Lettres sur l'histoire de France
LETTRE XVII
Suite de l’histoire de la commune de Laon
Lorsque les bourgeois de Laon eurent pleinement satisfait leur colère et leur vengeance, ils réfléchirent sur ce qui venait de se passer, et, regardant autour d’eux, ils éprouvèrent un sentiment de terreur et de découragement[322]. Tout entiers à l’idée du péril qui les menaçait, craignant de voir bientôt l’armée du roi campée au pied de leurs murailles, ils étaient incapables de s’occuper d’autre chose que de leur sûreté commune. Dans les conseils tumultueux qui furent tenus pour délibérer sur cet objet, un avis prévalut sur tous les autres : c’était celui de faire alliance avec le seigneur de Marle, qui, moyennant une somme d’argent, pourrait mettre au service de la ville bon nombre de chevaliers et d’archers expérimentés[323].
[322] Perpensa igitur… cives perpetrati quantitate facinoris, magno extabuere metu, regium pertimescentes judicium… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 509, cap. XI.)
[323] Thomam, Codiciacensis filium, cui erat castellum Marla, præsidium ad sui contra regios impetus defensionem accersire disponunt. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 509, cap. XI.)
Thomas de Marle, fils d’Enguerrand de Coucy, était le seigneur le plus redouté de la contrée, non-seulement par sa grande puissance, mais encore par son caractère violent jusqu’à la férocité. Le nom de son château de Crécy figurait dans une foule de récits populaires, où l’on parlait de marchands et de pèlerins mis aux fers, retenus dans des cachots humides et torturés de mille manières[324]. Que ces bruits fussent vrais ou faux, les bourgeois de Laon, dans la situation critique où ils se trouvaient, n’avaient pas le loisir de se décider d’après leur opinion sur ce point. Il leur fallait, à tout prix, un secours contre la puissance royale ; et, parmi les seigneurs du pays, il n’y avait guère que Thomas de Marle sur lequel ils pussent compter, car ce seigneur était l’ennemi personnel de Louis le Gros. Il s’était ligué en 1108 avec Guy de Rochefort et plusieurs autres, pour empêcher le roi d’être sacré à Reims. Les bourgeois de Laon envoyèrent donc des députés au château de Crécy pour parler au seigneur de Marle, et l’inviter à venir, dans la ville, conclure un traité d’alliance avec les magistrats de la commune[325]. Son entrée à cheval, et en armure complète, au milieu de ses chevaliers et de ses sergents d’armes, fut pour les citoyens de Laon un grand sujet de joie et d’espoir.
[324] Dici ab ullo non potest quot in ejus carceribus fame, tabo, cruciatibus, et in ejus vinculis expirarunt. (Ibid., p. 510.)
[325] Ad hunc… dirigentes ut ad se veniret, seque contra regem tueretur orantes… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 510.)
Lorsque les chefs de la commune eurent adressé leurs propositions à Thomas de Marle, celui-ci demanda à en délibérer séparément avec les siens ; tous furent d’avis que ses troupes n’étaient pas assez nombreuses pour tenir dans la place contre la puissance du roi. Cette réponse était dure à donner. Thomas craignit qu’elle n’excitât le ressentiment des bourgeois et qu’ils ne voulussent le retenir de force pour lui faire partager, bon gré mal gré, les chances de leur rébellion[326]. Il s’arrangea donc pour ne rien dire de positif tant qu’il demeurerait dans la ville ; et, de retour à son château, il donna un rendez-vous aux principaux bourgeois, dans une grande plaine, à quelque distance de Laon. Lorsqu’ils y furent réunis, Thomas de Marle prit la parole en ces termes : « Laon est la tête du royaume ; c’est une ville que je ne puis tenir contre le roi. Si vous redoutez la puissance royale, suivez-moi dans ma seigneurie ; je vous y défendrai selon mon pouvoir, comme un patron et un ami. Voyez donc si vous voulez m’y suivre[327]. » Ces paroles jetèrent la consternation parmi les bourgeois de Laon ; mais comme ils désespéraient de leurs seules forces et n’apercevaient aucun moyen de salut, le plus grand nombre abandonna la ville, et se rendit soit au château de Crécy, soit au bourg de Nogent, près de Coucy. Le bruit se répandit bientôt, parmi les habitants et les serfs des campagnes voisines, que les citoyens de Laon s’étaient enfuis hors de leur ville et l’avaient laissée sans défense. C’en fut assez pour les attirer en masse par l’espoir du butin[328]. Durant plusieurs jours, les gens de Montaigu, de Pierrepont et de la Fère vinrent par bandes piller les maisons désertes et enlever tout ce qui s’y trouvait. Le sire de Coucy amena lui-même à ce pillage ses paysans et ses vassaux : « Bien que arrivés les derniers, dit un contemporain, ils trouvèrent presque autant de choses à prendre que si personne ne fût venu avant eux[329]. »
[326] … Quod oraculum insanis hominibus quandiu in sua ipsorum urbe erat propalare non ausus… (Ibid.)
[327] « Civitas hæc quum caput regni sit, non potest contra regem a me teneri. » (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 510.)
[328] Tunc quique pagenses ad solitariam proruunt civitatem… (Ibid.)
[329] Quum nostri recentiores tardius advenissent, munda ommia, et quasi illibata se reperisse jactaverint. (Ibid.)
Pendant que ces étrangers dévastaient la ville, les partisans de l’évêque, sortis de prison, ou revenus des lieux où ils s’étaient réfugiés, commencèrent à exercer leur vengeance sur les bourgeois qui n’avaient pas eu le temps ou la volonté de s’enfuir. Les nobles, à leur tour, commirent contre les gens du peuple des cruautés semblables à celles que ces derniers avaient commises contre eux. Ils les assaillirent dans leurs maisons, les massacrèrent dans les rues, et les poursuivirent jusque dans les couvents et les églises. L’abbaye de Saint-Vincent servit alors de refuge à plusieurs bourgeois qui y portèrent leur argent. Les religieux les accueillirent comme ils avaient accueilli les ennemis de la commune durant la première révolution ; mais cet asile ne fut point respecté : les nobles forcèrent les portes de l’abbaye et tirèrent même l’épée contre les moines, pour les contraindre de livrer, jusqu’au dernier, tous ceux qu’ils tenaient cachés[330]. L’un des plus riches et des plus honnêtes gens de la ville, nommé Robert le Magnant, ayant reçu d’un noble, qui était son compère, sûreté pour sa vie et ses membres, fut, malgré cette garantie, attaché à la queue d’un cheval qu’on lança au galop[331] ; plusieurs autres périrent par le même supplice ou furent pendus à des gibets[332]. Les partisans de cette réaction n’oubliaient pas non plus le soin et les moyens de s’enrichir ; ils prenaient tout dans les maisons et les ateliers des bourgeois, jusqu’aux plus gros meubles et aux ferrements des portes[333].
[330] Ad Sanctum Vincentium sontes insontesque cum peculio multo coierant. Quid, Domine Deus, gladiorum exertum est super monachos… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 511.)
[331] … Ad equi caudam pedibus alligatus… Vocabatur autem is Robertus cognomento Manducans, vir dives et probus. (Ibid.)
[332] His generibus mortium et alii sunt exacti. (Ibid.)
[333] … At modo residui proceres profugarum usque ad confosceras et pessulos, omni substantia atque utensilibus adimebant. (Ibid.)
Pour avoir recueilli sur ses terres les meurtriers de l’évêque de Laon et les avoir pris sous sa défense, Thomas de Marle fut mis au ban du royaume et frappé d’excommunication par le haut clergé de la province rémoise assemblé en concile. Cette sentence, prononcée avec toute la solennité possible, au son des cloches et à la lueur des cierges, était lue chaque dimanche à l’issue de la messe dans toutes les églises épiscopales et paroissiales[334]. Plusieurs seigneurs du voisinage, et entre autres Enguerrand de Coucy, le propre père de Thomas, s’armèrent contre lui, au nom de l’autorité du roi et de l’Église. Tous les environs de Laon furent dévastés par cette guerre, et le sire de Marle, irrité surtout contre le clergé qui l’avait excommunié, n’épargnait ni les couvents ni les lieux saints. Les plaintes des prêtres et des religieux déterminèrent enfin Louis VI à mettre une armée en campagne[335]. Le château de Crécy, qui était très-fort, fut assiégé par le roi en personne, et fit une longue résistance. Il ne fut réduit à la fin qu’au moyen d’une levée en masse ordonnée dans les campagnes voisines, sous promesse d’absolution de tout péché par les archevêques et les évêques. Les défenseurs du château se rendirent à discrétion, et Thomas de Marle, mis à forte rançon, fut obligé de prêter serment et de donner des sûretés au roi[336]. Mais pour les émigrés de Laon, il n’y eut ni rançon ni merci, et la plupart furent pendus afin de servir d’exemple à ceux qui tenaient encore dans un bourg voisin appelé Nogent[337]. Après la prise de Crécy, l’armée royale marcha sur ce bourg, qui ne fit pas une grande résistance, parce que la défaite du seigneur de Marle avait découragé ses alliés. Tous les émigrés de Laon trouvés dans ce lieu furent mis à mort comme criminels de lèse-majesté divine et humaine, et leurs corps, laissés sans sépulture, devinrent la proie des chiens et des oiseaux[338].
[334] Thomas qui nefarios illos… occisores, cum illa communia maligna susceperat… non solum in conciliis, synodis ac regiis curiis, sed et postmodum ubique parochiarum ac sedium per omnes dominicas… creberrimo passim anathemate pulsabatur. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 515.)
[335] De his… ecclesiarum doloribus apud regias quum impeterentur aures… collecto rex adversus eum exercitu, præsidia… aggreditur. (Ibid., p. 517.)
[336] Thomas autem… facta pecuniaria redemptione apud regem et regios… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 511.)
[337] … Furcis appensi sunt… ad terrorem defensorum… (Ibid.)
[338] … Milvorum, corvorum et vulturum rapacitati pastum generalem exhibens, et patibulo affigi præcipiens… (Sugerii Vita Ludovici Grossi, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 42.)
Ensuite le roi entra dans la ville, où les deux partis opposés continuaient, quoique avec un succès inégal, à se faire une guerre d’assassinats et de brigandages. Sa présence, donnant tout pouvoir aux adversaires de la commune, leur inspira aussi, pour un moment, plus de calme et de modération. Il y eut un intervalle de paix durant lequel on s’occupa de cérémonies expiatoires et de la réparation des églises ruinées par l’incendie. L’archevêque de Reims, venu exprès, célébra une messe solennelle pour le repos des âmes de ceux qui avaient péri durant les troubles. Entre les deux parties de la messe, il prononça un sermon approprié à la circonstance, et capable, à ce que l’on croyait, de calmer les esprits. Il prit pour texte ce verset de saint Pierre : Servi, subditi estote in omni timore dominis ! « Serfs, dit-il, soyez soumis en toute crainte à vos seigneurs, et si vous êtes tentés de vous prévaloir contre eux de leur dureté et de leur avarice, écoutez ces autres paroles de l’Apôtre : Obéissez non-seulement à ceux qui sont bons et doux, mais même à ceux qui sont rudes et fâcheux. Aussi les canons frappent-ils d’anathème quiconque, sous prétexte de religion, engagerait des serfs à désobéir à leurs maîtres, et à plus forte raison à leur résister par force[339]. »
[339] Plane in authenticis canonibus damnantur anathemate, qui servos dominis religiosis causa docuerint inobedire, aut quovis subterfugere, nedum resistere. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 509.)
Malgré ces autorités et ces raisonnements, la bourgeoisie de Laon ne se résigna point à son ancienne servitude, et les partisans de ces exécrables communes, comme s’exprime un narrateur contemporain[340], ne restèrent point en repos. Il y eut une nouvelle série de troubles dont l’histoire nous manque, mais durant lesquels, selon toute apparence, le parti de la bourgeoisie reprit le dessus. En l’année 1128, seize ans après le meurtre de l’évêque Gaudri, la crainte d’une seconde explosion de la fureur populaire engagea son successeur à consentir à l’institution d’une nouvelle commune sur les bases anciennement établies. Le roi Louis le Gros en ratifia la charte dans une assemblée tenue à Compiègne. Une particularité remarquable, c’est qu’on évita avec soin d’écrire dans cette charte le nom de commune, et que ce mot, devenu trop offensif, à cause des derniers événements, fut remplacé par ceux d’établissement de paix : institutio pacis. Les bornes territoriales de la commune furent appelées bornes de la paix ; et pour en désigner les membres, on se servit de la formule : tous ceux qui ont juré cette paix[341]. Voici le préambule de cet acte, qui fixa d’une manière définitive les droits civils et politiques des habitants de la ville de Laon et du territoire au pied de ses murailles, depuis l’Ardon jusqu’au Breuil, en y comprenant le village de Lœuilly avec ses coteaux et ses vignobles :
[340] … De execrabilibus communiis illis… (Ibid.)
[341] Termini pacis… omnes qui hanc pacem juraverunt. (Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI.) — La même chose arriva pour la commune de Cambrai : détruite en l’année 1180 par l’empereur Frederik, elle obtint, à prix d’argent, son rétablissement sous le nom de paix ; parce que, dit un auteur contemporain, le nom de commune fut toujours abominable. Voici le passage entier : « Cives ad imperatorem… cum multa pecunia recurrentes, eliminato communiæ nomine quod semper abominabile exstitit sub nomine pacis, quum tamen pax non esset, contra episcopum et clericorum libertatem… privilegium sua voluntate et seditione plenum reportaverunt. » (Balderici Chron. continuat., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIII, p. 541.)
« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, ainsi soit-il. Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, faisons savoir à tous nos féaux, présents et à venir, que, du consentement des barons de notre royaume et des habitants de la cité de Laon, nous avons institué en ladite cité un établissement de paix. »
Les articles suivants énoncent les limites de la juridiction municipale hors des murs de la ville, les différents cas de procédure et la fixation des tailles sur les bases du premier établissement ; ensuite vient un décret d’amnistie conçu en ces termes :
« Toutes les anciennes forfaitures et offenses commises avant la ratification du présent traité sont entièrement pardonnées. Si quelque homme banni pour avoir forfait par le passé veut rentrer dans la ville, il y sera reçu et recouvrera la possession de ses biens ; sont néanmoins exceptés du pardon les treize dont les noms suivent : Foulque, fils de Bomart ; Raoult de Caprisson ; Hamon, homme de Lebert ; Payen Seille ; Robert ; Remy Bute ; Maynard Dray ; Raimbault de Soissons ; Payen Osteloup ; Ancelle Quatre-Mains ; Raoul Gastines ; Jean de Molrain et Ancelle, gendre de Lebert[342]. »
[342] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 186.
Je ne sais si vous partagerez l’impression que j’éprouve en transcrivant ici les noms obscurs de ces proscrits du douzième siècle. Je ne puis m’empêcher de les relire et de les prononcer plusieurs fois, comme s’ils devaient me révéler le secret de ce qu’ont senti et voulu les hommes qui les portaient il y a sept cents ans. Une passion ardente pour la justice, et la conviction qu’ils valaient mieux que leur fortune, avaient arraché ces hommes à leurs métiers, à leur commerce, à la vie paisible mais sans dignité que des serfs dociles pouvaient mener sous la protection de leurs seigneurs. Jetés, sans lumières et sans expérience, au milieu des troubles politiques, ils y portèrent cet instinct d’énergie qui est le même dans tous les temps, généreux dans son principe, mais irritable à l’excès, et sujet à pousser les hommes hors des voies de l’humanité. Peut-être ces treize bannis, exclus à jamais de leur ville natale, au moment où elle devenait libre, s’étaient-ils signalés, entre tous les bourgeois de Laon, par leur opposition contre le pouvoir seigneurial ; peut-être avaient-ils souillé par des violences cette opposition patriotique ; peut-être enfin furent-ils pris au hasard, pour être seuls chargés du crime de leurs concitoyens. Quoi qu’il en soit, je ne puis regarder avec indifférence ce peu de noms et cette courte histoire, seul monument d’une révolution qui est loin de nous, il est vrai, mais qui fit battre de nobles cœurs et excita ces grandes émotions que nous avons tous, depuis quarante ans, ressenties ou partagées.