Lettres sur l'histoire de France
LETTRE XXII
Histoire de la commune de Vézelay.
A huit lieues au sud d’Auxerre et à vingt-trois au nord-est de Nevers, se trouve la ville de Vézelay, qui, au moyen âge, n’avait que le titre de bourg, mais était beaucoup plus grande et plus peuplée qu’aujourd’hui. La cause de sa prospérité était une église renfermant des reliques de sainte Marie-Madeleine, et attirant un immense concours de visiteurs et de pèlerins. Cette église dépendait d’une abbaye de l’ordre de Saint-Benoît, fondée au neuvième siècle par le comte Gherhard, célèbre dans les romans de chevalerie sous le nom de Gérard de Roussillon. En transportant à l’abbaye de Vézelay tous ses droits de propriété et de seigneurie sur le bourg et sur ses habitants, le comte Gherhard avait voulu qu’elle en jouît en toute liberté, c’est-à-dire qu’elle fût à jamais exempte de toute juridiction temporelle ou ecclésiastique, hormis celle de l’église de Rome. Il obtint à cet égard un diplôme de l’empereur Karl le Chauve, affranchissant l’église de Vézelay et ses hommes, tant libres que serfs, de l’autorité de tout juge, gouverneur et officier public[455]. En outre, le pape régnant prononça l’anathème contre tout laïque ou prêtre qui oserait enfreindre les priviléges d’une église fille de celle de Rome, et faisant partie des domaines du siége apostolique[456].
[455] Script. rer. gallic. et francic., t. VII, p. 608.
[456] Toutes les autres pièces relatives à cette fondation se trouvent dans le premier livre de l’Histoire du monastère de Vézelay, publiée par Luc d’Achery, Spicileg. Paris, 1723, t. II, p. 498.
Malgré le diplôme impérial et malgré l’excommunication renouvelée par une suite nombreuse de souverains pontifes, les héritiers des droits du comte Gherhard, dans l’Auxerrois et le Nivernais, essayèrent à plusieurs reprises de faire rentrer le bourg de Vézelay sous leur autorité seigneuriale. Les richesses des habitants et la célébrité du lieu excitaient leur ambition et la rendaient plus active. Ils ne pouvaient voir sans envie les grands profits que l’abbé de Vézelay tirait de l’affluence des étrangers de tout rang et de tout état, ainsi que des foires qui se tenaient dans le bourg, notamment à Pâques et à la fête de sainte Marie-Madeleine. Ces foires, où se rendaient en foule des marchands de toutes les provinces de France et même des pays lointains, donnaient à un bourg de quelques milliers d’âmes une importance presque égale à celle des grandes villes du temps[457]. Quoique serfs de l’abbaye de Sainte-Madeleine, les habitants de Vézelay, à mesure qu’ils s’enrichissaient par l’industrie et le commerce, avaient vu s’améliorer graduellement leur condition civile[458] ; ils étaient devenus à la fin propriétaires d’immeubles qu’ils pouvaient léguer, et, pour eux, le servage se trouvait réduit à des redevances plus ou moins arbitraires, à des taxes gênantes pour l’industrie, et à l’obligation de porter leur pain, leur blé et leur vendange aux fours, moulins et pressoirs publics, tenus ou affermés par l’abbaye. Une longue querelle, souvent apaisée par l’intervention des papes, mais renaissant toujours, s’éleva ainsi entre les comtes de Nevers et les abbés de Vézelay. Cette querelle devint extrêmement vive dans le cours du douzième siècle. Le comte Guillaume II, plusieurs fois sommé par l’autorité pontificale de renoncer à ses prétentions, les fit valoir avec plus d’acharnement que jamais, et son fils, du même nom que lui, hérita, en lui succédant, de son hostilité contre l’abbaye.
[457] … Multis ex partibus ad eam plures convolaverunt et tam sui copia, quam rerum affluentia illud oppidum illustre conspicuumque reddiderunt. (Hist. Vizeliac. monast., auctore Hugone Pictavino, lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 423, col. 2.)
(Ibid., t. II, p. 523, col. 2.)
La dignité d’abbé et de seigneur de Vézelay appartenait alors à Pons de Montboissier, originaire de l’Auvergne, homme d’un caractère décidé, mais aussi calme que celui du jeune comte de Nevers était fougueux et violent. La guerre entre ces deux antagonistes, d’une humeur si différente, ne fut suspendue que par le départ du comte pour la croisade. Son séjour à la Terre sainte ne changea rien à ses dispositions ; mais au retour, durant la traversée, surpris par une tempête et se voyant en péril de mort, il promit à Dieu et à sainte Marie-Madeleine de ne jamais inquiéter l’abbaye de Vézelay s’il revenait chez lui sain et sauf[459]. Ce vœu, prononcé dans un moment de crainte, ne fut pas longtemps gardé, et sa rupture fut accompagnée de circonstances toutes nouvelles.
[459] Hist. Vizeliac. monast., auctore Hugone Pictavino, lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 523, col. 2.
Il y avait à Vézelay un étranger appelé Hugues de Saint-Pierre, habile mécanicien, qui était venu pauvre s’établir dans la ville et y avait amassé de grands biens par la pratique de son art. Cet homme, d’un esprit vif et adroit, se trouvait en relation d’affaires avec les barons de la contrée et même avec le comte de Nevers, qui se plaisait à son entretien et recevait de lui en présent des produits curieux de son industrie[460]. Devenu riche dans un lieu de servitude, Hugues de Saint-Pierre supportait impatiemment le contraste de sa fortune acquise avec l’état social qu’il lui fallait partager, et il désirait une condition plus libre pour lui-même et pour ses concitoyens. Cette pensée généreuse n’était pas exempte d’ambition personnelle, et il semble que, dans ses rêves politiques, l’artisan de Vézelay se voyait d’avance élevé au premier poste d’un gouvernement municipal. Témoin des longs démêlés du comte Guillaume II avec l’abbé de Sainte-Madeleine, Hugues de Saint-Pierre fondait sur le retour de cette lutte l’accomplissement de ses espérances, et il faisait de son mieux auprès du jeune Guillaume III pour l’exciter à raviver la querelle et à prendre l’offensive. Il lui conseillait de s’emparer du droit de justice sur les bourgeois de Vézelay, soit en jugeant les procès pendants devant la cour abbatiale, soit en faisant saisir quelque délinquant justiciable de l’abbaye, et il lui assurait que les bourgeois, s’ils avaient à choisir, n’hésiteraient pas un seul moment entre les deux juridictions[461].
[460] Erat autem Vizeliaco quidam qui dicebatur Hugo de S. Petro, advena, genere et moribus ignobilis, quem natura inopem protulerat, sed manus arte docta mechanica locupletem effecerat. Is ut erat acer ingenio… (Ibid., p. 526, col. 1.) — Il est évident que les mots arte mechanica ont ici le sens spécial que leur donnaient les Romains, et désignent, non une profession manuelle en général, mais le métier de constructeur de machines. Les qualités d’esprit attribuées à Hugues de Saint-Pierre et sa richesse ne peuvent se comprendre que s’il s’agit d’un ouvrier artiste fort prisé pour son intelligence et dont le travail était chèrement rétribué. (Voyez Forcellini, Latinitatis Lexicon, au mot Mechanicus.)
[461] … Comitem modo muneribus illiciebat, modo fraudulentis spebus animabat, quatenus extorqueret ab ecclesia jus justitiæ, seu judicii dirimendi vel examinandi causas hominum Vizeliacensium. Sperabat enim nefandissimus homo toti se principari vico, si per gratiam tyranni juris judicii sibi daretur optio. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 526, col. 1.)
En même temps il tâchait d’inspirer à ses concitoyens la passion de la liberté et la haine du pouvoir temporel de l’abbaye. Il réunissait les plus ardents et les plus courageux dans des assemblées secrètes[462] ; là, sans doute, on rappelait avec orgueil les exemples déjà donnés par Vézelay de résistance à l’oppression, deux émeutes, dans l’une desquelles, vers l’année 1105, un abbé avait péri[463], et dont l’autre amena, en 1137, une transaction entre l’abbaye et les bourgeois. On s’élevait contre l’insuffisance de cet acte, qui, en faisant au bourg de larges concessions sur la mainmorte, avait refusé le droit d’élire annuellement quatre répartiteurs des tailles, demande née d’un premier désir de garantie contre l’arbitraire et l’organisation municipale[464]. Ces assemblées, tenues mystérieusement, causèrent une grande fermentation dans les esprits ; la soumission traditionnelle au pouvoir de l’abbé et des religieux de Sainte-Madeleine fut ébranlée de nouveau, et des actes de rébellion eurent lieu contre leur autorité seigneuriale.
[462] … Quare nonnullos pravitate sui similes clandestinis conciliabulis huic malignitatis proposito sibi associabat, ut sub specie libertatis proditionem meditarentur… (Ibid.)
[463] Il s’agit de l’abbé Artaud, dont le meurtrier fut un nommé Simon, fils d’Eudes, prévôt du bourg et serf de l’église de Vézelay. (Voyez ci-après, p. 258, ou Hist. Vizeliac. monast., lib. IV, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 543, col. 1.) Ce fut l’abbé Aubri, second successeur d’Artaud, qui fit la transaction de 1137.
[464] Cette pièce, très-curieuse, a été publiée dans l’Annuaire du département de l’Yonne pour 1845, p. 56 et suiv. — Outre la demande de contrôle sur la perception des tailles au moyen de quatre élus, les bourgeois firent celle d’intervenir comme arbitres dans les plaintes élevées contre l’abbaye par les paysans de ses domaines, celle d’un taux réglé pour la location des comptoirs de changeurs et de merciers, et celle de pouvoir dresser sur les places des étalages sans rien payer. Ces demandes, qui furent toutes repoussées en 1137, sont, par leur nature même, un signe de tendance au régime de la municipalité libre. (Voyez la charte de transaction, Annuaire de l’Yonne, 1845, p. 66, 67, 69, 70 et 72.)
Un des religieux, inspectant à cheval les propriétés de l’abbaye, rencontra un homme qui coupait du bois dans une réserve ; il voulut lui enlever sa cognée pour gage de l’amende, mais cet homme le frappa violemment et le renversa de cheval. Des serviteurs de l’abbaye s’emparèrent du coupable, qui eut les yeux crevés par vengeance et sans aucun jugement[465]. A cette nouvelle, qui fit grand bruit, le comte de Nevers éprouva, ou feignit d’éprouver beaucoup d’indignation ; il s’emporta contre les moines, les accusant à la fois de cruauté, d’iniquité et d’attentat contre ses propres droits comme seigneur haut justicier[466]. Ne se bornant pas aux invectives, il somma judiciairement l’abbé Pons de comparaître devant sa cour, pour y répondre sur diverses interpellations qui lui seraient faites ; mais celui-ci n’obéit point, et il adressa au comte des remontrances sur la nouveauté de ses prétentions. Alors toute trêve fut rompue ; le comte entra en hostilité ouverte avec l’abbaye et en fit dévaster les domaines. Il mit en état de blocus le bourg de Vézelay, et, après avoir fait publier par un héraut la défense d’y entrer ou d’en sortir, il envoya des gens armés pour garder les routes. Par suite de ces mesures, les marchands et les artisans de Vézelay, retenus de force dans leurs maisons et ne pouvant plus rien vendre ni rien acheter au dehors, furent réduits à une grande gêne. Ils éclatèrent en plaintes contre l’abbé, qu’ils accusaient d’avoir causé tout le mal par son obstination ; ils allaient même jusqu’à dire qu’ils ne le voulaient plus pour seigneur, et tenaient publiquement ce propos et d’autres du même genre[467].
[465] Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 426, col. 2.
[466] Quod factum quum resciret comes, dissimulato gaudio quasi nactæ opportunitatis calumniandi, perditionem minatur hujusce rei factoribus… (Ibid.)
[467] … Dicentes auctorem simul et causam malorum omnium esse abbatem… Felices demum se ac beatos fore prædicabant, si rejecto ecclesiæ jugo sese manciparent comitis arbitrio. (Ibid., p. 527, col. 1.)
Lorsque le comte, informé par Hugues de Saint-Pierre, apprit dans quel état de fermentation les esprits étaient à Vézelay, il en conçut de grandes espérances pour la réussite de ses projets[468]. Il y avait entre lui et les mécontents communauté d’intérêts contre l’abbaye, quoique le but final fût différent : d’un côté un accroissement de franchises, de l’autre une acquisition de pouvoir. Une alliance pouvait donc se conclure, alliance inégale toutefois, et dont le péril, en cas de revers, devait retomber, non sur le grand feudataire, mais sur la petite ville, entraînée dans sa cause par une espérance de liberté[469]. Le comte se rendit à Vézelay afin de parler lui-même aux bourgeois et de traiter avec eux ; mais, à son arrivée, les moines, adroits politiques, l’accueillirent si respectueusement et lui promirent tant de déférence à l’avenir, qu’ils le gagnèrent malgré lui et l’obligèrent à leur accorder une trêve. Pour le mieux lier encore, l’abbé, qui devait se rendre à Rome, lui remit tous ses droits seigneuriaux et le soin de ses intérêts durant son absence. Il s’engagea même envers lui à demander au pape que les sujets de l’église de Vézelay fussent dorénavant soumis à la juridiction des comtes de Nevers[470] ; mais il savait bien que le pape n’accorderait jamais une pareille demande.
[468] Nec latuit comitem talia eos invicem mussitare, Hugonem profano impia consilia sibi perferente. (Ibid.)
[469] … Non dubium quin potior et copiosior pars eorum sibi favens protinus manum deditionis ei daret : recompensato fœdere, quo protectionem et auxilium suum eis ubique præstaret, venit Vizeliaco… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 527, col. 1.)
[470] Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 527, col. 2.
En effet, l’abbé Pons de Montboissier rapporta de Rome un monitoire apostolique qui lui faisait un devoir sacré de la défense de ses droits seigneuriaux. Cette nouvelle excita plus violemment que jamais la colère du comte de Nevers, qui voyait qu’on s’était joué de lui. N’osant cependant attaquer en personne les moines sans provocation de leur part, il engagea les petits seigneurs des environs, qui étaient ses vassaux, à faire des incursions armées sur les terres de l’abbaye. Plusieurs barons du Nivernais et de l’Auxerrois profitèrent de cette occasion pour s’emparer impunément des biens de l’église. Ils rançonnèrent les moines, dévastèrent les métairies, et enlevèrent partout les provisions, les serfs et le bétail[471]. N’ayant point de troupes à opposer aux hommes d’armes de ses ennemis, l’abbé de Vézelay supporta quelque temps le mal qu’ils lui faisaient avec cette patience qui était la force des gens d’église. Puis, voyant qu’il ne gagnait rien, il résolut de tenter d’autres voies et sollicita la protection du roi de France. Ce fut dans la quinzième année de son règne, c’est-à-dire en 1152, que le roi Louis le Jeune reçut à Paris une requête où l’abbé Pons lui exposait, dans le style biblique du temps, les afflictions de son église. Il y fit droit en citant à comparaître, devant la cour des barons de France, le plaignant et son adversaire le comte de Nevers. Tous deux exposèrent leurs raisons ; mais ce débat n’eut aucune suite, parce que l’abbé déclina le jugement de la cour, craignant que la décision du procès ne lui fût pas favorable[472].
[471] Ibid., p. 528, col. 1.
[472] Perpendens itaque abbas infensam sibi curiam partibus favere adversis, timuit sese committere dubio judicio… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 528, col. 2.)
Au retour du voyage qu’il avait fait pour se rendre à la cour du roi, le comte, enhardi par l’hésitation de son adversaire, renoua ses intelligences avec les principaux habitants de Vézelay. Il leur donna rendez-vous dans une campagne voisine du bourg, et, quand ils y furent tous réunis, il leur parla en ces termes :
« Hommes très-illustres, renommés pour votre prudence, forts de votre courage et riches du bien que vous avez acquis par votre mérite, je suis affligé au dernier point de la misérable condition où vous vous trouvez ; car, possesseurs en apparence de beaucoup de choses, réellement vous n’êtes maîtres de rien ; vous ne jouissez pas même de votre liberté naturelle[473]. En voyant ces bonnes terres, ces beaux vignobles, ces prés, ces forêts, ces rivières qui, par leur situation même, sont dans votre ressort, et dont vous n’avez pas la jouissance, je ressens pour vous une vive compassion. Je me demande avec étonnement ce qu’est devenue cette vigueur signalée qui vous poussa autrefois au meurtre de l’abbé Artaud. C’était un homme prudent et généreux, dont le seul tort consistait à vouloir que vos maisons fussent sujettes au droit de gîte deux fois par an[474]. Et maintenant vous souffrez sans mot dire l’excessive dureté de cet étranger, de cet Auvergnat si arrogant dans ses propos et si bas dans sa conduite, qui se permet non-seulement des exactions sur vos biens, mais encore des violences contre vos personnes. Séparez-vous de cet homme, je vous le conseille, mes chers amis ; si vous formez entre vous une confédération jurée et que vous promettiez de me garder fidélité, je vous prêterai secours en toute chose, et tâcherai de vous rendre libres de toute exaction et de toute coutume onéreuse[475]. »
[473] … O viri illustrissimi multaque prudentia famosissimi ac fortitudine strenuissimi, sed et propria virtute acquisitis opibus locupletissimi, doleo satis admodum miserrimam conditionem status vestri ; quoniam multarum rerum possessores quidem specie, revera autem nullarum domini effecti estis, quin nec ipsa vestra ingenita libertate utcumque fruimini. (Ibid., p. 529, col. 1.)
[474] Hærens autem valde stupeo ubi sit, vel ad quantam ignaviam devenerit olim opinatissima virtus vestra, qua prudentissimum et satis liberalissimum abbatem Artaldum, ob duas tantum domorum stationes interfecistis… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 529, col. 1.) — L’abbaye assignait dans la ville des logements par réquisition aux hôtes qu’elle recevait à la fête de Pâques et à celle de la Madeleine, ce qui privait les propriétaires des maisons ainsi retenues du profit qu’ils auraient eu à les louer à des pèlerins ou à des marchands. La transaction de 1137 statua qu’aucun bourgeois ne subirait cette charge deux fois de suite pour la même fête : « Addiderunt ut quorum hospitia, in uno Pascha hospitata fuerint, in proximo subsequente Pascha eis esse parcendum ; similiter et de festo beatæ Mariæ Magdalenæ deberi fieri dixerunt. » (Annuaire de l’Yonne, 1845, p. 62.)
[475] At vero si mutuam confœderationem ad invicem jurantes, ad me quoque fidelitatem servare volueritis, ubique meo fruemini præsidio, atque ab omni prava exactione malarum consuetudinum liberos vos facere studebo… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 529, col. 1.)
Il y a, dans les grandes réunions d’hommes, un instinct de prudence qui les fait hésiter au moment de prendre quelque résolution hasardeuse. Les mécontents de Vézelay, d’abord disposés à l’audace, parurent tout à coup reculer. Montrant à ce discours étrangement révolutionnaire plus de calme que le comte ne s’y attendait, ils lui dirent que trahir sa foi envers son seigneur était une chose très-grave, qu’ils tiendraient conseil sur leur réponse, et qu’ils la lui donneraient à un jour et dans un lieu convenus. Quand l’assemblée se fut séparée, les hommes les plus considérables et les plus modérés se rendirent auprès de l’abbé Pons, pour essayer, s’il était possible, de prévenir une rupture ouverte : « Nous vous rapportons, lui dirent-ils, les paroles du comte de Nevers, et nous vous demandons, avec toute déférence, quels conseils vous nous donnerez dans de pareilles conjectures. »
L’abbé ne témoigna aucune émotion à cette confidence peu rassurante, et soit qu’il eût naturellement, soit qu’il affectât une grande impassibilité : « Mes fidèles et amis, répondit-il, votre prudence ne peut manquer de voir que si le comte s’est fait mon ennemi, c’est afin de vous circonvenir et de vous faire tomber, sous son pouvoir, dans la plus complète servitude, en vous privant d’une seigneurie qui, pour vous, est pleine de libertés[476]. J’ai combattu jusqu’ici avec persévérance pour vos franchises ; mais si, en retour, vous me payez d’ingratitude, si vous devenez traîtres envers moi et envers l’église, quelque affligé que j’en puisse être, je saurai m’y résigner, tandis que la peine de votre trahison retombera sur vous et sur vos enfants. Que si, écoutant de bons conseils, vous tenez prudemment pour vos intérêts, si vous demeurez inébranlables dans la foi jurée à votre seigneur et à l’église qui vous a nourris de son lait, je me sacrifierai volontiers pour vous, ne doutant pas que de meilleurs jours ne succèdent bientôt à ces tristes circonstances[477]. — Nous le croyons et nous l’espérons, reprirent les gens de Vézelay ; mais il nous semble qu’il serait sage de renoncer au procès avec le comte, de céder à votre adversaire et de conclure la paix avec lui[478]. — Moi, dit l’abbé, je n’ai de procès avec personne, mais je suis prêt à défendre mes droits contre quiconque les attaque. Céder à des prétentions injustes serait un acte d’insigne lâcheté. J’ai souvent demandé la paix, tant par prières qu’à prix d’argent, et jamais je n’ai pu l’obtenir de cet enfant de discorde[479]. » Ce furent les derniers mots de l’abbé, et les députés des bourgeois retournèrent sans qu’il leur eût fait aucune espèce de concession.
[476] … Minime, inquit, fideles mei, vestram latet prudentiam, quod ea sola de causa mihi inimicatur, ut dolo vos circumveniens plenius servituti suæ addictos subjiciat, erepto quod plenum est libertate dominio. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 529, col. 2.)
[477] Ibid.
[478] … Ita esse ut astruis omnino credimus et speramus. Sed enim renuntiare liti, cedere adversario, inire pacem cum eo, consultius nobis esse videtur. (Ibid.)
[479] Pacem denique tam prece quam pretio vel obsequio sæpe quæsivi, sæpius obtuli, sæpissime exegi, sed a filio discordiæ non potui pacem impetrare. (Ibid.)
Dès ce jour, les partisans des mesures conciliatrices perdirent toute influence sur l’esprit de leurs concitoyens. L’obstination de l’abbé devint le motif d’un soulèvement populaire, où l’on vit, comme dans des révolutions récentes, figurer la plupart des jeunes gens. Alors, dans une assemblée plus tumultueuse que la précédente, fut brisé tout lien de sujétion à l’égard de l’abbaye, et fut conclu, entre les bourgeois de Vézelay et le comte de Nevers, le pacte qui devait, en même temps, garantir au comte la seigneurie de la ville et donner à celle-ci, pour la première fois, l’existence municipale[480]. De ce pacte résulta l’établissement d’une commune, créée par le serment réciproque des bourgeois et de leur nouveau seigneur[481]. On ignore quelle loi fut promulguée pour le nouveau corps politique et comment furent organisés les différents pouvoirs municipaux. Tout ce que nous apprend le seul historien de cette curieuse révolution, c’est que les bourgeois donnèrent le nom de consuls à leurs chefs et à leurs juges, magistrats sans aucun doute élus par eux, bien qu’en définitive confirmés ou, selon l’expression du chroniqueur, constitués par le comte[482]. L’anomalie que forme ici la présence de ce titre de magistrature particulier aux municipalités libres du midi, et inconnu dans celles du nord et du centre de la France, s’explique, pour Vézelay, par les relations multipliées de cette petite ville à grand commerce avec des négociants de la Provence et du Languedoc.
[480] … Et ecce affluxerunt viri nequam, effundentes diu reconditum virus in latebris sævæ conscientiæ ; aggregataque sibi maxima sceleratorum juvenium multitudine, pacti sunt sibi mutuo fœdus sceleratæ conspirationis adversus æquissimi moderaminis et ingenitæ pietatis dominum suum… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 529, col. 2.) — … Vizeliacenses burgenses, communiam inter se facientes, adversus dominum suum abbatem et monachos superbia inflati insurrexerunt… (Hist. Ludovici VII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 132.)
[481] … Et convenientes ad præfixum diem et locum, confœderati sunt tyranno, legitimo domino suo abjurato, paciscentes ad invicem per manum tyranni execratam communiam… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 529, col. 2.)
[482] Constituitque illis principes vel judices, quos et consules appellari censuerunt. (Ibid.) — Le titre de consuls, dans les villes grandes ou petites du moyen âge, a un sens qui implique nécessairement l’élection populaire ; les chartes accordées aux moindres bourgs des provinces méridionales ne laissent aucun doute à cet égard : « Et volo quod singulis annis in calma quatuor consules eligantur ad festum omnium Sanctorum quorum consilio tota terra mea videatur subjacere. » (Du Cange, Glossarium, verbo Consul, 3.)
Le comte de Nevers jura aux membres de la commune de leur donner aide et conseil contre qui que ce fût, de ne point faire sans eux de paix avec l’abbé Pons, et de ne jamais leur manquer dans aucune affaire[483]. Ainsi élevés de la triste condition de serfs domaniaux d’une abbaye au rang de citoyens et d’alliés d’un des plus puissants seigneurs du temps, les bourgeois de Vézelay voulurent s’environner de signes propres à manifester ce changement d’état, et ils prirent encore exemple des grandes municipalités nouvellement reconstituées du Midi. Ils élevèrent autour de leurs maisons des murailles crénelées comme marque de liberté personnelle et d’indépendance communale[484]. L’un des plus riches, nommé Simon, et exerçant la profession de changeur, se mit à bâtir, entre autres défenses, une tour à l’instar de celles dont quelques restes subsistent aujourd’hui à Toulouse, et qui étaient alors avec le consulat, pour les cités méridionales, une imitation de ce qui se faisait dans les républiques italiennes[485]. Ces constructions à l’aspect seigneurial, auxquelles demeurent attachés d’anciens noms de familles bourgeoises, furent loin d’être rares, au moyen âge, dans les villes situées non loin des rivages de la Méditerranée : Avignon, en 1226, ne comptait pas moins de trois cents maisons garnies de tours[486]. Sans doute les bourgeois de Vézelay, dans l’orgueil de leur liberté conquise, n’en élevèrent pas un pareil nombre, et cependant, si l’un des témoins du mouvement politique qui anima cette petite ville, au milieu du douzième siècle, pouvait la revoir aujourd’hui, ne serait-il pas bien étonné ? Ne se demanderait-il pas où est la vie, où sont les hommes du vieux temps ?
[483] Quique juravit illis consilio et auxilio nunquam vel nusquam adversus quemquamse defuturum. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 529, col. 2.)
[484] Ibid., p. 533 et 535.
[485] … De far arrasar las muralhas d’aquela, et abatre jusquas a terra, et aussi totas las maisons fortaressa que son dedins ladita villa… (Prise de Toulouse par Simon de Montfort, récit de la guerre des Albigeois publié dans l’Histoire générale de Languedoc, par dom Vaissette, Preuves, t. III, col. 56.) — Avant la Révolution, il existait à Toulouse une tour nommée la tour de Roaix, qui était un débris de la maison de cette ancienne famille. Aujourd’hui l’on en voit une, située à l’angle formé par deux rues près du collége de Saint-Raymond, et dont les formes architectoniques accusent la fin du douzième siècle ; selon la tradition, elle faisait partie de la maison de Hugues Jean, riche bourgeois de cette époque. A Mirepoix, dans la rue Salvan, se trouve une maison du douzième ou du treizième siècle, très-forte et munie d’une tour. Montpellier possède les restes d’un édifice de ce genre, et deux maisons pareillement fortifiées subsistent encore à Castres.
[486] Ad mandatum igitur legati, et rege imperante, fossata implentur ; trecentæ domus turrales quæ in villa erant, et omnes muri circumquaque solo diruti coæquantur… (Gesta Ludovici VIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII, p. 309.)