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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE VIII
SUITE DE LA PRÉCÉDENTE
Mission d’Arcadius. — Aventures d’Attale (533-534).

Le petit-fils de Sidonius Apollinaris n’avait pas attendu à Clermont l’arrivée du roi Theoderik. Au bruit de la marche des Franks, il avait quitté la ville en grande hâte et s’était réfugié à Bourges, sur les terres de son patron Hildebert. Obligé par crainte des habitants à tenir sa fuite secrète, Arcadius partit seul, abandonnant à la merci des événements Placidina, sa mère, et Alcyma, sœur de son père : toutes deux, après l’occupation du pays, furent dépouillées de leurs biens et condamnées à l’exil[123]. Depuis lors Arcadius devint l’agent de confiance de Hildebert. Instrument passif des volontés du roi barbare, il les exécutait sans discussion et sans scrupule. L’une de ses ambassades eut pour résultat un crime fameux dans notre histoire, mais dont le récit, vague et mal détaillé chez les écrivains modernes, a besoin, si l’on peut parler ainsi, d’être restitué d’après les textes : c’est le meurtre des enfants de Chlodomir.

[123] Placidina vero mater ejus, et Alchima, soror patris ejus, comprehensæ, apud Cadurcum urbem, rebus ablatis, exsilio condemnatæ sunt. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 192.)

Depuis la mort de ce roi, qui avait péri dans une guerre contre les Burgondes, son héritage était demeuré vacant et paraissait réservé à ses trois fils, Theodewald, Gonther et Chlodoald. La reine Chlothilde, leur aïeule, les gardait auprès d’elle, et attendait que l’un d’entre eux parvînt à l’âge d’homme pour le présenter aux Franks du royaume de Chlodomir, et le faire élever sur un bouclier, suivant la coutume nationale. Chlothilde, qui avait aimé autrefois Chlodomir plus que ses autres fils, conservait pour ses enfants l’affection la plus tendre, ne les quittant jamais et les menant avec elle dans les voyages qu’elle faisait. Un jour qu’elle était venue à Paris pour y demeurer quelque temps, Hildebert, voyant ses neveux en sa puissance, envoya secrètement à Chlother, qui résidait à Soissons, un message conçu en ces termes : « Notre mère garde auprès d’elle les enfants de notre frère et veut qu’ils aient son royaume ; viens donc promptement à Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu’il faut faire d’eux ; savoir s’ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste du peuple, ou si nous les tuerons, et partagerons entre nous le royaume de notre frère[124]. »

[124] « … Utrum incisa cæsarie ut reliqua plebs habeantur, an certe his interfectis, regnum germani nostri inter nosmetipsos æqualitate habita dividatur. » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XVIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 196.)

Chlother ne se fit pas attendre et vint trouver Hildebert dans l’ancien palais romain qu’il habitait sur la rive méridionale de la Seine. Des agents affidés répandirent dans la ville que le but de l’entrevue des deux rois était de mettre les trois enfants en possession de l’héritage de leur père. Après avoir conféré ensemble et pris leur parti, les rois députèrent vers Chlothilde un messager chargé de dire en leur nom ces paroles : « Envoie-nous les enfants pour que nous les élevions à la royauté. » La reine, ne se doutant point qu’il y eût là-dessous quelque artifice, fut toute joyeuse ; et après avoir donné aux trois enfants à boire et à manger, elle les fit partir en leur disant : « Je croirai n’avoir pas perdu mon fils, si je vous vois régner à sa place. » Theodewald, Gonther et Chlodoald, le premier âgé de dix ans, et les deux autres plus jeunes que lui, arrivèrent au palais de leur oncle, accompagnés de leurs gouverneurs, qu’on appelait alors nourriciers, et de quelques esclaves. Ils furent aussitôt saisis et enlevés aux gens de leur suite, qu’on enferma séparément[125].

[125] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XVIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 196.

Alors le roi Hildebert, appelant son confident Arcadius, lui dit d’aller trouver la reine afin d’apprendre d’elle ce qu’on devait faire des enfants ; et, pour joindre à cette demande l’éloquence des signes, que les Barbares aimaient à employer, il lui ordonna de prendre avec lui une paire de ciseaux et une épée. Le Romain obéit ; et dès qu’il fut en présence de la veuve de Chlodowig, il lui présenta les ciseaux et l’épée nue, en disant : « Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils te font demander conseil sur ce qu’on doit faire de ces enfants : veux-tu qu’ils vivent, la chevelure coupée, ou veux-tu qu’ils soient égorgés ? » Stupéfaite de ces paroles et de l’envoi qui donnait au message quelque chose de plus sinistre, Chlothilde, hors d’elle-même, sans trop savoir ce qu’elle disait, répondit : « Si l’on ne veut pas qu’ils deviennent rois, j’aime mieux les voir morts que tondus. » L’ambassadeur intelligent se retira aussitôt, sans attendre d’autres paroles, et porta cette réponse aux deux rois, leur disant : « Vous avez l’aveu de la reine pour achever l’œuvre commencée[126]. »

[126] « … Favente regina, opus cœptum perficite… » (Ibid.)

Les deux rois entrèrent dans le lieu où les enfants étaient gardés, et aussitôt Chlother, saisissant l’aîné par le bras, le jeta par terre et lui enfonça un couteau sous l’aisselle. Aux cris de douleur qu’il jetait, son frère Gonther courut à Hildebert, et s’attachant à lui de toutes ses forces : « Mon père, dit-il, mon bon père, viens à mon secours : fais que je ne sois pas tué comme mon frère. » En dépit de ses résolutions, le roi Hildebert fut ému, les larmes lui vinrent aux yeux ; il dit à son complice : « Mon cher frère, je t’en prie, accorde-moi la vie de cet enfant : je te donnerai tout ce que tu voudras ; je te demande seulement de ne pas le tuer. » Mais Chlother, saisi d’une espèce de rage à la vue du sang, accabla son frère d’injures : « Repousse-le loin de toi, cria-t-il, ou tu vas mourir à sa place : c’est toi qui m’as mis dans cette affaire, et voilà que tu manques de parole[127]. » Hildebert eut peur : il se débarrassa de l’enfant, et le poussa vers Chlother, qui l’atteignit d’un coup de couteau entre les côtes. Il paraît qu’au moment où se terminait cette horrible scène, des seigneurs franks, suivis d’une troupe de braves, forcèrent les portes, et, sans tenir compte, comme il arrivait souvent, de ce que diraient ou feraient les rois, enlevèrent le plus jeune des enfants, Chlodoald, et le mirent en sûreté hors du palais[128]. Les nourriciers et les esclaves, qui n’excitaient pas le même intérêt, furent tous mis à mort, de crainte que l’envie ne leur prît de se dévouer pour venger leurs jeunes maîtres. Après ces meurtres, le roi Chlother, sans paraître aucunement troublé, monta à cheval et s’en alla vers Soissons ; Hildebert sortit aussi de Paris et se retira dans un de ses domaines voisin de la ville.

[127] « Tu, inquit, es incestator hujus causæ, et tam velociter de fide resilis ? » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XVIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 196, 197.)

[128] Tertium vero Chlodovaldum comprehendere non potuerunt, quia per auxilium virorum fortium liberatus est. (Ibid.)

Soit par prudence, soit par une sorte de justice barbare, les deux meurtriers appelèrent leur frère aîné, Theoderik, au partage du royaume de Chlodomir. Il reçut le Maine et l’Anjou, à condition d’oublier l’injure que Hildebert lui avait faite en s’emparant de l’Auvergne. Les deux rois se jurèrent amitié, et, pour garantie de leurs serments, se donnèrent mutuellement des otages. Ils les prirent, non dans les familles des Franks, trop fiers pour subir de bonne grâce cette espèce de captivité, mais parmi les fils des nobles gaulois. Beaucoup de jeunes gens de race sénatoriale furent ainsi déportés d’un royaume dans l’autre, et donnés en garde par chacun des deux rois à ceux des capitaines franks dans lesquels ils avaient le plus de confiance. Ce ne fut qu’un exil tant que la paix dura ; mais, à la première mésintelligence, tous les otages, sans exception, furent réduits en servitude : les uns devenant la propriété du fisc ; les autres, celle des chefs qui les avaient reçus en garde. Assujettis soit aux travaux publics, soit à un service domestique dans la maison de leurs maîtres, ils employèrent pour sortir d’esclavage toutes les ruses d’un esprit plus adroit et plus inventif que celui des Franks. Beaucoup réussirent à s’évader : c’étaient probablement ceux qui étaient retenus à peu de distance du centre de la Gaule. Mais les otages du roi Theoderik, disséminés dans les environs de Trèves et de Metz, furent moins heureux[129].

[129] Multi tamen ex eis per fugam elapsi, in patriam redierunt, nonnulli in servitio sunt retenti… (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XVIII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 194.)

Au nombre de ces derniers se trouvait un jeune homme appelé Attale, neveu de Grégoire, alors évêque de Langres et anciennement comte d’Autun. Issu d’une des premières familles sénatoriales de la Gaule, il était devenu l’esclave d’un Frank qui habitait le voisinage de Trèves, et son emploi était de garder au champ les nombreux chevaux de son maître. Dès que la discorde eut éclaté entre les rois Hildebert et Theoderik, l’évêque de Langres se hâta d’envoyer dans le nord à la recherche de son neveu, afin de savoir exactement en quel état il se trouvait. Au retour des gens chargés de cette commission, l’évêque les envoya de nouveau avec des présents pour le Barbare dont Attale gardait les chevaux ; mais celui-ci refusa tout en disant : « Un homme de si grande famille ne peut se racheter à moins de dix livres d’or[130]. » On rapporta cette réponse à l’évêque, et en un moment toute sa maison en fut instruite. Les esclaves s’apitoyaient sur le sort du jeune homme. L’un d’eux, nommé Léon, qui avait l’office de cuisinier, dans un élan de dévouement, courut vers son maître, et lui dit : « Si tu voulais me permettre d’y aller, je suis sûr que je parviendrais à le tirer de sa captivité. » L’évêque répondit qu’il le voulait bien, et Léon, tout joyeux, partit en grande hâte pour le lieu qu’on lui avait indiqué[131].

[130] « … Hic de tali generatione decem auri libris redimi debet. » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud ibid.)

[131] Ibid.

A son arrivée, il épia d’abord l’occasion d’enlever le jeune homme ; mais la chose était trop difficile, et il fut contraint d’y renoncer. Alors il confia son projet à un homme probablement Romain de naissance, et lui dit : « Viens avec moi à la maison de ce Barbare, et là, vends-moi comme esclave ; l’argent sera pour toi : tout ce que je demande, c’est que tu me facilites les moyens d’accomplir ce que j’ai résolu[132]. » Cet arrangement fait, tous deux entrèrent dans la maison du Frank, et le cuisinier fut vendu par son compagnon pour la somme de douze pièces d’or. Avant de payer, le maître demanda à l’esclave quel genre d’ouvrage il savait faire. « Moi, répondit Léon, je suis en état de préparer tout ce qui se mange à la table des maîtres, et je ne crains pas que pour ce talent on trouve mon pareil. Je te le dis en vérité, quand tu voudrais donner un festin au roi, je me ferais fort de tout apprêter de la manière la plus convenable. — Eh bien, reprit le Frank, voici le jour du soleil qui approche ; ce jour-là, j’inviterai chez moi mes voisins et mes parents : il faut que tu me fasses un dîner qui les étonne et dont ils disent : Nous n’avons rien vu de mieux dans la maison du roi. — Que mon maître donne l’ordre de me fournir un bon nombre de volailles, et j’exécuterai ce qu’il me commande[133]. » Le dimanche venu, le repas fut servi à la grande satisfaction des convives, qui ne cessèrent de complimenter leur hâte jusqu’au moment de se séparer.

[132] « … Veni mecum, et venunda me in domo Barbari illius, sitque tibi lucrum pretium meum… » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 194.)

[133] « Ecce enim dies solis adest (sic enim barbaries vocitare diem Dominicum consueta est), in hac die vicini atque parentes mei invitabuntur in domo mea ; rogo ut facias mihi prandium quod admirentur, et dicant : Quia in domo regis melius non adspeximus. » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 194.)

Depuis ce jour, l’habile cuisinier devint le favori de son maître ; il avait l’intendance de la maison et le commandement sur les autres esclaves, auxquels il distribuait à son gré les rations de potage et de viande. Il employa un an à s’assurer les bonnes grâces de son maître et à lui inspirer une entière confiance. Puis, croyant le moment venu, il songea à se mettre en relation avec Attale, auquel il avait affecté jusque-là de paraître absolument étranger. Il se rendit, comme par passe-temps, dans le pré où le jeune homme gardait ses chevaux, et s’assit par terre à quelques pas de lui, pour qu’on ne les vît point causer ensemble. Dans cette position, il lui dit : « Voici le temps de songer au pays : cette nuit, quand tu auras ramené les chevaux à leur étable, je t’avertis que tu ne dois point céder au sommeil, mais te tenir prêt au premier appel ; car nous nous mettrons en route[134]. » Le jour où cet entretien eut lieu, le Frank avait chez lui à dîner plusieurs de ses parents, parmi lesquels se trouvait le mari de sa fille. C’était un homme d’un caractère jovial et qui ne dédaignait pas de plaisanter avec les esclaves de son beau-père. Vers minuit, tous les convives ayant quitté la table pour aller se coucher, le gendre, qui craignait d’avoir soif, se fit suivre à son lit par Léon portant une cruche de bière ou d’hydromel. Pendant que l’esclave posait le vase, le Frank se mit à le regarder entre les yeux, et lui parla ainsi d’un ton railleur : « Dis-moi donc, toi l’homme de confiance, est-ce que bientôt l’envie ne te prendra pas de voler les chevaux de mon beau-père pour retourner dans ton pays ? — Cette nuit même je compte le faire, s’il plaît à Dieu, répondit le Romain sur le même ton. — S’il en est ainsi, repartit le Frank, je ferai faire bonne garde autour de moi, afin que tu ne m’emportes rien. » Là-dessus il rit aux éclats d’avoir trouvé cette bonne plaisanterie, et Léon le quitta en riant[135].

[134] … Decubans in terra cum eo a longe, adversis dorsis, ut non cognosceretur quod loquerentur simul, dicit puero : « Tempus est enim ut jam cogitare de patria debeamus… » (Ibid.)

[135] « … Dic tu, o creditor soceri mei, si valeas, quando voluntatem adhibebis, ut adsumti equitibus ejus eas in patriam tuam ? » Hoc quasi joco delectans dixit… Et ridentes discesserunt. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 194.)

Quand tout le monde fut endormi, le cuisinier sortit de sa chambre, courut à l’étable des chevaux et appela Attale. Le jeune homme fut debout en un instant et sella deux chevaux. Quand ils furent prêts, son compagnon lui demanda s’il avait une épée. « Je n’ai, répondit-il, d’autre arme qu’une petite lance. » Alors Léon, entrant hardiment dans le corps de logis qu’habitait le maître, lui prit son bouclier et sa framée[136]. Au bruit qu’il fit, le Frank s’éveilla et demanda qui c’était, ce qu’on voulait. L’esclave répondit : « C’est moi, Léon, ton serviteur ; je viens de réveiller Attale pour qu’il se lève en diligence et mène les chevaux au pré : il a le sommeil aussi dur qu’un ivrogne. — Fais comme il te plaira, » répondit le maître ; et aussitôt il se rendormit. Léon donna les armes au jeune homme ; et tous deux, prenant sur leurs chevaux un paquet d’habits, passèrent la porte extérieure sans être vus de personne. Ils suivirent la grande route de Reims depuis Trèves jusqu’à la Meuse ; mais quand il fallut traverser la rivière, ils trouvèrent sur le pont des gardes qui ne voulurent point les laisser passer outre, à moins de savoir qui ils étaient, et s’ils ne prenaient pas de faux noms. Obligés de passer le fleuve à la nage, ils attendirent la chute du jour, et, abandonnant leurs chevaux, ils nagèrent en s’aidant avec des planches jusqu’à l’autre bord. A la faveur de l’obscurité, ils gagnèrent un bois et y passèrent la nuit[137].

[136] … Adprehendit scutum ejus ac frameam. (Ibid.)Fram, dans l’ancienne langue germanique, voulait dire en avant, et framen, lancer ; ainsi la framée devait être une arme de jet : cependant ce mot a ici, et dans plusieurs autres passages des écrivains latins, le sens d’épée.

[137] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 194 et 195.

Cette nuit était la seconde depuis celle de leur évasion, et ils n’avaient encore pris aucune nourriture ; par bonheur ils trouvèrent un prunier couvert de fruits dont ils mangèrent, et qui soutinrent un peu leurs forces. Ils continuèrent de se diriger sur Reims à travers les plaines de la Champagne, observant soigneusement si quelqu’un ne venait pas derrière eux. Pendant qu’ils marchaient ainsi avec précaution, ils entendirent le trot de plusieurs chevaux. Aussitôt ils quittèrent la route, et trouvant près de là un buisson, ils se mirent derrière, couchés par terre, avec leurs épées nues devant eux. Le hasard fit que les cavaliers s’arrêtèrent près de ce buisson. L’un d’eux, pendant que les chevaux urinaient, se mit à dire : « Quel malheur que ces maudits coquins aient pris la fuite sans que j’aie pu encore les retrouver ; mais, je le dis par mon salut, si je mets la main sur eux, je ferai pendre l’un et hacher l’autre par morceaux[138]. » Les fugitifs entendirent ces paroles, et aussitôt après le pas des chevaux qui s’éloignaient. La nuit même ils arrivèrent à Reims, sains et saufs, mais accablés de fatigue. Ils demandèrent à la première personne qu’ils virent dans les rues la demeure d’un prêtre de la ville, nommé Paul. Ayant trouvé la maison de leur ami, ils frappèrent à sa porte au moment où l’on sonnait matines. Léon nomma son jeune maître et conta en peu de mots leurs aventures, sur quoi le prêtre s’écria : « Voilà mon songe vérifié : cette nuit j’ai vu deux pigeons, l’un blanc et l’autre noir, qui sont venus en volant se poser sur ma main[139]. »

[138] … Dixitque unus, dum equi urinam projicerent : « Væ mihi, quia fugiunt hi detestabiles, nec reperiri possunt ; verum dico per salutem meam, quia si invenirentur, unum patibulo condemnari, et alium gladiorum ictibus in frusta discerpi juberem. » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 195.)

[139] … Vera est enim visio mea : nam videbam duas in hac nocte columbas advolare, et consedere in manu mea, ex quibus una alba, alia autem nigra erat. » (Ibid.)

C’était le dimanche, et ce jour-là, l’Église, dans sa rigidité primitive, ne permettait aux fidèles de prendre aucune nourriture avant la messe. Mais les voyageurs, qui mouraient de faim, dirent à leur hôte : « Dieu nous pardonne, et sauf le respect dû à son saint jour, il faut que nous mangions quelque chose ; car voici le quatrième jour que nous n’avons touché ni pain ni viande. » Le prêtre, faisant cacher les deux jeunes gens, leur donna du pain et du vin, et sortit pour aller à matines. Le maître des fugitifs était arrivé avant eux à Reims : il y cherchait des informations et donnait partout le signalement et les noms de ses deux esclaves. On lui dit que le prêtre Paul était un ancien ami de l’évêque de Langres ; et afin de voir s’il ne pourrait pas tirer de lui quelques renseignements, il se rendit de grand matin à son église. Mais il eut beau questionner ; malgré la sévérité des lois portées contre les recéleurs d’esclaves, le prêtre fut imperturbable[140]. Léon et Attale passèrent deux jours dans sa maison ; ensuite, en meilleur équipage qu’à leur arrivée, ils prirent la route de Langres. L’évêque, en les revoyant, éprouva une grande joie, et, selon l’expression de l’historien auquel nous devons ce récit, pleura sur le cou de son neveu[141].

[140] Secutus est et Barbarus, iterum inquirens pueros ; sed inlusus a presbytero regressus est. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 195.)

[141] Gavisus autem pontifex visis pueris, flevit super collum Attali nepotis sui. (Ibid.)

L’esclave qui, à force d’adresse, de persévérance et de courage, était parvenu à délivrer son jeune maître, reçut en récompense la liberté dans les formes prescrites par la loi romaine. Il fut conduit en cérémonie à l’église, et là, toutes les portes étant ouvertes en signe du droit que devait avoir l’affranchi d’aller partout où il voudrait, l’évêque Grégoire déclara devant l’archidiacre, gardien des rôles d’affranchissement, qu’eu égard aux bons services de son serviteur Léon, il lui plaisait de le rendre libre et de le faire citoyen romain. L’archidiacre dressa l’acte de manumission, suivant le protocole usité, avec les clauses suivantes :

« Que ce qui a été fait selon la loi romaine soit à jamais irrévocable. Aux termes de la Constitution de l’empereur Constantin, de bonne mémoire, et de la loi dans laquelle il est dit que quiconque sera affranchi dans l’église sous les yeux des évêques, des prêtres ou des diacres, appartiendra dès lors à la cité romaine et sera protégé par l’Église, dès ce jour le nommé Léon sera membre de la cité ; il ira partout où il voudra et du côté qu’il lui plaira d’aller, comme s’il était né et procréé de parents libres. Dès ce jour, il est exempt de toute sujétion de servitude, de tout devoir d’affranchi, de tout lien de patronage ; il est et demeurera libre, d’une liberté pleine et entière, et ne cessera en aucun temps d’appartenir au corps des citoyens romains[142]. » L’évêque donna au nouveau citoyen des terres, sans la possession desquelles ce titre n’eût été qu’un vain nom. L’affranchi, ainsi élevé au rang de ceux que les lois barbares désignaient par le nom de Romains possesseurs, vécut libre avec sa famille, de cette liberté dont une famille gauloise pouvait jouir sous le régime de la conquête et dans le voisinage des Franks[143].

[142] Marculfi formula LVI. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 521.)

[143] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 195.

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