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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE X
Sur les prétendus partages de la monarchie.

Nos historiens, en général assez louangeurs envers les rois des Franks, s’accordent cependant à leur faire un reproche, selon eux, extrêmement grave : c’est celui d’avoir manqué aux règles de la politique, en instituant plusieurs héritiers du royaume, en partageant, comme on dit, une couronne de sa nature indivisible. Quelques écrivains ont essayé de décharger de ce blâme la mémoire de Clovis et de Charlemagne. Pour y parvenir, ils établissent que, malgré les apparences, la dignité royale demeurait sans partage ; que l’aîné des frères jouissait toujours de la prééminence sur les autres ; qu’en un mot, alors, comme depuis, il n’y avait qu’un seul roi de France. Une supposition aussi peu fondée n’était point nécessaire pour excuser les Chlodowig et les Karl de n’avoir point agi comme Louis XV. On pouvait, sans aucun danger pour l’honneur de ces rois d’un temps tout différent du nôtre, avouer qu’ils avaient méconnu les maximes de notre politique.

Et d’abord, qu’y a-t-il de moins conforme à l’idée d’un roi selon nos mœurs, que ces enfants de Merowig, à la longue chevelure bien graissée, non point avec du beurre rance, comme celle des simples soldats germains, mais avec de l’huile parfumée[154] ? Véritables chefs de nomades dans un pays civilisé, ils campaient ou se promenaient à travers les villes de la Gaule, pillant partout, sans autre idée que celle d’amasser beaucoup de richesses en monnaie, en joyaux et en meubles ; d’avoir de beaux habits, de beaux chevaux, de belles femmes ; et, enfin, ce qui procurait tout cela, des compagnons d’armes bien déterminés, gens de cœur et de ressource, comme s’expriment les anciennes chroniques[155]. Par droit de conquête, et comme les premiers de la nation conquérante, ils s’étaient approprié, dans toutes les parties de la Gaule, un très-grand nombre de maisons et de terres qui formaient leur domaine patrimonial, leur al-od, comme on disait en langue franke[156]. Les villes mêmes étaient regardées par eux comme des portions de cet al-od, comme matière de possession et d’héritage. Acquérir de nouvelles richesses, accroître le nombre de ces braves qui garantissaient à leur chef la possession de ses trésors et lui en gagnaient de nouveaux, tel était l’unique but de leur politique. Toujours occupés d’intérêts matériels, ils n’exerçaient leur habileté qu’à reprendre ce qu’ils avaient aliéné, et à dépouiller leurs compagnons des feh-ods[157], ou soldes en terres, dont ils avaient payé d’anciens services. Il n’y avait trêve pour eux à cette passion d’amasser et de jouir, que dans les jours de maladie et aux approches de la mort. Alors les terreurs de la religion chrétienne se présentaient à leur esprit, redoublées par un souvenir confus des anciennes superstitions de leurs pères. Afin d’apaiser Dieu, ils le traitaient comme ils avaient voulu être traités eux-mêmes, et donnaient aux églises leur vaisselle d’or, leurs tuniques de pourpre, leurs chevaux, les terres de leur fisc. Enfin, avant d’expirer, ils divisaient paternellement entre tous leurs fils l’al-od qu’ils avaient reçu de leurs ancêtres, et tout ce qu’ils y avaient ajouté[158]. Ces fils vivaient et mouraient comme eux ; et à chaque génération se renouvelait une semblable distribution de meubles, de champs et de villes, sans qu’il y eût là-dessous autre chose que le soin du père de famille occupé à concilier d’avance les intérêts et les prétentions de ses fils.

[154]

Infundens acido comam butyro ?

(Sidon. Apollinar. Carm. XII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 811.)

[155] Viri fortes, viri utiles, Franci utiliores… (Greg. Turon. Hist. Franc., passim.) — … Novi utilitatem tuam, quod sis valde strenuus. (Ibid., lib. II, cap. XII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 168.) — Les mots utilis et utilitas paraissent être des germanismes, et la traduction des mots nit ou nut et nutze, que les Franks prenaient dans le sens de brave et de propre à tout. Le nom d’homme, Nithard, signifie utile et brave.

[156] Od ou ot, dans les anciennes langues teutoniques, signifie richesse et propriété ; al-od veut dire littéralement toute propriété.

[157] Feh ou Feo, en langue franke, signifiait toute espèce de propriété mobilière, comme les troupeaux et l’argent, et, par extension, le revenu, la solde militaire ; feh-od veut dire littéralement propriété-solde. De là viennent les mots latins feodum et feudum, ainsi que notre mot de fief, qui a donné matière à tant de dissertations inutiles.

[158] Tam de alode parentum quam de comparato… (Formulæ veteres apud Script. rer. gallic. et francic., passim.)

Soit qu’on désapprouve ou non les partages que les rois franks, avant de mourir, faisaient entre leurs enfants, c’est donc à tort qu’on les regarde comme de véritables démembrements du corps social et de la puissance publique. Il est impossible de saisir en Gaule, aux sixième, septième et huitième siècles, rien de ce que nous entendons par ces mots d’une langue toute moderne. Les partages de ce qu’on appelle la monarchie n’avaient point, dans le principe, le caractère d’actes politiques ; ce caractère ne s’y est introduit qu’à la longue et indirectement. Comme les terres du domaine royal, distribuées sur toute la surface du pays conquis, se trouvaient en plus grand nombre dans les lieux où les tribus frankes s’étaient établies de préférence, les fils des rois, quand ils avaient reçu leur part d’héritage, étaient, par le fait, investis d’une prééminence naturelle sur les petits propriétaires et les guerriers cantonnés autour de leur domaine[159].

[159] On a compté jusqu’à cent vingt-trois grandes terres possédées par les rois de la seconde race en Belgique et sur les bords du Rhin. M. Guizot, dans ses Essais sur l’histoire de France (p. 123-127), donne les détails curieux sur la nature, la source et l’étendue des domaines royaux. J’ai lu avec plaisir cet ouvrage remarquable, qu’on regrette de voir joint comme un simple commentaire à celui de l’abbé Mably.

Ainsi, l’exercice du commandement était la conséquence, mais non l’objet du partage, qui n’avait réellement lieu qu’à l’égard des propriétés personnelles, soit mobilières, soit immobilières. Rien ne le prouve mieux que le tirage au sort qui avait souvent lieu entre les enfants des rois. Aujourd’hui encore, dans certains cas, on tire au sort les différentes portions d’un héritage ; jamais il n’est tombé dans l’esprit des hommes de diviser en lots l’administration sociale et les dignités politiques. La conduite des fils des rois franks vient à l’appui de cette manière de voir. Ils semblaient attacher moins d’importance aux domaines territoriaux qu’à l’argent et aux meubles précieux, dont ils s’emparaient premièrement, et qu’ils se disputaient avec fureur. Ils jugeaient qu’une ample distribution d’or et de bijoux aux capitaines et aux braves était, pour eux, le plus sûr moyen de devenir rois comme leur père, c’est-à-dire d’être reconnus par un nombre suffisant de soldats bien déterminés à soutenir le chef qu’ils auraient proclamé. Quelquefois, au moment même où le père venait de fermer les yeux, les fils, sans se conformer à ses dernières volontés, pillaient ses trésors, enlevaient la plus grosse part qu’ils pouvaient, et l’emportaient sur les domaines qui leur étaient échus, pour acquérir de nouveaux compagnons et s’assurer de la fidélité des anciens. Ce qui eut lieu après les funérailles de Chlother, Ier du nom, en 561, et à la mort de Dagobert, en 638, mérite d’être cité comme exemple. Voici les faits tels qu’ils sont rapportés par deux historiens contemporains :

« Le roi Chlother, étant à chasser dans la forêt de Cuise, fut pris de la fièvre et transporté à Compiègne. Là, cruellement tourmenté de la maladie, il disait souvent dans son langage : Wha ! que pensez-vous que soit ce roi du ciel qui fait mourir ainsi de puissants rois[160] ? Il rendit l’âme, plein de tristesse. Ses quatre fils, Haribert, Gonthramn, Hilperik et Sighebert, le portèrent à Soissons avec de grands honneurs, et l’ensevelirent dans la basilique de Saint-Médard. Après les obsèques de son père, Hilperik s’empara des trésors gardés au domaine de Braine ; et s’adressant à ceux des Franks qui pouvaient le plus, il les amena, à force de présents, à se ranger sous son commandement[161]. Aussitôt il se rendit à Paris et s’empara de cette ville ; mais il ne put la posséder longtemps, car ses frères se réunirent pour l’en chasser. Ensuite ils partagèrent régulièrement et au sort les terres et les villes. Haribert obtint le royaume de son oncle Hildebert, et Paris pour résidence ; Gonthramn, le royaume de son oncle Chlodomir, dont le siége était Orléans ; Hilperik eut le royaume de son père, et Soissons fut sa ville principale ; enfin Sighebert reçut pour son lot le royaume de son oncle Theoderik, et Reims devint sa résidence. Peu de temps après, Sighebert étant allé en guerre contre les Huns, qui faisaient des invasions dans la Gaule, Hilperik profita de son absence pour s’emparer de Reims et des autres villes qui lui appartenaient ; il s’ensuivit entre eux une guerre civile. Revenu vainqueur des Huns, Sighebert s’empara de la ville de Soissons, et y ayant trouvé Theodebert, fils du roi Hilperik, il le fit prisonnier ; puis il marcha contre Hilperik, lui livra bataille, fut victorieux, et rentra en possession de ses villes… »

[160] « Wa ! Quid putatis, qualis est ille rex cœlestis qui sic tam magnos reges interficit ? » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. IV, cap. XXI, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 214.) — Wha ! ou Whe ! dans tous les dialectes germaniques, est une exclamation de douleur.

[161] … Et ad Francos utiliores petiit, ipsosque muneribus mollitos sibi subdidit. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. IV, cap. XXII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 214.)

« Après la mort de Dagobert, Pepin, majeur de la maison royale, et les autres chefs des Franks orientaux, voulurent et prirent pour roi Sighebert, l’aîné de ses fils. Le plus jeune, appelé Chlodowig, devint roi des Franks occidentaux, sous la tutelle de sa mère Nanthilde. Sighebert ne tarda pas à envoyer des messagers demander à la reine Nanthilde et au roi Chlodowig la part qui lui revenait des trésors de son père. Kunibert, évêque de Cologne, Pepin et quelques autres des principaux chefs de l’Oster, se rendirent à Compiègne, où, par l’ordre de Chlodowig et d’après l’avis d’Ega, majeur de sa maison, on apporta le trésor de Dagobert, qui fut partagé également[162]. On fit transporter à Metz la part de Sighebert ; on la lui présenta et on en dressa l’inventaire… »

[162] Chunibertus… cum aliquibus primatibus Auster… (Fredegarii Chron., cap. LXXXV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 445.) — Auster ou Oster, en langue franke, signifie orient. Ce mot est quelquefois latinisé par ceux d’Austria et Austrasia. Il est difficile de deviner quelle espèce de corruption de langage a donné naissance au dernier.

Quelquefois il arrivait que, de leur vivant, les rois franks envoyaient leurs fils résider dans les parties du territoire où ils possédaient de grands domaines, soit pour en diriger l’exploitation et en percevoir les revenus, soit pour surveiller la conduite des propriétaires voisins, soit enfin pour consolider et étendre leurs établissements dans les pays où ils avaient fait des expéditions. Cette mission, plus domestique que politique, mais donnée quelquefois avec grand appareil, d’après le consentement des chefs du territoire où le fils du roi devait s’établir, est toujours présentée par nos historiens comme une véritable association à la royauté, et un partage formel de l’État. C’est encore une illusion causée peut-être par l’abus que font les anciens chroniqueurs des formules politiques de la langue latine. Dans le fond, il ne s’agissait, pour les fils, que d’être associés avant l’âge à la jouissance des biens paternels ; mais cette transaction toute privée entraînait ordinairement des conséquences d’une autre nature. Le fils, établi sur les domaines royaux, dans telle ou telle grande province, se faisait connaître des propriétaires voisins, gagnait facilement leurs bonnes grâces, et devenait leur chef, de préférence à tout autre, au moment où la royauté était vacante ; tous, selon l’expression des chroniques, le désiraient d’un commun accord[163]. Cela se faisait naturellement, par le simple cours des choses, et sans qu’il se passât rien de ce qui aurait eu lieu, par exemple, après un partage politique de la monarchie de Louis XIV.

[163] Quum omnes eum unanimi conspiratione appetissent. (Fredegarii Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 435, notes et passim.)

Quand les faits sont ainsi éclaircis, la question de savoir si les partages étaient réglés par les rois franks, de leur propre autorité, ou si le consentement de l’assemblée nationale était nécessaire, devient claire à son tour. En tant qu’il distribuait entre ses enfants ses trésors ou ses terres, le roi n’avait besoin du consentement de personne : il ne faisait qu’un acte de propriétaire ou de père de famille. Mais pour faire accepter comme chef, par les guerriers, le fils auquel il avait donné ses biens, dans telle ou telle portion du territoire, il lui devenait indispensable d’obtenir le consentement de ceux-ci, et l’usage était de le demander. De là le mélange apparent de pouvoir absolu et de délibération libre qui se présente dans les chroniques.

On se trompe beaucoup, lorsque, attribuant au titre de roi une signification ou trop ancienne ou trop moderne, on s’imagine que la conquête des Franks créa pour toute la Gaule un centre d’administration uniforme. Même dans le temps où les fils de Chlodowig assistaient à des jeux publics dans l’amphithéâtre d’Arles, et faisaient battre à Marseille de la monnaie d’or[164], leur gouvernement, à proprement parler, n’existait qu’au nord de la Loire, où habitaient les tribus frankes. Hors de ces limites, toute l’administration consistait dans une occupation militaire. Des bandes de soldats parcouraient le pays comme des espèces de colonnes mobiles, afin d’entretenir la terreur, ou se cantonnaient dans les châteaux des villes, rançonnant les citoyens, mais ne les gouvernant point, et les abandonnant soit à leur régime municipal, soit à une sorte de despotisme exercé paternellement par les évêques[165]. Aussi, lorsqu’il y avait plusieurs rois ensemble, les voyait-on, au lieu de choisir des provinces distinctes, résider à quelques lieues l’un de l’autre. A l’exception du territoire colonisé par la race conquérante, ils ne voyaient dans toute l’étendue de la Gaule qu’un objet de propriété et non de gouvernement. De là viennent ces quatre capitales dans un espace de soixante lieues[166], ces partages dans lesquels on trouve réunis en un même lot le Vermandois et l’Albigeois, et qui s’étendent en longues bandes de terre, depuis le cours de la Meuse jusqu’aux Alpes et la Méditerranée. De là enfin la division d’une même ville en plusieurs parts, et d’autres bizarreries, qui, si on les examine de près, montrent que, dans ces arrangements politiques, l’intérêt de propriété prévalait sur toute idée d’administration.

[164] … Germanorum reges Massiliam… ac maritima loca omnia… obtinuerunt. Jamque Arelate ludis circensibus præsident, et nummos cudunt ex auro Gallico, non imperatoris, ut fieri solet, sed sua impressos effigie. (Procopii Histor. de Francis, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 41.)

[165] Les lois des derniers empereurs romains accordaient aux évêques un grand pouvoir sur les municipalités. Ce pouvoir, accru de plus en plus depuis la ruine de l’empire, dégénéra presque partout en seigneurie féodale.

[166] Paris, Orléans, Soissons et Reims.

Les villes du midi étaient alors bien plus grandes que celles du nord, bien plus propres à devenir des capitales, selon le sens actuel de ce mot ; et pourtant les rois à qui elles appartenaient n’allaient point s’y établir. Ils les estimaient comme de riches possessions, mais comme des possessions étrangères où ils eussent été dépaysés. Un seul roi de la première race, Haribert, frère de Dagobert Ier, s’établit au midi de la Loire, mais ce fut après avoir tenté vainement d’obtenir la royauté au nord ; et les termes mêmes du traité qu’il conclut avec son frère prouvent qu’alors, selon l’opinion des Franks, la possession du plus vaste territoire hors des frontières de leurs colonies ne donnait à celui qui en jouissait aucun caractère public[167]. Voici le récit des historiens : « Chlother (II du nom) étant mort, Dagobert, son fils aîné, ordonna à tous les leudes de l’Oster, dont il avait le commandement, de s’assembler en armée[168]. Il envoya des députés dans le Neoster et dans le pays des Burgondes, pour s’y faire élire comme roi[169]. Étant venu à Reims, et s’étant approché de Soissons, tous les évêques et tous les leudes du royaume des Burgondes se soumirent à lui. Le plus grand nombre des évêques et des chefs du Neoster manifestèrent aussi leur désir de le voir régner. Dans le même temps, Haribert son frère faisait tous ses efforts pour parvenir à la royauté ; mais il obtint peu de succès à cause de son manque d’habileté. Dagobert prit possession de tout le royaume de Chlother, tant le Neosterrike que le pays des Burgondes, et s’empara de tous ses trésors[170]. A la fin, touché de compassion pour son frère Haribert, et suivant l’avis des sages, il transigea avec lui, et lui céda, pour y vivre dans une condition privée, le pays situé au delà de la Loire jusqu’aux monts Pyrénées, comprenant les cantons de Toulouse, de Cahors, d’Agen, de Saintes et de Périgueux. Il confirma cette cession par un traité, sous la condition que jamais Haribert ne lui redemanderait rien du royaume de leur père. Haribert donc, choisissant Toulouse pour résidence, régna dans la province d’Aquitaine… »

[167] Quoique, depuis le règne des fils de Clovis, la Gaule entière ait été appelée France, Francia, par les étrangers méridionaux, tels que les Grecs et les Italiens, et Frankland, ou terre des Franks, par les Anglo-Saxons et les Scandinaves, ce dernier nom, dans la langue franke, ne s’appliquait spécialement qu’à la portion du territoire divisée en Austrie et Neustrie.

[168] … Universos leudes quos regebat in Oster, jubet in exercitu promovere… (Fredegarii Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 435.) — Leude, leute, liude, dans les anciennes langues teutoniques, signifiaient proprement peuple, gens. Quelquefois ce mot s’appliquait d’une manière spéciale aux compagnons des rois. Il paraît pris ici dans un sens plus étendu. Nos historiens en ont fait mal à propos un titre de dignité, et ils écrivent au singulier un leude, ce qui est aussi absurde que si l’on donnait un singulier au mot gens, en supprimant l’s.

[169] … Missos in Burgundia et Neuster direxit… (Fredegarii Chron., apud ibid.)Neuster, qui, selon la prononciation romaine, avait le son de Neouster, paraît être un mot composé de la négation franque ni ou ne, et d’oster, orient. Ainsi les Franks du temps de la conquête, pour est et ouest, disaient est et non-est.

[170] Quumque regnum Clotarii tam Neptrico quam Burgundiæ. (Ibid.)Neptrico paraît être ici une faute de copie pour Neustrico. — Ce mot ainsi rétabli donne le mot frank Neoster-rike, qui signifie royaume d’Occident. Son corrélatif Oster-rike se trouve dans plusieurs passages écrits sur la seconde race.

Parmi les nombreux partages du territoire gaulois opérés dans tous les sens sous la dynastie des Merowings[171], il n’y en a pas un qui dure ou se reproduise d’une manière fixe, excepté celui du pays au nord de la Loire en Oster et Neoster, ou Oster-rike et Neoster-rike. Cette division est aussi la seule qui, pendant cette période, offre le caractère d’une séparation politique, et paraisse véritablement créer deux États distincts. Mais ce fait ne provient point de ce que, à tort ou à raison, les premiers rois des Franks auraient eu la fantaisie de couper le royaume en deux : il tient à des causes bien supérieures. Les simples dénominations de pays oriental et occidental, qui semblent ne marquer que des différences de positions géographiques, répondaient, pour les hommes de race franke, à des distinctions plus profondes. Le pays à l’est de la forêt des Ardennes et du cours de l’Escaut, formant la région orientale, était, sinon habité entièrement, du moins dominé par une tribu distincte de celle qui dominait à l’ouest et au sud, depuis la forêt des Ardennes jusqu’aux frontières des Bretons. Quoique membres de la même confédération, les Franks établis entre le Rhin et la Meuse, et qui s’intitulaient Ripewares, c’est-à-dire hommes de la rive, nom composé, selon toute apparence, d’un mot latin et d’un mot germanique[172], ne se confondaient point avec les Franks saliens, fixés entre la Meuse et la Loire. Ces derniers, ayant formé l’avant-garde dans la grande invasion, étaient devenus, dès le commencement, la tribu prépondérante, celle qui imposait aux autres ses chefs et sa politique.

[171] Enfants de Merowig. Selon la rigueur du langage, il aurait fallu prononcer Merowigings, mais l’on contractait ce mot par euphonie.

[172] Ripa semble avoir été le nom proprement affecté, durant le quatrième et le cinquième siècle, à la rive romaine du Rhin. Quant à la liaison de cette dénomination géographique au mot tudesque ware, qui signifie homme, elle n’a rien qui doive surprendre ici, car il s’en trouve d’autres exemples. Les Suèves, qui occupent l’ancien pays des Boïes, près des sources du Danube, prirent dès lors le nom de Boiowares, hommes de Boïes, aujourd’hui Bavarois. Les Saxons, établis dans le pays de Kent, en Angleterre, abandonnèrent leur nom national pour celui de Cantivares.

Après avoir porté ses conquêtes jusqu’au sud de la Gaule, Chlodowig, réagissant contre ses propres compagnons d’armes, détruisit l’un après l’autre les rois des Franks orientaux[173]. Sous ce chef redoutable et sous ses fils, toute la confédération franke parut ne former qu’un même peuple ; mais, malgré les apparences d’union, un vieil esprit de nationalité, et même de rivalité, divisait les deux principales tribus des conquérants de la Gaule, séparées d’ailleurs par quelques différences de loi, de mœurs et peut-être de langage ; car le haut allemand (si l’on peut employer cette locution moderne) devait dominer dans le dialecte des Franks orientaux, et le bas allemand dans celui des Neustriens. Les premiers, placés à l’extrême limite de l’empire gallo-frank, servant de barrière à cet empire contre les agressions réitérées des peuples païens de la Germanie, nourrissaient, au milieu d’occupations guerrières, le désir de l’indépendance, et même de la domination politique à l’égard de leurs frères du sud. Ils tendaient non-seulement à s’affranchir, mais à former à leur tour la tête de la confédération. Pour parvenir à ce but, le premier moyen était d’avoir des rois à part ; et de là vint l’empressement avec lequel les leudes de l’Oster, comme parlaient les Franks, se groupaient autour des fils des rois envoyés parmi eux, et leur décernaient une royauté effective, soit du consentement, soit contre le gré de leur père. Ils allaient même jusqu’à exciter ces fils à des révoltes qui flattaient leur vanité nationale et leur espérance de s’ériger en État indépendant[174]. Cette rivalité produisit des guerres civiles qui se prolongèrent durant tout le septième siècle, et enfin, au commencement du huitième, la réaction s’accomplit par un changement de dynastie, qui transporta la domination des Saliskes aux Ripewares, et la royauté des Merowings aux Karlings.

[173] Sighebert, roi à Cologne, et Reghenaher ou Raghenher, roi à Cambrai.

[174] Voyez Gesta Dagoberti regis, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 580.

Dans cette lutte des tribus frankes de l’orient et du nord contre celles de l’occident et du sud, il était impossible que les premières ne prévalussent pas à la longue, et que le siége du gouvernement ne fût pas transporté, un jour, des bords de la Seine ou de l’Aisne sur ceux de la Meuse ou du Rhin. En effet, la population orientale n’était point clair-semée, comme l’autre, au milieu des Gallo-Romains : incessamment grossie par des émigrés de la Germanie, par tous ceux que l’envie de chercher fortune ou l’attrait d’une religion nouvelle déterminaient à se ranger sous l’empire des rois chrétiens, elle formait une masse plus compacte, moins énervée par l’oisiveté, la richesse et l’exemple des mœurs romaines. L’énergie belliqueuse des anciens envahisseurs se changea bientôt, chez les Neustriens, en esprit de guerres privées, en fureur de se piller les uns les autres, de se disputer un à un tous les lambeaux de la conquête. Les familles riches, surtout la famille royale, s’abandonnèrent à un goût effréné pour les jouissances et les plaisirs sensuels. On peut dire, il est vrai, que ceux des Mérovingiens que nos histoires nomment rois fainéants furent corrompus à dessein, et avec une sorte d’art, par les chefs qui s’étaient emparés de leur tutelle ; mais si cette disposition à la mollesse n’eût pas existé chez les Franks occidentaux, la race des Pepin, malgré toute sa politique, aurait fait d’inutiles efforts pour s’élever au rang de dynastie royale.

Le premier roi de cette seconde race partagea la Gaule entre ses deux fils, à la manière des anciens rois, par coupe longitudinale. Dans ce partage, les royaumes d’Oster et de Neoster furent seuls considérés comme des États, et l’immense territoire qui se trouvait en dehors leur fut ajouté comme annexe. Le royaume occidental, donné à Karl, s’étendait jusqu’aux Pyrénées à travers l’Aquitaine, dont il ne renfermait qu’une partie. L’autre royaume, donné à Karloman, avait pour limites extrêmes le Rhin et la Méditerranée. Mais après que la mort de ce dernier eut réuni sous un même sceptre les deux royaumes, ce mode de division de l’empire frank ne se reproduisit plus d’une manière fixe. La Neustrie, en perdant sa prépondérance, perdit son caractère national ; tandis qu’une autre province gauloise, l’Aquitaine, qui, sous la première race, avait toujours figuré comme domaine, prit, dans les nouveaux partages, le rang d’un État distinct. Un si grand changement ne vint pas du hasard, mais d’une réaction énergique de l’esprit national des indigènes du midi contre le gouvernement fondé par la conquête. Ce pays, affranchi, mais non d’une manière absolue, malgré plusieurs insurrections, jouit alors du singulier privilége de communiquer aux fils des rois la royauté effective, et une puissance quelquefois dirigée d’une manière hostile contre leurs pères. Le fils de l’empereur Karl le Grand fut roi en Aquitaine tout autrement que ne l’avait été le frère de Dagobert Ier ; et après que lui-même eut hérité de l’empire, les Aquitains élurent celui de ses fils qu’il ne voulait pas leur donner. Tel fut le commencement d’une révolution qui, après des guerres longues et sanglantes, s’accomplit par le démembrement définitif de l’empire des Franks ; mais ce démembrement sous la seconde race ne doit pas plus être imputé aux fautes des rois que le partage du royaume en deux États sous la première. Tout fut l’œuvre de l’esprit national et de cette impulsion des grandes masses d’hommes à laquelle nulle puissance ne résiste.

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