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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE XXV
Sur l’histoire des assemblées nationales.

L’on s’est trop exagéré le tort qu’a fait à l’histoire de France la réserve politique des écrivains. Ce qui, dans tous les temps et dans tous les pays, nuit le plus à la vérité historique, c’est l’influence exercée par le spectacle des choses présentes et par les opinions contemporaines sur l’imagination de celui qui veut décrire les scènes du passé. Que ces opinions soient vraies ou fausses, serviles ou généreuses, l’altération qu’elles font subir aux faits a toujours le même résultat, celui de transformer l’histoire en un véritable roman, roman monarchique dans un siècle, philosophique ou républicain dans l’autre. Les erreurs et les inconséquences reprochées à nos historiens du dix-septième et du dix-huitième siècle dérivent, pour la plupart, de l’empire qu’avaient sur eux les habitudes sociales et la politique de leur temps. Prémunis par nos mœurs modernes contre les prestiges de la royauté absolue, il en est d’autres dont nous devons nous garder, ceux de l’ordre légal et du régime constitutionnel. Il est impossible que le plaisir de voir nos idées libérales consacrées, en quelque sorte, par la prescription de l’ancienneté, n’égare pas des esprits, justes d’ailleurs, hors des véritables voies de l’histoire. Ces erreurs seront d’autant plus difficiles à relever que la source en sera plus pure, et qu’en blâmant l’écrit au nom de la science il faudra rendre hommage au patriotisme de l’auteur.

Un point de notre histoire vers lequel l’attention publique se porte aujourd’hui avec préférence, c’est la question de l’origine et de la succession des assemblées nationales. Cette prédilection dont nous devons nous applaudir, parce qu’elle est un signe de faveur pour les principes constitutionnels, a peu servi jusqu’à présent le progrès des études historiques ; elle n’a guère enfanté que des rêves honnêtes, des rêves qui montrent réalisées au temps de Charlemagne, et même sous Clovis, toutes les espérances de la génération actuelle. Malgré l’autorité de Montesquieu et le célèbre passage de Tacite[559], l’histoire de France ne commence pas plus par la monarchie représentative de nos jours que par la monarchie absolue du temps de Louis XV. La première de ces hypothèses, plus libérale que l’autre, si l’on veut, est aussi dénuée de fondement. Des deux côtés, même absence de véritable critique, même confusion entre des races d’hommes profondément distinctes, même défaut d’intelligence du véritable état de la Gaule après la conquête. S’il est absurde de transformer en cour galante et chevaleresque les leudes et les ghesels[560] des rois franks, il ne l’est pas moins de reporter au temps de l’invasion germanique les besoins et les passions qui ont soulevé le tiers état sur la fin du dix-huitième siècle. De ce que cette nombreuse partie de la population, désignée aujourd’hui par le nom de classe moyenne, attache un très-haut prix au droit d’intervenir dans le gouvernement de l’État par la représentation nationale, il ne faut pas conclure qu’elle a toujours pensé, voulu et senti de même. Il pouvait y avoir, et il y a eu réellement pour elle, dans les siècles passés, une tout autre manière d’exercer des droits et d’obtenir des garanties politiques. Il a fallu que toutes les constitutions particulières des villes de France eussent été successivement détruites ou énervées par l’invasion de l’autorité centrale, pour que le besoin d’une constitution générale, d’une constitution du pays, se fît sentir et ralliât tous les esprits vers un objet commun.

[559] Voyez l’Esprit des lois, liv. XI, chap. VI.

[560] Ce mot signifie compagnon ; c’est probablement de là que dérive celui de vassal.

Si l’on voit, dès le quatorzième siècle, des députés des principales villes convoquées aux États généraux, il faut se garder de croire, sur les seules apparences, que la bourgeoisie d’alors eût le même goût que ses descendants actuels pour les chambres législatives. En Angleterre même, dans ce pays qui passe pour la terre classique du gouvernement représentatif, ce ne fut pas toujours une joyeuse nouvelle que l’annonce des élections pour le parlement dans les villes et dans les bourgs. On y était même si peu jaloux, au quatorzième et au quinzième siècle, d’exercer le droit électoral, que si par hasard le shérif s’avisait de conférer ce droit à quelque ville qui n’en jouissait pas anciennement, les habitants s’en plaignaient comme d’une vexation. Ils demandaient au roi justice contre le magistrat qui, malicieusement, c’est l’expression de ces sortes de requêtes, prétendait les contraindre à envoyer des hommes au parlement[561]. A la même époque, plusieurs villes du midi de la France, invitées à nommer des députés aux États généraux, sollicitaient le roi d’Angleterre, maître de la Guienne, de leur prêter un secours suffisant pour résister à cette sommation que le roi de France, disaient-elles, leur avait faite à mauvais dessein[562]. A la vérité, toutes les villes de France, et surtout celles qui anciennement avaient fait partie du royaume, ne montraient pas une répugnance aussi prononcée lorsqu’il s’agissait d’envoyer des députés aux États généraux ; mais rien ne prouve que, de leur part, cet envoi ait été autre chose qu’un acte de pure obéissance. Ils nommaient des députés quand, selon le langage de l’époque, ils y étaient semons ; puis, quand on ne leur en demandait plus, ils ne se plaignaient point de cette interruption comme de la violation d’un droit ; au contraire, les bourgeois de ces villes se félicitaient de ne point voir revenir le temps de l’assemblée des trois États, qui était celui des grandes tailles et des maltôtes.

[561] … Malitiose constrictos ad mittendum homines ad parliamenta. (Charta Edwardi III, apud Rymer, Fœdera, Conventiones, Litteræ, etc.)

[562] Charta Edwardi III, apud Rymer, Fœdera, Conventiones, Litteræ, etc., passim.

Deux opinions également fausses servent de base à la théorie la plus accréditée touchant l’histoire des assemblées qu’on appelle nationales. D’abord on suppose qu’avant l’invasion des peuples germaniques, personne, dans les provinces romaines, ne pouvait avoir l’idée de ces sortes d’institutions, ou qu’une pareille idée devait être odieuse au pouvoir impérial. En second lieu, on s’imagine que du moment où les Barbares, soit Goths, soit Franks, eurent établi en Gaule, suivant leurs coutumes nationales, des mâls, et des champs de mars ou de mai, les habitants indigènes prirent part à ces réunions et s’en applaudirent. La première hypothèse est formellement démentie par un rescrit des empereurs Honorius et Théodose le Jeune, adressé, en l’année 418, au préfet des Gaules, siégeant dans la ville d’Arles. En voici la traduction.

« Honorius et Théodose, Augustes, à Agricola, préfet des Gaules.

« Sur le très-salutaire exposé que nous a fait ta Magnificence, entre autres informations évidemment avantageuses à la république, nous décrétons, pour qu’elles aient force de loi à perpétuité, les dispositions suivantes, auxquelles devront obéir les habitants de nos sept provinces[563], et qui sont telles qu’eux-mêmes auraient pu les souhaiter et les demander. Attendu que, pour des motifs d’utilité publique ou privée, non-seulement de chacune des provinces, mais encore de chaque ville, se rendent fréquemment auprès de ta Magnificence les personnes en charge, ou des députés spéciaux, soit pour rendre des comptes, soit pour traiter de choses relatives à l’intérêt des propriétaires, nous avons jugé que ce serait chose opportune et grandement profitable, qu’à dater de la présente année, il y eût, tous les ans, à une époque fixe, pour les habitants des sept provinces, une assemblée tenue dans la métropole, c’est-à-dire dans la ville d’Arles. Par cette institution, nous avons en vue de pourvoir également aux intérêts généraux et particuliers. D’abord, par la réunion des habitants les plus notables en la présence illustre du préfet, si toutefois des motifs d’ordre public ne l’ont pas appelé ailleurs, on pourra obtenir, sur chaque sujet en délibération, les meilleurs avis possibles. Rien de ce qui aura été traité et arrêté après une mûre discussion ne pourra échapper à la connaissance d’aucune des provinces ; et ceux qui n’auront point assisté à l’assemblée seront tenus de suivre les mêmes règles de justice et d’équité. De plus, en ordonnant qu’il se tienne tous les ans une assemblée dans la cité Constantine[564], nous croyons faire une chose non-seulement avantageuse au bien public, mais encore propre à multiplier les relations sociales. En effet, la ville est si avantageusement située, les étrangers y viennent en si grand nombre, elle jouit d’un commerce si étendu, qu’on y voit arriver tout ce qui naît ou se fabrique ailleurs. Tout ce que le riche Orient, l’Arabie parfumée, la délicate Assyrie, la fertile Afrique, la belle Espagne et la Gaule courageuse produisent de renommé abonde en ces lieux avec une telle profusion, que toutes les choses admirées comme magnifiques dans les diverses parties du monde y semblent des produits du sol. D’ailleurs la réunion du Rhône à la mer de Toscane rapproche et rend presque voisins les pays que le premier traverse et que la seconde baigne dans ses sinuosités. Ainsi, lorsque la terre entière met au service de cette ville tout ce qu’elle a de plus estimé, lorsque les productions particulières de toutes les contrées y sont transportées par terre, par mer, par le cours des fleuves, à l’aide des voiles, des rames et des charrois, comment notre Gaule ne verrait-elle pas un bienfait dans l’ordre que nous donnons de convoquer une assemblée publique au sein de cette ville, où se trouvent réunies en quelque sorte, par un don de Dieu, toutes les jouissances de la vie et toutes les facilités du commerce ?

[563] La Viennoise, la première Aquitaine, la seconde Aquitaine, la Novempopulanie, la première Narbonnaise, la seconde Narbonnaise et la province des Alpes-Maritimes.

[564] Constantin le Grand aimait singulièrement la ville d’Arles ; ce fut lui qui y établit le siége de la préfecture des Gaules. Il voulut aussi qu’elle portât son nom, mais l’usage prévalut contre sa volonté.

« Déjà l’illustre préfet Pétronius, par un dessein louable et plein de raison, avait ordonné qu’on observât cette coutume[565] ; mais, comme la pratique en fut interrompue par l’incurie des temps et le règne des usurpateurs, nous avons résolu de la remettre en vigueur par l’autorité de notre prudence. Ainsi donc, cher et bien-aimé parent, Agricola, ton illustre Magnificence, se conformant à notre présente ordonnance et à la coutume établie par tes prédécesseurs, fera observer dans les sept provinces les dispositions suivantes :

[565] Pétronius fut préfet des Gaules entre les années 402 et 408.

« On fera savoir à toutes les personnes honorées de fonctions publiques, ou propriétaires de domaines, et à tous les juges de provinces, qu’ils doivent se réunir en conseil, chaque année, dans la ville d’Arles, dans l’intervalle des ides d’août à celles de septembre, les jours de convocation et de session pouvant être fixés à volonté.

« La Novempopulanie et la seconde Aquitaine, comme les provinces les plus éloignées, pourront, si leurs juges sont retenus par des occupations indispensables, envoyer à leur place des députés, selon la coutume.

« Ceux qui auront négligé de se rendre au lieu désigné, dans un temps prescrit, payeront une amende, qui sera pour les juges de cinq livres d’or, et de trois livres pour les membres des curies et les autres dignitaires[566].

[566] … Ab idibus Augusti, quibuscumque mediis diebus, in idus septembris, in Arelatensi urbe noverint honorati vel possessores, judices singularum provinciarum, annis singulis concilium esse servandum… Quinis auri libris judicem esse mulctandum, ternis honoratos vel curiales, qui ad constitutum locum intra definitum tempus venire distulerint. (Codex Theodos., apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 767.) — On appelait curiæ les corps municipaux des villes romaines, et curiales les membres de ces corps, qui étaient très-nombreux.

« Nous croyons, par cette mesure, accorder de grands avantages et une grande faveur aux habitants de nos provinces ; nous avons aussi la certitude d’ajouter à l’ornement de la ville d’Arles, à la fidélité de laquelle nous devons beaucoup, selon l’opinion et le témoignage de notre père et patrice[567]. Donné le XV des kalendes de mai, reçu à Arles le X des kalendes de juin. »

[567] Constantin, second mari de Placidie, qu’Honorius avait pris pour collègue en 421.

Certes, cette ordonnance impériale, où les intérêts publics et ceux de la civilisation et du commerce jouent un si grand rôle, offre plus de conformité avec nos mœurs constitutionnelles que les banns[568], ou proclamations par lesquelles les rois et les comtes franks convoquaient à leurs mâls tous les leudes du royaume ou de la province. Cependant l’institution de l’assemblée d’Arles fut loin d’être aussi agréable aux Gaulois méridionaux que nous le supposerions aujourd’hui, en jugeant leur esprit d’après le nôtre. Profondément dégoûtés d’un empire dont plusieurs fois, mais vainement, ils avaient essayé de se détacher, les habitants des cités gauloises tendaient alors de toutes leurs forces à l’isolement municipal ; toute espèce d’institution, même libérale, qui avait pour but de les rallier à l’administration des grands officiers impériaux, ne pouvait manquer de leur déplaire ou d’être reçue froidement par eux. Ce sentiment général de désaffection est exprimé avec énergie par le poëte Sidonius Apollinaris, déjà cité plusieurs fois. « Sur la parole de nos pères, dit-il, nous respectons des lois sans vigueur ; nous regardons comme un devoir de suivre de chute en chute une fortune décrépite ; nous soutenons comme un fardeau l’ombre de l’empire, supportant par habitude plutôt que par conscience les vices d’une race vieillie, de la race qui s’habille de pourpre[569]. »

[568] Ce mot, dans la langue des Franks, signifiait à la fois publication, édit, sentence et interdiction.

[569]

. . . . . Sed dum per verba parentum
Ignavas colimus leges, sanctumque putamus
Rem veterem per damna sequi : portavimus umbram
Imperii, generis contenti ferre vetusti
Et vitia, ac solitam vestiri murice gentem
More magis quam jure pati…

(Sidon. Apollinar., Panegyric. Aviti imp., apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 810.)

Les empereurs romains n’étaient donc point aussi déterminés qu’on le pense à priver les habitants des provinces de toute part à l’administration publique. Ils songeaient même à employer les institutions représentatives comme un moyen pour arrêter le grand mouvement de dissolution qui entraînait en même temps toutes les provinces, et jusqu’aux villes, dont les citoyens voulaient s’en tenir à leurs affaires intérieures, et n’avoir plus rien à démêler avec celles de l’empire. Si l’autorité centrale était impopulaire, ce n’était pas parce qu’elle refusait obstinément ce que nous appelons aujourd’hui des garanties politiques. L’offre même de ces garanties augmentait son impopularité, dont la cause était un besoin profond d’indépendance nationale. L’ordonnance qui instituait l’assemblée d’Arles accordait à ceux qui devaient y être convoqués les droits les plus étendus de discussion et de délibération ; et cependant la forte amende prononcée contre les personnes qui négligeraient de s’y rendre, l’emphase même avec laquelle le rescrit développe les agréments de toute espèce qu’offrait alors le séjour d’Arles, décèlent la crainte d’une grande répugnance de la part des propriétaires et des corps municipaux. C’était pourtant un privilége tout nouveau, octroyé à une classe nombreuse de citoyens ; mais les membres des cités gauloises mettaient au-dessus de tous les priviléges politiques celui d’être séparés d’un empire qui les fatiguait depuis si longtemps. A la vérité, l’invasion des Barbares le leur procura de gré ou de force ; mais les guerriers habillés de peaux[570], qui émigraient de la Germanie, n’apportaient aux provinciaux romains, chez lesquels ils venaient camper, aucune espèce d’institution. Dans les différents États qu’ils fondèrent, ils maintinrent, mais pour eux seuls, leur gouvernement national ; et cette forme de gouvernement par assemblée, en dehors de laquelle demeuraient les anciens sujets de l’empire, ne fut regardée par cette immense majorité de la population ni comme un bien ni comme un mal.

[570] … Pellitæ turmæ… satellites pelliti… (Sidon. Apollinar. Carmina, apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 807, passim.)

Dès leur premier établissement sur le territoire gaulois, les Goths, les Burgondes et les Franks tinrent des assemblées politiques où ils délibéraient dans leur langue, sans le concours des indigènes, qui regardaient tout au plus comme un spectacle curieux ces réunions militaires, où les rois et les guerriers de race germanique assistaient en armes. Sidonius Apollinaris nous a transmis quelques détails sur l’une de ces assemblées tenue à Toulouse par Theoderik, roi des Visigoths. Ce poëte décrit d’une manière assez pittoresque la figure et l’accoutrement des Barbares qui se rendaient à ce qu’il appelle le conseil des anciens[571]. Il nous représente ces conquérants du Midi siégeant dans leur conseil souverain, ceints de leurs épées, vêtus d’habits de toile pour la plupart sales et gras, et chaussés de mauvaises guêtres de peau de cheval[572]. Cette description et les paroles mêmes de l’auteur prouvent qu’alors le titre d’ancien, senior, était pris à la lettre, et ne signifiait point, comme cela est arrivé dans la suite, un homme riche et puissant, un seigneur.

[571]

Postquam in concilium seniorum venit honora
Pauperies…

(Ejusdem Panegyric. Aviti imp., apud ibid., p. 809.)

[572]

. . . . Squalent vestes, ac sordida macro
Lintea pinguescunt tergo, nec tangere possunt
Altatæ suram pelles, ac poplite nudo
Peronem pauper nodus suspendit equinum.

(Ejusdem Panegyric. Aviti imp., apud Script. rer. gallic. et francic., t. I, p. 808.)

Selon toute probabilité, il en fut de même des premières assemblées tenues par les rois des Franks au nord de la Loire. S’il s’agissait d’objets difficiles à débattre, les chefs et les hommes d’un certain âge étaient convoqués à part ; mais les affaires de guerre se discutaient en présence de toute l’armée. Quand Chlodowig Ier eut résolu d’envahir le territoire des Goths, il assembla sous les murs de Paris tous les Franks en état de porter les armes, pour leur soumettre son projet. Le discours du roi barbare, prononcé en langue germanique, fut bref et significatif : « Je supporte avec peine que ces ariens occupent une partie des Gaules ; allons avec l’aide de Dieu, et les ayant vaincus, réduisons leurs terres en notre pouvoir[573]. » L’assemblée manifesta son adhésion par des acclamations bruyantes, et l’on se mit en marche vers l’Aquitaine.

[573] Greg. Turon., apud ibid., t. II, cap. XXXVII, p. 181.

Les assemblées tenues par les successeurs de Clovis eurent à peu près le même caractère. C’était toujours le conseil de la race conquérante et de la population militaire. Les habitants des villes et tout ce qui conservait la civilisation et les mœurs romaines formaient un peuple à part. Ce peuple, dont les Barbares ne s’occupaient guère, pourvu qu’il demeurât en repos, avait, à côté de leur gouvernement, des institutions qui lui étaient propres, des corps municipaux ou curies, des magistratures électives et des assemblées de notables, ancien privilége des cités romaines, que l’anéantissement de l’autorité impériale avait même accru dans certains lieux[574]. C’était dans le maintien de leur régime municipal que les fils des vaincus cherchaient quelque garantie contre l’oppression et la violence des temps. Car si les chefs germains ne mettaient aucun prix à ce que la constitution politique des villes gauloises prît une autre forme, ils n’épargnaient point les habitants, soit dans la levée des tributs, soit dans les guerres où ils se disputaient les uns aux autres la possession du territoire. Aucun habitant des villes n’avait de relation directe avec le gouvernement central, si ce n’est l’évêque, qui se rendait quelquefois à la cour des rois franks, afin d’intercéder pour ses concitoyens, remplissant, dans ce cas, d’une manière bénévole l’office du magistrat que les Romains appelaient défenseur[575]. Ses doléances sur l’énormité des taxes et la rigueur des officiers du fisc étaient souvent écoutées ; et alors l’évêque s’en retournait avec une préception royale que les habitants de la cité recevaient avec joie, mais dont les collecteurs d’impôts et les commandants militaires tenaient ordinairement peu de compte.

[574] Par exemple, dans la partie méridionale des Gaules. On en trouve la preuve dans le Breviarium Aniani, espèce de code compilé par l’ordre des rois goths. (Voyez l’Hist. du Droit romain, par M. de Savigny, t. II.)

[575] La mission primitive de ce magistrat était de défendre le peuple des villes contre l’oppression et les injustices des officiers impériaux et de leurs employés.

Les évêques demeurèrent dans cet état de solliciteurs officieux auprès des rois jusqu’au temps où un grand nombre d’hommes d’origine barbare ayant été promus à l’épiscopat, l’ordre entier fut admis à siéger, d’une manière constante et régulière, dans les assemblées politiques : c’est ce qui arriva sous la seconde race. Mais alors les évêques perdirent leur premier rôle de défenseurs des villes, et figurèrent seulement comme représentants de l’ordre ecclésiastique à côté des chefs et des seigneurs représentants de la population militaire. Les habitants des cités ne comprenant point la langue parlée à la cour des rois et dans les champs de mai, où l’on discutait soit en langue tudesque les affaires militaires, soit en latin littéral les affaires ecclésiastiques, n’avaient aucune connexion directe ou indirecte avec ces assemblées, et ne souffraient ni ne se plaignaient de n’en pas avoir.

Ainsi, sous les deux premières races, qui marquent, à proprement parler, la durée de la période franke, la partie laïque des assemblées, que nos historiens appellent nationales, ne fut guère composée que d’hommes franks d’origine, et dont l’idiome teutonique était la langue maternelle. Jusqu’à la fin du neuvième siècle, les documents originaux ne présentent que deux occasions où les rois, dans leurs allocutions publiques, aient employé une autre langue. C’est d’abord en 842, à l’assemblée de Strasbourg[576], où Charles le Chauve et Louis le Germanique se jurèrent amitié et alliance contre Lother ; puis en 860, dans une conférence qui eut lieu à Coblentz pour le maintien de la paix entre les trois frères. Dans ces deux assemblées, Louis le Germanique et Charles le Chauve prirent la parole en langue romane. Mais cette langue romane, comme je l’ai déjà remarqué, n’était point celle dont s’est formé le français actuel : c’était le dialecte méridional. Le texte même des serments s’accorde pour le prouver, avec les motifs qui donnèrent lieu à l’assemblée de Coblentz. En effet, il s’agissait de prononcer une amnistie définitive pour les seigneurs de Provence qui, peu de temps auparavant, s’étaient révoltés contre Charles le Chauve : « Le seigneur Karl prononça ces articles en langue romane, et puis les récapitula en langue tudesque. Ensuite le seigneur Lodewig dit, en langue romane, au seigneur Karl son frère : — Or, s’il vous plaît, je veux avoir votre parole touchant les hommes qui ont passé sous ma foi. — Et le seigneur Karl, élevant la voix, dit en la même langue : — Les hommes qui ont agi contre moi, ainsi que vous le savez, et ont passé à mon frère, je leur pardonne tout ce qu’ils ont méfait contre moi, pour Dieu, pour son amour et pour sa grâce… — Et le seigneur Lother dit, en langue tudesque, qu’il consentait aux susdits articles, et promit de les observer[577]. » Il n’y avait alors que la partie méridionale de la France actuelle où l’idiome des indigènes eût entièrement prévalu sur celui des anciens conquérants. Cela n’arriva, pour les provinces du Nord, qu’après la déposition de Charles le Gros et la formation d’un nouveau royaume de France, borné par la Meuse et la Loire. C’est de cette révolution, qui, après un siècle de flux et de reflux, se termina par l’avénement de la troisième race, que date l’existence du français, c’est-à-dire du dialecte roman de la Gaule septentrionale, non comme langage rustique ou bourgeois, mais comme langue de la cour et des assemblées délibérantes.

[576] Nithardi Hist., lib. III, apud Script. rer. gallic. et francic., t. VII, p. 26. — Voyez plus haut, Lettre XI.

[577] Nithardi Hist., lib. III, apud Script. rer. gallic. et francic., t. VII, p. 27.

Sous la troisième race, qui est véritablement la première dynastie française, il n’y a plus qu’un seul langage pour les rois, les nobles et les serfs, et à l’ancienne division des races succède celle des rangs, des classes et des états. Par un reste de la distinction primitive entre les familles d’origine barbare et la masse des habitants indigènes, on conserva le nom de franc comme une sorte de titre honorifique pour les hommes qui unissaient la richesse à la liberté entière de leur personne et de leurs biens. On les appelait aussi bers ou barons, mot qui dans l’idiome tudesque signifiait simplement un homme[578]. Le conseil des barons de France fut assemblé par tous les rois de la troisième race d’une manière constante, mais sans régularité quant aux époques de la convocation et au nombre des personnes convoquées. Ce conseil prit dans la langue d’alors le nom de cour ou de parlement. Il n’y eut entre ceux qui y siégeaient d’autres distinctions que celles de leurs différents titres féodaux, jusqu’au règne de Louis le Jeune, qui, pour donner à sa cour quelque chose de l’éclat que les romanciers du temps prêtaient à celle de Charlemagne, fit prendre à ses douze plus grands vassaux le nom de pairs de France. Dès lors on s’habitua à regarder ceux qui portaient ce titre comme les conseillers naturels et, en quelque sorte, les lieutenants des rois. Quoique placés dans une classe supérieure, les pairs n’en continuèrent pas moins à siéger en parlement avec le reste des barons et tous les évêques de France. Toujours composé de militaires et d’ecclésiastiques, le grand conseil des rois conserva son ancienne forme jusqu’à la fin du treizième siècle, où des gens de loi y entrèrent en grand nombre, en même temps que les évêques en sortirent, à l’exception de ceux qui étaient pairs de France par le droit de leur siége métropolitain. De là date la révolution qui transforma par degrés le parlement en une simple cour de justice, ayant le privilége d’enregistrer les édits et les ordonnances. De là vint enfin que, dans les circonstances difficiles, le concours du parlement ne suffit plus, et que les rois, pour s’entourer d’une autorité plus imposante, imaginèrent de convoquer à leur cour des représentants des trois principales classes de la nation, la noblesse, le clergé et les membres des communes, qui plus tard furent appelés tiers état.

[578] Le mot teutonique de bar n’avait originairement d’autre signification que celle du mot latin vir. On trouve dans les lois des Franks : « Tam baronem quam fœminam, » et dans celle des Lombards : « Si quis homicidium perpetraverit in barone libero vel servo… Si quelqu’un a commis un homicide sur un baron, soit libre, soit serf… » (Lex salica, lib. I, tit. IX.)

Au commencement du quatorzième siècle, lorsque les députés de la bourgeoisie furent pour la première fois convoqués aux États généraux du royaume, ce ne fut point, comme on l’a écrit, une restauration d’anciens droits politiques, éteints depuis l’avénement de la troisième race. Ce n’était point non plus pour la classe bourgeoise le signe d’une émancipation récente ; car il y avait plus de deux siècles que cette classe nombreuse avait reconquis sa liberté et qu’elle en jouissait pleinement. Elle avait le droit de tenir des assemblées publiques, d’élire ses magistrats, d’être jugée par ses pairs. C’était un axiome du temps, que, dans les villes d’échevinage, c’est-à-dire de commune, il n’y avait point de tailles à lever[579] ; et voilà pourquoi les rois qui voulaient imposer des tailles aux villes furent obligés de traiter avec des mandataires spéciaux de ces petites sociétés libres.

[579] … Præsertim quum scabinatus censu careat… (Remontrances des habitants de Reims à Philippe de Valois ; Marlot, Hist. metropol. Remensis, t. II, p. 619. Le tome Ier a été publié en 1666, et le tome II en 1679.)

La convocation des députés du tiers état ne fut donc point une faveur politique, mais la simple reconnaissance du vieux privilége communal, reconnaissance qui malheureusement coïncide avec les premières violations de ce privilége et le projet de ravir aux communes leur organisation indépendante, de les mettre en la main du roi, comme s’expriment les actes du temps. Au sortir d’une longue période de monarchie absolue, sans liberté municipale, lorsque l’on commença en France à désirer des garanties contre une autorité sans limites, les yeux se reportèrent avec intérêt, dans le passé, sur ces États généraux qui semblaient répondre au nouveau besoin qu’on éprouvait. Par un entraînement involontaire, les écrivains prêtèrent à cette époque de notre histoire des couleurs trop brillantes, à côté desquelles pâlit l’époque des communes, véritable époque des libertés bourgeoises, mais dont l’austère et rude indépendance avait perdu son ancien attrait. La vérité sur ce point a été mieux connue et mieux respectée par les historiens du seizième et du dix-septième siècle, à qui leur temps ne faisait point illusion sur ce qui s’était passé sous le règne de Philippe le Bel. Voici de quelle manière Étienne Pasquier, dans ses Recherches, parle des États généraux :

« Le premier qui mit cette innovation en avant fut Philippe le Bel. Il avait innové certain tribut qui était pour la première fois le centième, pour la seconde le cinquantième de tout notre bien. Cet impôt fut cause que les manants et habitants de Paris, Rouen, Orléans, se révoltèrent et mirent à mort tous ceux qui furent députés pour la levée de ces deniers. Et lui encore, à son retour d’une expédition contre les Flamands, voulut imposer une autre charge de six deniers pour livre de chaque denrée vendue ; toutefois on ne lui voulut obéir. Au moyen de quoi, par l’avis d’Enguerrand de Marigny, grand superintendant de ses finances, pour obvier à ces émeutes, il pourpensa d’obtenir cela de son peuple avec plus de douceur. Voulant faire un autre nouvel impôt, il fit ériger un grand échafaud dedans la ville de Paris ; et là, par l’organe d’Enguerrand, après avoir haut loué la ville, l’appelant Chambre royale, en laquelle les rois anciennement prenaient leur première nourriture, il remontra aux syndics des trois états les urgentes affaires qui tenaient le roi assiégé pour subvenir aux guerres de Flandre, les exhortant de le vouloir secourir en cette nécessité publique où il allait du fait de tous. Auquel lieu on lui présenta corps et biens, levant, par le moyen des offres libérales qui lui furent faites, une imposition fort griève par tout le royaume. L’heureux succès de ce premier coup d’essai se tourna depuis en coutume, non tant sous Louis le Hutin, Philippe le Long et Charles le Bel, que sous la lignée des Valois. »

Mézeray, qui, du point de vue de son siècle, juge les choses avec un grand sens et une indépendance remarquable, n’est guère plus qu’Étienne Pasquier enthousiaste de ces assemblées d’États. On trouve dans son histoire les phrases suivantes, au règne de Henri II : « Il ne manquait plus que de l’argent au roi : il assembla pour cela les États à Paris, le 6 janvier de l’année 1558. Depuis le roi Jean, ils n’ont guère servi qu’à augmenter les subsides… »

Si les quatorzième et quinzième siècles n’ont rien ajouté aux franchises dont jouissaient les habitants des villes ; si, au contraire, durant ces siècles d’agrandissement pour l’autorité royale, les communes ont perdu leur existence républicaine, et sont tombées, pour la plupart, sous le gouvernement des prévôts, le mouvement qui poussait la masse de la nation vers l’anéantissement de toute servitude ne s’arrêta pas pour cela. Une classe nombreuse, demeurée jusqu’alors en arrière, celle des serfs de la glèbe ou hommes de corps, entra en action au moment même où parut s’affaiblir l’énergie de la classe bourgeoise. Cette révolution, dont il est plus aisé d’apercevoir les résultats que de suivre la marche et les progrès, n’a point encore eu d’historien. Ce serait un beau travail que de la décrire et d’en retrouver les véritables traits sous le récit vague et incomplet des narrateurs du temps. On rétablirait ainsi, dans l’histoire de la société, en France, le point intermédiaire entre la révolution communale du douzième siècle et la révolution nationale du dix-huitième.

La société civilisée, vivant de travail et de liberté, à laquelle se rallie aujourd’hui tout ami du bien et des hommes, eut pour berceau dans notre pays les municipalités romaines. Retranchée dans ces asiles, comme dans des lieux fortifiés, elle résista au choc de la conquête et à l’invasion de la barbarie. Elle fut la force vivante qui mina par degrés le pouvoir des conquérants et fit disparaître du sol gaulois la domination germanique. D’abord éparse sur un vaste territoire, environnée de gens de guerre turbulents et de laboureurs esclaves, elle ouvrit dans son sein un refuge au noble qui souhaitait de jouir en paix de ses biens et au serf qui ne voulait plus avoir de maître. Alors le nom de bourgeois n’était pas seulement un signe de liberté, mais un titre d’honneur ; car il exprimait à la fois les idées de franchises personnelles et de participation active à la souveraineté municipale[580]. Lorsque ce vieux titre eut perdu ses priviléges et son prestige, l’esclavage, par une sorte de compensation, fut aboli pour les campagnes ; et ainsi se trouva formée cette immense réunion d’hommes civilement libres, mais sans droits politiques, qui en 1789 entreprit, pour la France entière, ce qu’avaient exécuté, dans de simples villes, ses ancêtres du moyen âge. Nous qui la voyons encore, cette société des temps modernes, en lutte avec les débris du passé, débris de conquête, de seigneurie féodale et de royauté absolue, soyons sans inquiétude sur elle ; son histoire nous répond de l’avenir : elle a vaincu l’une après l’autre toutes les puissances dont on évoque en vain les ombres.

[580] On trouve fréquemment dans les actes du moyen âge les mots miles burgensis, chevalier bourgeois, mots qui, dans la langue actuelle, semblent s’exclure l’un l’autre.

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