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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE XVIII
Fin de l’histoire de la commune de Laon.

Les quarante-cinq années qui suivirent la révolution de Laon furent des années de paix et de prospérité pour la nouvelle commune. Le souvenir de la guerre civile inspirait une sorte de crainte aux successeurs de l’évêque Gaudri ; mais à mesure qu’on s’éloigna de ces temps, le pouvoir épiscopal s’enhardit par degrés, et forma le dessein de reprendre tout ce qu’il avait abandonné. Ces projets se révélèrent tout à coup, en l’année 1175, à l’avénement de Roger de Rosoy. C’était un homme de grande naissance, parent des seigneurs de Pierrepont et d’Avesnes, et allié du comte de Hainaut. A l’aide de ses puissants amis, l’évêque Roger se mit à travailler par intrigues et par menaces à la ruine du gouvernement communal. Comme c’était principalement à cause de ses nombreuses alliances qu’il inquiétait les bourgeois, ceux-ci, de leur côté, cherchèrent un appui au dehors. Ils conclurent des traités d’amitié avec les communes de Soissons, de Crespy et de Vailly, et entrèrent en négociation avec le roi de France, Louis VII, surnommé le Jeune. Ils lui demandaient, moyennant une somme d’argent, de confirmer et de jurer la charte donnée par son père[343]. Leurs propositions furent acceptées malgré les instances de l’évêque, qui suppliait le roi de ne point soutenir des serfs révoltés et d’avoir merci de son église[344].

[343] … Data regi Ludovico æstimatione pecuniæ… (Anonymi canonici Laudun. Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIII, p. 682.)

[344] … Et ut ecclesiæ suæ misereretur, communiam servorum suorum delendo, modis omnibus exoravit. (Ibid.)

En l’année 1177, Louis le Jeune donna aux bourgeois de Laon une nouvelle charte portant confirmation de leur établissement de paix. Loin de reculer pour cela, l’évêque prit la résolution de pousser vivement son entreprise. Il avertit son frère Renaud, sire de Rosoy, et ses autres amis, de venir le trouver avec autant de gens d’armes qu’ils pourraient en rassembler. Ce fut le commencement d’une seconde guerre civile. Les bourgeois, préparant leurs moyens de défense, envoyèrent des messages aux communes avec lesquelles ils avaient fait alliance. Celles-ci tinrent leurs engagements ; et le prévôt du roi leva quelques troupes dans les bourgs de sa juridiction[345]. A la première nouvelle de l’approche des ennemis, les bourgeois, au lieu de les attendre derrière les murs de la ville, se portèrent à leur rencontre. Chemin faisant, dans leur effervescence démocratique, ils détruisaient les maisons des nobles qu’ils soupçonnaient de malveillance à leur égard. Arrivés près d’un lieu appelé Saint-Martin de Comporte, ils trouvèrent une troupe nombreuse de chevaliers rangés en bataille. Ils les attaquèrent imprudemment, et, ne pouvant réussir à les entamer, reculèrent bientôt en désordre. Poursuivis à course de cheval, ils regagnèrent la ville à grand’peine, en laissant derrière eux beaucoup de morts[346].

[345] Venerant eis in auxilium ex aliis communiis plurimi, Galfrido Silvanectensi, tunc Laudunensi præposito, procurante… (Anonymi canonici Laudun. Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIII, p. 682.)

[346] (Ibid.)

Comme l’évêque et ses partisans tenaient la ville en état de siége, le roi fit marcher ses troupes, et, se mettant lui-même à leur tête, ravagea les terres du sire de Rosoy et de ses complices. Incapables de résister seuls à la puissance royale, les principaux d’entre eux adressèrent alors une demande de secours au comte de Hainaut, leur parent, et l’un des grands vassaux de l’empire : ainsi la guerre civile de Laon fit éclore une guerre nationale. Le comte de Hainaut rassembla sept cents chevaliers et plusieurs milliers de gens de pied, à la tête desquels il arriva sans coup férir jusqu’à peu de distance de Soissons. Obligé, par cette diversion, de rétrograder pour défendre ses domaines, le roi consentit à un traité de paix dans lequel furent compris tous les ennemis de la commune de Laon, à l’exception de l’évêque Roger, dont les biens restèrent en séquestre. On l’accusait de s’être trouvé en armes à la bataille de Comporte, et d’avoir tué de sa propre main plusieurs bourgeois. Il se justifia sur ce dernier point par un serment public, et le roi lui pardonna à l’intercession du pape ; il reprit ses biens et son évêché, à condition de laisser en paix la commune[347].

[347] Gisleberti Montensis Hannoniæ Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIII, p. 578.

Roger de Rosoy renonça dès lors à toute entreprise violente contre la liberté des bourgeois de Laon ; mais il n’en fut pas moins attentif à saisir toutes les occasions qui semblaient favorables à ses projets. Après la mort de Louis le Jeune, arrivée en 1180, il adressa au nouveau roi, Philippe-Auguste, les mêmes plaintes qu’à son prédécesseur. Ces doléances firent peu d’effet sur l’esprit du roi, jusqu’à ce que l’évêque eût proposé de reconnaître d’une manière convenable l’assistance qu’il réclamait. Il possédait par droit héréditaire la seigneurie de la Fère-sur-Oise, et ne crut point faire un marché désavantageux en donnant cette seigneurie pour une charte d’abolition de la commune de Laon[348]. Voici les termes de l’ordonnance royale rendue en 1190 :

[348] Histoire du diocèse de Laon, par Dom Nicolas Le Long, éd. de 1783, p. 275.

« Désirant éviter pour notre âme toute espèce de péril, nous cassons entièrement la commune établie en la ville de Laon, comme contraire aux droits et libertés de l’église métropolitaine de Sainte-Marie. Nous nous sommes déterminé à agir ainsi par amour de Dieu et de la bienheureuse vierge Marie, en vue de la justice et pour l’heureuse issue du pèlerinage que nous devons faire à Jérusalem[349]. »

[349] … Amore Dei et B. Virginis, et respectu justitiæ et peregrinationis nostræ Jerosolymitanæ. (Gallia christiana, t. IX, col. 535.)

Dès l’année suivante, le roi Philippe changea entièrement de dispositions à l’égard de la commune de Laon, et un traité d’argent, conclu cette fois avec les citoyens, lui fit oublier ce qu’il avait cru être le péril de son âme :

« Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français, faisons savoir à tous, présents et à venir, que notre aïeul, de bonne mémoire, le roi Louis, ayant octroyé une paix aux habitants de Laon ; que notre père aussi, de pieuse mémoire, le roi Louis, leur ayant octroyé la même paix et l’ayant confirmée par serment, comme il est contenu dans sa charte authentique que nous avons vue ; avec l’assentiment des citoyens, nous avons fait casser ladite charte, par suite d’une nouvelle convention, dont voici la teneur : En vertu de leur établissement de paix, lesdits citoyens nous devaient trois droits de gîte chaque année, si nous venions dans la ville, ou vingt livres si nous n’y venions pas. Nous leur remettons à tout jamais tant les trois gîtes que les vingt livres, et les en tenons quittes, sous cette condition, que, chaque année, à la fête de tous les Saints, ils payeront à nous et à nos successeurs deux cents livres parisis. Moyennant la présente convention, nous garantissons et confirmons à perpétuité le susdit établissement de paix[350]. »

[350] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 287.

Les successeurs moins belliqueux de l’évêque Roger n’employèrent contre la commune de Laon d’autres armes que les armes spirituelles. Le maire et les jurés, qu’on nommait aussi échevins, furent plusieurs fois excommuniés par eux durant le cours du treizième siècle. Le prétexte ordinaire de ces excommunications était l’emprisonnement de quelque clerc ou serviteur de l’église, coupable d’injures ou de violence envers un bourgeois. En effet, l’hostilité du chapitre épiscopal de Laon contre la commune nourrissait une foule de querelles particulières, et donnait lieu à de fréquents désordres que le chapitre négligeait de punir sur ses justiciables, mais que la commune, réduite à se faire justice elle-même, réprimait avec sévérité[351]. Alors l’évêque de Laon écrivait au légat du pape, au roi et aux prélats de France, pour se plaindre des empiétements de l’autorité municipale ; le ban de Dieu était mis sur la ville, et n’était levé que quand les magistrats communaux avaient donné satisfaction à l’église. Obéissant à la nécessité, ils payaient les amendes pécuniaires et subissaient patiemment les cérémonies humiliantes que leur imposait l’autorité pontificale ; mais leur fermeté politique n’en était nullement ébranlée.

[351] Gallia christiana, t. IX, col. 537.

En l’année 1294, deux chevaliers, parents de l’un des clercs du chapitre, se prirent de querelle avec un bourgeois, et la dispute s’échauffa au point qu’ils le maltraitèrent dans sa propre maison. Cette injure était de celles qu’on ne pouvait faire à un membre de la commune sans exciter le ressentiment de tous. Aussi les voisins, qui accoururent au bruit, voyant ce dont il s’agissait, s’armèrent de bâtons et de pierres, et poursuivirent les deux chevaliers à travers les rues[352]. Ceux-ci, craignant de ne trouver de refuge dans aucune maison, coururent à l’église épiscopale, dont les portes leur furent ouvertes par le clerc, qui était leur parent. Le bruit se répandit aussitôt que le chapitre avait pris parti pour ceux qui avaient violé le domicile d’un bourgeois. Il y eut grande rumeur dans tous les quartiers ; on sonna la cloche du beffroi ; on ferma les portes de la ville, et les magistrats s’assemblèrent. La foule se portait vers l’église où les deux chevaliers et leur parent s’étaient barricadés ; on leur criait d’ouvrir et de se remettre entre les mains de la justice. Mais ils n’en firent rien, et le chapitre refusa de les y contraindre, alléguant ses priviléges et la sainteté du droit d’asile. Ce refus poussa au dernier point l’exaspération populaire ; les portes de l’église furent forcées par les bourgeois, qui s’y précipitèrent malgré les remontrances du trésorier et des chanoines, saisirent le clerc et les chevaliers, les maltraitèrent et les frappèrent jusqu’au sang[353].

[352] … Tum lapidibus et baculis armati tanto furore equites persequuntur, ut… (Gallia christiana, t. IX, col. 543.)

[353] … Eosque verberibus cædunt ad sanguinem usque, quo polluta est ecclesia. (Ibid.)

Regardant l’église comme profanée, le chapitre cessa d’y célébrer aucun office et transporta ailleurs les vases sacrés. L’official prononça l’excommunication contre les auteurs du sacrilége ; enfin l’évêque mit l’interdit sur toute la ville et excommunia les magistrats municipaux, d’abord comme gardiens et représentants de la commune, et ensuite parce qu’ils avaient été témoins du désordre sans rien faire pour l’empêcher. Le chapitre en corps adressa ses plaintes au pape Boniface VIII, qui écrivit au roi Philippe le Bel pour l’exhorter à punir les coupables, à soutenir en tout point la cause du clergé de Laon, enfin à casser la commune contraire aux droits et à la tranquillité de l’église[354]. Le roi envoya deux commissaires, nommés Pierre de Sargine et Jean Choisel, pour faire une enquête exacte sur ce qui s’était passé. Les procès-verbaux dressés par eux furent soumis au parlement, qui prononça contre la commune de Laon un arrêt dont voici quelques passages :

[354] … Communiam abroget, ecclesiæ dudum injuriosam, ac juri ecclesiastico inimicam… (Gallia christiana, t. IX, p. 543.)

« Attendu que les citoyens de Laon, réunis en grand nombre, après avoir sonné la cloche de la commune, fermé les portes de la ville et fait des proclamations publiques, se sont rués en sacriléges dans la mère église, sans respect pour les immunités ecclésiastiques ; qu’ils ont arraché par force de ladite église un clerc et plusieurs nobles chevaliers, réfugiés dans cet asile sacré pour sauver leur vie et échapper à la poursuite de leurs ennemis qui les ont blessés cruellement, au point qu’un des chevaliers est mort par suite de ses blessures ; qu’ainsi ils ont violé les libertés de ladite église, et cela en présence de plusieurs officiers de la commune, des échevins, jurés et autres magistrats, qui, loin de s’opposer à ce crime, comme ils pouvaient et devaient le faire, ont prêté secours, conseil et protection aux auteurs du mal ; vu l’enquête sur ce faite, d’après le témoignage de toutes les personnes qui devaient être entendues ; nous déclarons les susdits citoyens, maire, jurés, échevins, et tous autres magistrats de la ville de Laon, coupables des faits énumérés ci-dessus, et les privons, par le présent arrêt, de tout droit de commune et de collége, sous quelque nom que ce soit, leur ôtant à tout jamais et entièrement leurs cloches, sceau, coffre commun, charte, priviléges, tout état de justice, juridiction, jugement, échevinage, office de jurés et tous autres droits de commune[355]. »

[355] Cet arrêt se trouve répété dans le préambule d’une charte postérieure de Charles IV. (Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XII, p. 465 et suiv.)

Une constitution municipale qui comptait près de deux cents ans d’existence ne pouvait être détruite d’un seul coup : aussi l’arrêt du parlement ne fut-il point exécuté à la lettre. Pour ne pas renouveler à Laon les scènes de tumulte qui avaient signalé, au douzième siècle, l’établissement de la commune, le roi fut obligé de révoquer presque aussitôt la sentence portée contre les bourgeois, par une charte qui les maintenait provisoirement dans la jouissance de leurs droits politiques. Cette charte portait que la commune de Laon serait rétablie sous la réserve de demeurer en la main du roi ; et la principale clause était conçue en ces termes : « Ne seront, ladite commune et ledit échevinage, en vigueur qu’autant qu’il nous plaira[356]. » De son côté, le chapitre de Laon fut obligé de capituler avec les bourgeois sur les satisfactions qu’il exigeait. Les deux parties nommèrent des arbitres qui s’accordèrent, moyennant une rente payée à l’église par la commune et certaines cérémonies expiatoires. A la première fête solennelle, cent des bourgeois excommuniés, nu-pieds, sans robe ni ceinture, marchèrent processionnellement, la croix en tête, depuis le bas de la montagne de Laon jusqu’à la cathédrale. Trois d’entre eux portaient dans leurs bras des figures d’hommes en cire, du poids de vingt livres, qu’ils remirent au doyen et aux chanoines, en signe de restitution. Ensuite la sentence et l’interdit furent levés par mandement du pape[357].

[356] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XII, p. 465 et suiv.

[357] Histoire du diocèse de Laon, par Dom Nicolas Le Long, p. 308 et 309.

A une époque où les décisions législatives des rois de France prenaient plus de force qu’elles n’en avaient jamais eu depuis l’établissement des communes, la situation de celle de Laon devenait singulièrement précaire. Son existence dépendait entièrement de la volonté ou de l’intérêt de Philippe IV et de ses successeurs. Ce roi lui fut favorable durant tout son règne, parce que les ennemis des libertés de Laon avaient pris parti pour le pape dans ses démêlés avec la cour de France. Boniface VIII avait même récompensé leur zèle par une bulle où, de son autorité pontificale, il abolissait à perpétuité la commune ; mais le roi fit brûler cette bulle[358]. Philippe V, qui, en l’année 1316, succéda à son frère Louis X, ne fut pas plus favorable aux adversaires de la commune de Laon. Soit qu’il cédât à un sentiment de respect pour les droits consacrés par le temps, soit que les bourgeois eussent offert de l’argent pour qu’il les maintînt dans leur liberté provisoire, il ratifia la charte de Philippe le Bel et confirma aux citoyens l’exercice de leurs droits pour autant de temps qu’il plairait à la volonté royale[359]. D’un côté les bourgeois, et de l’autre l’évêque et le chapitre de Laon, étaient en instance perpétuelle auprès de la cour du roi, et adressaient requêtes sur requêtes, les premiers pour obtenir une confirmation définitive, les seconds pour faire remettre en vigueur l’ordonnance de Philippe le Bel. Ces derniers réussirent auprès de Charles IV, qui, dès l’année de son avénement, en 1322, rendit contre la commune de Laon une ordonnance dont voici quelques articles :

[358] Histoire du diocèse de Laon, par Dom Nicolas Le Long, p. 311.

[359] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XII.

« Eu sur ce délibération et conseil, nous statuons et ordonnons, en vertu de notre autorité royale, qu’en la ville, cité et faubourgs de Laon, il ne puisse y avoir, à l’avenir, commune, corps, université, échevinage, maire, jurés, coffre commun, beffroi, cloche, sceau, ni aucune autre chose appartenant à l’état de commune. De notre certaine science et autorité royale, nous mettons à néant, dans ladite ville, cité et faubourgs, le susdit état de commune et tous les droits qui en dépendent, les déclarons annulés à perpétuité, et imposons perpétuel silence aux citoyens et habitants, présents et à venir, sur toute demande et réclamation relatives auxdits priviléges de commune, corps, université, mairie, échevinage, cloche, sceau et coffre commun. Nous statuons en outre qu’ils ne pourront être ouïs sur ces choses, ni par voie de supplique, ni par aucune autre, décrétant que toutes lettres qu’ils pourraient avoir en confirmation des susdits droits sont nulles et de nulle valeur, et réunissons, pour toujours, à notre prévôté de Laon, la juridiction qui autrefois appartenait à la commune[360]. »

[360] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XII, p. 465 et suiv.

Malgré les termes impératifs de cette ordonnance, les bourgeois de Laon ne désespérèrent pas tout à fait de leur cause, et, ne reculant devant aucun sacrifice, ils entamèrent une négociation d’argent avec les officiers du roi. Quoiqu’il eût été décrété qu’ils ne seraient ouïs par aucune voie, leurs offres ne furent point repoussées ; mais la partie adverse, admise à plaider contre eux, prolongea cette affaire, qui n’était point encore terminée à la mort de Charles le Bel, arrivée en 1328. La discussion s’engagea de nouveau et plus vivement encore devant son successeur Philippe VI. L’évêque et son chapitre soutenaient que le roi, en sa qualité de défenseur et spécial gardien des églises, devait faire exécuter rigoureusement la sentence rendue contre la commune de Laon, en punition de ses méfaits notoires, détestables et scandaleux. Ils disaient que si l’on ne tenait la main à cet arrêt, beaucoup de maux et griefs pourraient s’ensuivre, et ils ajoutaient que bien des gens dans la ville pensaient que ce ne serait pas profit qu’il y eût commune[361]. Pour réfuter ces arguments, les fondés de pouvoirs de la bourgeoisie remontraient que la sentence rendue en 1294 était sans application, puisque le délit avait été amendé par des réparations de tout genre ; que d’ailleurs tous ceux qui l’avaient commis étaient morts[362]. Leurs raisons et peut-être leurs offres prévalurent. La cour décida que le roi, « en vertu de son autorité, avait droit de mettre et d’établir commune en la ville de Laon, toutes fois qu’il lui plairait et qu’il lui semblerait profitable de le faire. » L’ordonnance rendue à cet égard imposait perpétuel silence au doyen, à l’évêque et à son chapitre. Mais il ne fallut pas plus de deux ans à l’évêque Albert de Roye pour faire écouter ses réclamations, et convaincre de la bonté de sa cause le même roi qui avait reconnu dans sa plaidoirie contre les bourgeois plus de haine que d’amour de justice[363]. Les nouveaux moyens de persuasion employés par ce prélat consistaient en une grosse somme d’argent qui fut remise entre les mains du trésorier de France, le 29 avril de l’année 1330[364]. Enfin, au commencement de l’année 1331, fut rendue l’ordonnance qui devait abolir, après deux siècles révolus, la commune ou paix de Laon.

[361] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XII, p. 465 et suiv.

[362] Ibid.

[363] Ibid., p. 3 et suiv.

[364] … Multam contulit pecuniam… (Gallia christiana, t. IX, col. 546.)

« Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, savoir faisons à tous présents et à venir, que comme nous, considérant que la commune jadis de Laon, pour certains méfaits et excès notoires, énormes et détestables, avait été ôtée et abattue à toujours par arrêt de la cour de notre très-cher seigneur et oncle le roi Philippe le Bel, confirmé et approuvé par nos très-chers seigneurs les rois Philippe et Charles, dont Dieu ait les âmes ; par grande délibération de notre conseil, avons ordonné que jamais commune, corps, collége, échevinage, maire, jurés ou aucun autre état ou signe à ce appartenant, ne soient institués ou établis à Laon. Nous, considéré le bon gouvernement qui a été en ladite ville, par nos gens, depuis que la commune fut abattue et qui est aussi et a été ès autres cités et bonnes villes de notre royaume, esquelles il n’y a nul état de commune ni d’échevinage, eu sur ce grande et mûre délibération et conseil, audit gouvernement avons pourvu et pourvoyons en la manière qui s’ensuit :

« Le bailli de Vermandois, ou son lieutenant pour lui, connaîtra de toutes affaires, tant en assises à Laon que hors d’assises.

« Il y aura à Laon un prévôt de la cité, à gages, qui exercera pour le roi la justice haute, moyenne et basse, et dans tous les lieux qui étaient de la commune, ou de la paix.

« Le prévôt établira à Laon le maître de tous les métiers.

« Les sommes dont les habitants de Laon auront besoin pour la défense de leurs pâturages, de leurs droitures et de leurs franchises, pour la conservation des puits, des fontaines, et pour le payement de leurs rentes à vie ou à perpétuité, seront levées par six personnes que le prévôt fera élire par le peuple.

« Il n’y aura plus à Laon de tour du beffroi, et les deux cloches qui y étaient en seront ôtées et confisquées au roi. Les deux autres cloches qui sont en la tour de Porte-Martel y resteront, dont la grande servira à sonner le couvre-feu au soir, le point du jour au matin, et le tocsin ; et la petite, pour faire assembler le guet[365]. »

[365] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. II, p. 77 et suiv.

Comme il n’y a guère de révolution sans changement de noms pour les édifices publics, une ordonnance postérieure défendit que la tour dont on avait enlevé les deux grosses cloches de la commune fût appelée tour du beffroi[366]. Il semble qu’on voulût, par là, effacer les souvenirs démocratiques attachés à ces vieux murs d’où partait autrefois le signal qui annonçait aux bourgeois libres l’ouverture de l’assemblée populaire ou les dangers de leur cité. Le beffroi ou la grande tour communale bâtie au centre de la ville était un sujet d’orgueil et d’émulation pour les petites républiques du moyen âge. Elles employaient des sommes considérables à la construire et à l’orner, afin qu’aperçue de loin, elle donnât une grande idée de leur puissance. C’était surtout parmi les communes du Midi que régnait cette espèce d’émulation ; elles cherchaient à se surpasser l’une l’autre en magnificence, et quelquefois en bizarrerie, dans la construction de leurs tours. On donnait à ces édifices des noms sonores et recherchés, comme celui de Miranda ou la Merveille[367] ; et il paraît que la fameuse tour de Pise doit à une vanité de ce genre son architecture singulière.

[366] « Et défendons que ladite tour soit jamais appelée beffroi. » (Ibid., t. XII, et préface du t.)

[367] Voyez le Recueil des poésies des troubadours, publié par M. Raynouard.

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