception de deux longues moustaches qui leur tombaient de chaque côté de la bouche. Ils portaient des habits de toile serrés au corps et sur les membres[67] avec un large ceinturon auquel pendait l’épée. Leur arme favorite était une hache à un ou deux tranchants, dont le fer était épais et acéré et le manche très-court. Ils commençaient le combat en lançant de loin cette hache, soit au visage, soit contre le bouclier de l’ennemi, et rarement ils manquaient d’atteindre l’endroit précis où ils voulaient frapper[68].
(Ibid.)
[68] Procopii Hist., apud ibid., t. II, p. 37.
Outre la hache, qui, de leur nom, s’appelait francisque, ils avaient une arme de trait qui leur était particulière, et que, dans leur langue, ils nommaient hang, c’est-à-dire hameçon[69]. C’était une pique de médiocre longueur et capable de servir également de près et de loin. La pointe, longue et forte, était armée de plusieurs barbes ou crochets tranchants et recourbés. Le bois était couvert de lames de fer dans presque toute sa longueur, de manière à ne pouvoir être brisé ni entamé à coups d’épée. Lorsque le hang s’était fiché au travers d’un bouclier, les crocs dont il était garni en rendant l’extraction impossible, il restait suspendu, balayant la terre par son extrémité : alors le Frank qui l’avait jeté s’élançait, et, posant un pied sur le javelot, appuyait de tout le poids de son corps et forçait l’adversaire à baisser le bras et à se dégarnir ainsi la tête et la poitrine[70]. Quelquefois le hang attaché au bout d’une corde servait en guise de harpon à amener tout ce qu’il atteignait. Pendant qu’un des Franks lançait le trait, son compagnon tenait la corde, puis tous deux joignaient leurs efforts, soit pour désarmer leur ennemi, soit pour l’attirer lui-même par son vêtement ou son armure[71].
[69] Alibi enim secures multæ acuebantur, alibi patria hastilia, quæ ipsi angones vocant. (Agathiæ Hist., apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 65.)
[70] Ibid., p. 65 et 66.
(De prima Exped. Attilæ in Gallias, ac de Reb. gest. Walthari, Aquit. princ., Carmen illustratum et adauctum a F. Ch. J. Fischer. Lipsiæ, 1780, in-4o, p. 54, vers. 979.)
Les soldats franks conservaient encore cette physionomie et cette manière de combattre un demi-siècle après la conquête, lorsque le roi Theodebert passa les Alpes et alla faire la guerre en Italie. La garde du roi avait seule des chevaux et portait des lances du modèle romain : le reste des troupes était à pied, et leur armure paraissait misérable. Ils n’avaient ni cuirasses, ni bottines garnies de fer ; un petit nombre portait des casques, les autres combattaient nu-tête. Pour être moins incommodés par la chaleur, ils avaient quitté leur justaucorps de toile et gardaient seulement des culottes d’étoffe ou de cuir, qui leur descendaient jusqu’au bas des jambes. Ils n’avaient ni arc, ni fronde, ni autres armes de trait, si ce n’est le hang et la francisque[72]. C’est dans cet état qu’ils se mesurèrent avec plus de courage que de succès contre les troupes de l’empereur Justinien[73].
[72] Francisca, ce mot, qui suppose le sous-entendu securis, n’est autre que la transcription latine de l’adjectif teutonique frankisk.
[73] Procopii Hist., apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 37. — Agathiæ Hist., ibid., p. 65. — Il se peut que, dans ce tableau, l’extrême pauvreté d’habits et d’ornements soit moins applicable aux Franks eux-mêmes qu’à leurs auxiliaires des tribus germaines d’outre-Rhin. Du reste, on doit se figurer non-seulement les rois, mais les chefs de tout grade, vêtus et armés avec plus de luxe et d’élégance. On ne peut dire si le jeune prince, dont le costume et l’équipage sont décrits dans la 20e lettre de Sidoine Apollinaire, était Frank, Goth ou Burgonde. (Voyez ibid., t. I, p. 793.)
Quant au caractère moral qui distinguait les Franks à leur entrée en Gaule, c’était, comme je l’ai dit plus haut, celui de tous les croyants à la divinité d’Odin et aux joies sensuelles du Walhalla. Ils aimaient la guerre avec passion, comme le moyen de devenir riches dans ce monde, et, dans l’autre, convives des dieux. Les plus jeunes et les plus violents d’entre eux éprouvaient quelquefois dans le combat des accès d’extase frénétique, pendant lesquels ils paraissaient insensibles à la douleur et doués d’une puissance de vie tout à fait extraordinaire. Ils restaient debout et combattaient encore, atteints de plusieurs blessures dont la moindre eût suffi pour terrasser d’autres hommes[74]. Une conquête exécutée par de pareilles gens dut être sanglante et accompagnée de cruautés gratuites : malheureusement les détails manquent pour en marquer les circonstances et les progrès. Cette pauvreté de documents est due en partie à la conversion des Franks au catholicisme, conversion très-populaire dans toute la Gaule, et qui effaça la trace du sang versé par les nouveaux chrétiens orthodoxes. Leur nom fut rayé des légendes destinées à maudire la mémoire des meurtriers des serviteurs de Dieu, et les martyrs qu’ils avaient faits dans leur invasion furent attribués à d’autres peuples, comme les Huns ou les Vandales ; mais quelques traits épars, rapprochés par la critique et complétés par l’induction, peuvent mettre en évidence ce qu’ont voilé soit la flatterie des chroniqueurs, soit la sympathie religieuse.
(Sidon. Apollinar. Carm. in Paneg. Majoriani, ibid., t. I, p. 803.)
La langue des Scandinaves avait un mot particulier pour désigner les guerriers sujets à cette extase : on les appelait Berserkars. (Voyez l’Histoire des expéditions maritimes des Normands, par M. Depping, t. I, p. 46.)
La conquête des provinces méridionales et orientales de la Gaule par les Visigoths et les Burgondes fut loin d’être aussi violente que celle du nord par les Franks. Soustraits depuis longtemps à l’empire du fanatisme guerrier que propageait la religion des Scandinaves, ces deux peuples avaient émigré par nécessité avec femmes et enfants sur le territoire romain. C’était par des négociations réitérées, plus encore que par la force des armes, qu’ils avaient obtenu leurs nouvelles demeures. A leur entrée en Gaule ils étaient chrétiens, et, quoique appartenant à la secte arienne, ils se montraient en général tolérants. Les Goths le furent d’abord, et les Burgondes le furent toujours. Il paraît que cette bonhomie, qui est l’un des caractères actuels de la race germanique, se fit voir de bonne heure chez ce peuple. Avant leur établissement à l’ouest du Jura, les Burgondes avaient erré pendant plus d’un siècle sur le sol de la Germanie, se heurtant contre tous les dominateurs du pays, et toujours refoulés par eux. L’idée de malheur et de défaite s’était, pour ainsi dire, attachée à leur nom ; et cette longue suite de revers, couronnée par une catastrophe nationale dont la poésie du nord a fait sa grande épopée[75], avait adouci leur caractère et brisé en eux l’orgueil du barbare et du conquérant.
[75] Le poëme des Nibelungen et les chants héroïques de l’Edda. Dans ces traditions épiques de la Scandinavie et de l’Allemagne, se trouve joint, par anachronisme, au souvenir de la destruction du premier royaume des Burgondes, un souvenir confus des princes mérovingiens, victimes de la sanglante rivalité de deux femmes, Brunehilde et Fredegonde. Le nom d’Attila y domine, par un autre anachronisme, escorté de celui du roi des Goths, Theoderik, comme le plus grand nom qui fût resté dans la mémoire des peuples d’outre-Rhin. Voyez l’écrit de M. Roget de Belloguet, intitulé : Questions bourguignonnes, et joint à l’ouvrage de Courtépée (éd. de 1846), p. 132 et suiv.
Impatronisés sur les domaines des propriétaires gaulois, ayant reçu ou pris à titre d’hospitalité les deux tiers des terres et le tiers des esclaves, ils se faisaient scrupule de rien usurper au delà. Ils ne regardaient point le Romain comme leur colon, comme leur lite, selon l’expression germanique[76], mais comme leur égal en droits dans l’enceinte de ce qui lui restait. Ils éprouvaient même devant les riches sénateurs, leurs copropriétaires, une sorte d’embarras de parvenus. Cantonnés militairement dans une grande maison, pouvant y jouer le rôle de maîtres, ils faisaient ce qu’ils voyaient faire aux clients romains de leur noble hôte, et se réunissaient de grand matin pour aller le saluer par les noms de père ou d’oncle, titre de respect fort usité alors dans l’idiome des Germains. Ensuite, en nettoyant leurs armes ou en graissant leur longue chevelure, ils chantaient à tue-tête leurs chansons nationales, et, avec une bonne humeur naïve, demandaient aux Romains comment ils trouvaient cela[77].
[76] Lide, lete, late, latze, dans les anciennes langues teutoniques, signifiait petit et dernier. Les Germains donnaient ce nom aux gens de la classe inférieure, qui, chez eux, étaient colons ou fermiers attachés à la glèbe. C’était, selon toute probabilité, les restes d’anciens peuples vaincus.
(Sidon. Apollinar. Carm. ad Catulinum, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 811.)
La loi des Burgondes, impartiale entre les vainqueurs et les vaincus, interdisait aux premiers l’abus de la force. Elle offrait même à cet égard des précautions qu’on pourrait appeler délicates. Par exemple, elle défendait aux Barbares de s’immiscer, sous aucun prétexte, dans les procès entre Romains[78]. L’un de ces articles mérite d’être cité textuellement : « Quiconque aura dénié le couvert et le feu à un étranger en voyage sera puni d’une amende de trois sous… Si le voyageur vient à la maison d’un Burgonde et y demande l’hospitalité, et que celui-ci indique la maison d’un Romain, et que cela puisse être prouvé, il payera trois sous d’amende, et trois sous pour dédommagement à celui dont il aura montré la maison[79]. »
[78] Lex Burgundionum, tit. LV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 272.
[79] Lex Burgundionum, tit. XXXVIII, p. 266.
Avant l’époque où se développa chez eux l’intolérance du fanatisme arien, les Visigoths, maîtres de tout le pays situé entre le Rhône, la Loire et les deux mers, joignaient un égal esprit de justice à plus d’intelligence et de goût pour la civilisation. De longues promenades militaires à travers la Grèce et l’Italie avaient inspiré à leurs chefs l’ambition de surpasser, ou tout au moins de continuer, dans leurs établissements, l’administration romaine. Le successeur du fameux Alarik, Ataülf, qui transporta sa nation d’Italie dans la province narbonnaise, exprimait d’une manière naïve et forte ses sentiments à cet égard. « Je me souviens, dit un écrivain du cinquième siècle, d’avoir entendu à Bethléem le bienheureux Jérôme raconter qu’il avait vu un certain habitant de Narbonne, élevé à de hautes fonctions sous l’empereur Théodose, et d’ailleurs religieux, sage et grave, qui avait joui dans sa ville natale de la familiarité d’Ataülf. Il répétait souvent que le roi des Goths, homme de grand cœur et de grand esprit, avait coutume de dire que son ambition la plus ardente avait d’abord été d’anéantir le nom romain, et de faire de toute l’étendue des terres romaines un nouvel empire appelé Gothique : de sorte que, pour parler vulgairement, tout ce qui était Romanie devînt Gothie, et qu’Ataülf jouât le même rôle qu’autrefois César-Auguste ; mais qu’après s’être assuré par l’expérience que les Goths étaient incapables d’obéissance aux lois, à cause de leur barbarie indisciplinable, jugeant qu’il ne fallait point toucher aux lois sans lesquelles la république cesserait d’être république, il avait pris le parti de chercher la gloire en consacrant les forces des Goths à rétablir dans son intégrité, à augmenter même la puissance du nom romain, afin qu’au moins la postérité le regardât comme le restaurateur de l’empire qu’il ne pouvait transporter. Dans cette vue, il s’abstenait de la guerre et cherchait soigneusement la paix[80]… »
[80] Pauli Orosii Hist., lib. VII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 598.
Ces idées élevées de gouvernement par les lois, cet amour de la civilisation dont l’empire romain était alors l’unique modèle, furent conservés, mais avec plus d’indépendance, par les successeurs d’Ataülf. Leur cour de Toulouse, centre de la politique de tout l’Occident, intermédiaire entre la cour impériale et les royaumes germaniques, égalait en politesse et surpassait peut-être en dignité celle de Constantinople. C’étaient des Gaulois de distinction qui entouraient le roi des Visigoths, quand il ne marchait pas en guerre ; car alors les Germains reprenaient le dessus. Le roi Eurik avait pour conseiller et pour secrétaire l’un des rhéteurs les plus estimés dans ce temps, et se plaisait à voir les dépêches, écrites sous son nom, admirées jusqu’en Italie pour la pureté et les grâces du style[81]. Ce roi, l’avant-dernier de ceux de la même race qui régnèrent en Gaule, inspirait aux esprits les plus éclairés et les plus délicats une admiration véritable. Voici des vers confidentiels écrits par le plus grand poëte du cinquième siècle, Sidonius Apollinaris, exilé de l’Auvergne, son pays, par le roi des Visigoths, comme suspect de regretter l’empire, et qui était venu à Bordeaux solliciter la fin de son exil. Ce petit morceau, malgré sa tournure classique, rend d’une manière assez vive l’impression qu’avait faite sur l’exilé la vue des gens de toute race que l’intérêt de leur patrie respective rassemblait auprès du roi des Goths.
[81] Sepone pauxillulum conclamatissimas declamationes, quas oris regii vice conficis, quibus ipse rex inclytus… per promotæ limitem sortis, ut populos sub armis, sic frænat arma sub legibus. (Sidon. Apollinar. Epist. ad Leonem Eurici consiliarium et quæstor., apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 800.)
« J’ai presque vu deux fois la lune achever son cours et n’ai obtenu qu’une seule audience : le maître de ces lieux trouve peu de loisirs pour moi, car l’univers entier demande aussi réponse et l’attend avec soumission. Ici, nous voyons le Saxon aux yeux bleus, lui qu’aucune mer n’étonne, craindre le sol où il marche. Ici, le vieux Sicambre, tondu après une défaite, laisse croître de nouveau ses cheveux. Ici, se promène l’Hérule aux joues verdâtres, presque de la teinte de l’Océan, dont il habite les derniers golfes. Ici, le Burgonde, haut de sept pieds, fléchit le genou et implore la paix. Ici, l’Ostrogoth réclame le patronage qui fait sa force et à l’aide duquel il fait trembler les Huns, humble d’un côté, fier de l’autre. Ici, toi-même, ô Romain, tu viens prier pour ta vie ; et quand le Nord menace de quelques troubles, tu sollicites le bras d’Eurik contre les hordes de la Scythie ; tu demandes que la Garonne, maintenant belliqueuse et puissante, protége le Tibre affaibli[82]. »
[82] Sidon. Apollinar. Epist. ad Lampridium, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 800.
Si de ce tableau ou de celui de la cour du roi goth Theoderik II, tracé en prose par le même écrivain[83], on passe aux récits originaux du règne de Clovis, il semble que l’on s’enfonce dans les forêts de la Germanie : et cependant, parmi les rois franks de la première race, Clovis est l’homme politique. C’est lui qui, dans la vue de fonder un empire, mit sous ses pieds le culte des dieux du Nord, et s’associa aux évêques orthodoxes pour la destruction des deux royaumes ariens. Mais, instrument plutôt que moteur de cette ligue, malgré son amitié pour les prélats, malgré l’emploi qu’il fit, dans ses diverses négociations, de Romains auxquels la tradition attribuait une finesse à toute épreuve[84], il resta sous l’influence des mœurs de son peuple. L’impulsion donnée à ces mœurs par l’habitude de la vie barbare et une religion sanguinaire ne fut point arrêtée par la conversion des Franks au christianisme. L’évêque de Reims eut beau dire à ses néophytes : « Sicambre adouci, courbe la tête, adore ce que tu as brûlé, » l’incendie et le pillage n’épargnèrent pas les églises dans les expéditions entreprises vers la Saône et au midi de la Loire[85].
[83] Epist. ad Agricolam, apud ibid., p. 783.
[84] Voyez, dans les Gestes des rois franks, ouvrage du septième siècle, composé en partie sur des traditions populaires, le détail des ambassades d’Aurélien auprès du roi Gondebald, et de Paternus auprès du roi Alarik. (Gesta regum Francorum, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 548.)
[85] L’éloge que fait l’historien grec Agathias des mœurs des Franks et de leur état social sous les successeurs de Clovis (apud ibid., p. 47) est inadmissible comme démenti sur tous les points par le récit de Grégoire de Tours. Gibbon a remarqué ce contraste, Hist. de la décadence et de la chute de l’empire romain, chap. XXXVIII.
Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que cette mémorable conversion ait été soudaine et complète. D’abord il y eut scission politique entre les partisans du nouveau culte et ceux de l’ancien ; la plupart de ces derniers quittèrent le royaume de Chlodowig pour se retirer au delà de la Somme dans celui de Raghenaher, dont la ville principale était Cambrai[86]. De plus, il resta auprès du roi beaucoup de gens qui gardèrent leur croyance, sans renoncer à leur vasselage. Les légendes attestent que non-seulement le premier roi chrétien, mais encore ses successeurs, furent souvent obligés de s’asseoir à table avec des païens obstinés, et qu’il y en avait un grand nombre parmi les Franks de la plus haute classe. Voici, à ce propos, deux anecdotes qui n’ont été racontées par aucun historien moderne, et qui cependant méritaient de l’être ; car il ne faut pas que la crainte de paraître ajouter foi aux miracles du moyen âge fasse négliger des détails de mœurs, sans lesquels l’histoire est vague et presque inintelligible.
[86] Multi denique de Francorum exercitu necdum ad fidem conversi, cum regis parente Raganario ultra Sumnam fluvium aliquamdiu degerunt… (Vita S. Remigii, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 377.)
« En retournant vers Paris, où il avait résolu de fixer sa résidence, le roi Chlodowig passa par Orléans, et s’y arrêta quelques jours avec une partie de son armée. Pendant son séjour dans cette ville, l’évêque de Poitiers Adelphius lui amena un abbé nommé Fridolin, qu’on regardait comme saint, et que le roi souhaitait beaucoup de connaître. Les deux voyageurs arrivèrent au quartier des Franks, le solitaire à pied et l’évêque à cheval, comme il convenait. Le roi vint lui-même au-devant d’eux, entouré de beaucoup de monde, leur fit un accueil respectueux et amical, et, après s’être entretenu familièrement quelques heures avec eux, il ordonna qu’on servît un grand repas. Pendant le dîner, le roi se fit apporter un vase de jaspe, transparent comme du verre, décoré d’or et de pierres précieuses : l’ayant rempli et vidé, il le passa à l’abbé, qui le prit, quoiqu’il s’en fût excusé, disant qu’il ne buvait pas de vin ; mais au moment où Fridolin prenait la coupe, il la laissa échapper par accident, et le vase tomba sur la table, puis de la table à terre, où il se brisa en quatre. Un des échansons ramassa les morceaux, et les plaça devant le roi, qui paraissait chagrin, moins à cause de la perte du vase, que pour le mauvais effet que cet accident pourrait avoir sur les assistants, parmi lesquels beaucoup étaient encore païens. Toutefois il reprit son air gai, et dit à l’abbé : « Seigneur, c’est pour l’amour de toi que j’ai perdu ce vase ; car s’il fût tombé de mes mains, il ne se serait pas brisé. Vois donc ce que Dieu voudra faire pour toi en faveur de son saint nom, afin que ceux d’entre nous qui sont encore adonnés à l’idolâtrie ne diffèrent plus de croire au Dieu tout-puissant. » Alors Fridolin prit les quatre morceaux du vase, les réunit, et, les tenant serrés dans ses mains, la tête inclinée vers la table, il se mit à prier Dieu en pleurant et en poussant de profonds soupirs. Quand sa prière fut achevée, il rendit le vase au roi, qui le trouva parfaitement restauré, n’y pouvant reconnaître aucune trace de brisure. Ce miracle ravit les chrétiens, mais plus encore les infidèles, qui se trouvaient là en grand nombre. Au même moment, le roi et tout le monde se levant de table et rendant grâces à Dieu, tous ceux des assistants qui partageaient encore les erreurs du paganisme confessèrent leur foi en la sainte Trinité, et reçurent de la main de l’évêque les eaux du baptême[87]. »
[87] Qualis laus a cunctis hoc videntibus, non solum a christianis, sed etiam ab ipsis paganis (quorum magna cohors inibi aderat), Deo persolveretur, non est necesse loquendum. (Vita S. Fridolini, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 388.)
« Après la mort du roi Chlodowig, son fils Chlother s’étant établi dans la ville de Soissons, il arriva qu’un certain Frank, nommé Hozin, l’invita à un banquet, conviant aussi parmi les courtisans de sa suite le vénérable Védaste (saint Waast), évêque d’Arras. Le saint homme accepta cette invitation dans le seul but de donner quelque enseignement salutaire à la foule des conviés et de profiter de l’autorité du roi pour les attirer au saint baptême. Étant donc entré dans la maison, il aperçut un grand nombre de tonneaux rangés par ordre, tous remplis de bière. Ayant demandé ce que c’était que ces tonneaux, il lui fut répondu que les uns étaient destinés aux chrétiens, tandis que les autres avaient été consacrés, suivant les rites des gentils, à l’usage de ceux des conviés qui professaient le culte des idoles. Ayant reçu cette explication, le vénérable Védaste se mit à bénir chacun des vases indistinctement au nom du Christ et par le signe de la croix. Au moment où il fit sa bénédiction sur les tonneaux consacrés à la manière des païens, tout à coup les cercles et les liens se brisèrent, donnant passage à la liqueur dont le pavé fut inondé. Cet événement ne fut pas inutile au salut de ceux qui étaient présents ; car un grand nombre furent amenés par là à demander la grâce du saint baptême et à se soumettre au joug de la religion[88]. »
[88] Quæ causa multis qui aderant profuit ad salutem. Nam multi ex hoc ad gratiam baptismi confugerunt, ac sanctæ religioni colla submiserunt. (Vita S. Vedasti, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 373.)
Si vous parcourez les documents relatifs à l’histoire du sixième et du septième siècle, vous y trouverez une foule de traits qui prouvent que le paganisme durait toujours parmi les Franks, quoiqu’il s’éteignît par degrés. L’historien byzantin Procope raconte avec horreur qu’en l’année 539 les soldats de Theodebert, roi des Franks orientaux, à leur entrée en Italie où ils marchèrent contre les Goths, tuèrent des femmes et des enfants de cette nation, et jetèrent leurs cadavres dans le Pô, comme prémices de la guerre qui s’ouvrait[89]. Un siècle après, sur les bords de la Somme et même sur ceux de l’Aisne, le paganisme régnait encore dans les campagnes, séjour favori de la population franke. Ce n’était pas sans de grands dangers que les évêques des villes du Nord faisaient leurs visites pastorales ; et il fallait tout le zèle d’un martyr pour oser prêcher la foi du Christ à Gand et le long du cours inférieur de l’Escaut[90]. En l’année 656, un prêtre irlandais perdit la vie dans cette mission périlleuse ; et, vers la même époque, d’autres personnages que l’Église vénère, les Romains Lupus et Amandus (saint Loup et saint Amand), les Franks Odomer et Berthewin (saint Omer et saint Bertin) y gagnèrent leur renom de sainteté[91].
[89] Procopii Hist. de Bello Gothico, lib. II, cap. XXV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 37. — Il ajoute la réflexion suivante : Nam ita christiani sunt isti Barbari, ut multos priscæ superstitionis ritus observant, humanas hostias aliaque impia sacrificia divinationibus adhibentes. (Ibid., p. 38.)
[90] Vita S. Eligii, apud ibid., t. III, p. 557. — … Audivit pagum esse quemdam præter fluenta Scaldi fluvii, cui vocabulum est Gandavum, ejus loci habitatores iniquitas diaboli… irretivit, ut… relicto Deo… fana vel idola adorarent. Propter ferocitatem enim gentis illius… omnes sacerdotes a prædicatione… subtraxerant, et nemo audebat… verbum annuntiare Domini. (Vita S. Amandi, apud ibid., p. 533.)
[91] Fleury, Histoire ecclésiastique, t. VIII, p. 290, 292 et 425.
Lorsque les nobles efforts du clergé chrétien eurent déraciné les pratiques féroces et les superstitions apportées au nord de la Gaule par la nation conquérante, il resta dans les mœurs de cette race d’hommes un fond de rudesse sauvage qui se montrait, en paix comme en guerre, soit dans les actions, soit dans les paroles. Cet accent de barbarie, si frappant dans les récits de Grégoire de Tours, se retrouve çà et là dans les documents originaux du second siècle des rois mérovingiens. Je prends pour exemple le plus important de tous, la loi des Franks saliens ou loi salique, dont la rédaction en langue latine appartient au règne de Dagobert. Le prologue dont elle est précédée, ouvrage de quelque clerc d’origine franke, montre à nu tout ce qu’il y avait de violent, de rude, d’informe, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans l’esprit des hommes de cette nation qui s’étaient adonnés aux lettres. Les premières lignes de ce prologue semblent être la traduction littérale d’une ancienne chanson germanique :
« La nation des Franks, illustre, ayant Dieu pour fondateur[92], forte sous les armes, ferme dans les traités de paix, profonde en conseil, noble et saine de corps, d’une blancheur et d’une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, depuis peu convertie à la foi catholique, libre d’hérésie lorsqu’elle était encore sous une croyance barbare, avec l’inspiration de Dieu, recherchant la clef de la science selon la nature de ses qualités, désirant la justice, gardant la piété ; la loi salique fut dictée par les chefs de cette nation, qui en ce temps commandaient chez elle.
[92] Auctore Deo condita. Cette idée paraît étrangère à la religion chrétienne, qui n’accorde à aucune nation, si ce n’est au peuple juif, l’honneur d’avoir eu des relations spéciales avec la Divinité. Peut-être, pour être exact et malgré la contradiction apparente, devrait-on traduire ayant un Dieu pour fondateur.
« On choisit, entre plusieurs, quatre hommes, savoir : le Gast de Wise, le Gast de Bode, le Gast de Sale, et le Gast de Winde, dans les lieux appelés canton de Wise, canton de Sale, canton de Bode et canton de Winde[93]. Ces hommes se réunirent dans trois Mâls[94], discutèrent avec soin toutes les causes de procès, traitèrent de chacune en particulier, et décrétèrent leur jugement en la manière qui suit. Puis, lorsque, avec l’aide de Dieu, Chlodowig le Chevelu, le beau, l’illustre roi des Franks, eut reçu le premier le baptême catholique, tout ce qui dans ce pacte était jugé peu convenable fut amendé avec clarté par les illustres rois Chlodowig, Hildebert et Chlother ; et ainsi fut dressé le décret suivant :
[93] Gast, dans les dialectes actuels de la langue germanique, signifie hôte. Il paraît que, dans l’ancienne langue, il servait à exprimer la dignité patriarcale des chefs de tribu ou de canton. On trouve encore dans la province d’Over-Yssel, antique demeure des Saliens, un canton nommé Salland, et un autre appelé Twente, peut-être plus correctement t’ Wente, ce qui répond au Winde de la loi salique. Le canton de Wise tirait probablement son nom de sa situation occidentale, et celui de Bode rappelle l’ancien nom de l’île des Bataves.
[94] Hi per tres mallos convenientes… Mâl, dans l’ancienne langue teutonique, voulait dire signe, parole, et, par extension, conseil, assemblée.
« Vive le Christ qui aime les Franks ; qu’il garde leur royaume, et remplisse leurs chefs de la lumière de sa grâce ; qu’il protége l’armée, qu’il leur accorde des signes qui attestent leur foi, les joies de la paix et la félicité ; que le Seigneur Christ-Jésus dirige dans les voies de la piété les règnes de ceux qui gouvernent ; car cette nation est celle qui, brave et forte, secoua de sa tête le dur joug des Romains, et qui, après avoir reconnu la sainteté du baptême, orna somptueusement d’or et de pierres précieuses les corps des saints martyrs que les Romains avaient brûlés par le feu, massacrés, mutilés par le fer, ou fait déchirer par les bêtes[95]. »
[95] Legis Salicæ prologus, apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 122 et 123.