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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE IX
Sur la véritable époque de l’établissement de la monarchie.

L’un des mots répétés le plus souvent et avec le plus d’emphase, dans les écrits et les discours politiques, c’est que la monarchie française avait, en 1789, quatorze siècles d’existence. Voilà encore une de ces formules qui, avec un air de vérité, faussent de tout point notre histoire. Si l’on veut simplement dire que la série des rois de France, jointe à celle des rois des Franks, depuis l’établissement de ces derniers en Gaule, remonte à près de quatorze siècles en arrière de nous, rien de plus vrai ; mais si, confondant les époques de ces différents règnes, on reporte de siècle en siècle jusqu’au sixième tout ce que l’idée de monarchie renfermait pour nous vers 1789, on se trompe grossièrement. Il faut se garantir du prestige qu’exerce, par la vue du présent, non-seulement le mot de France, mais encore celui de royauté. Il faut que l’imagination dépouille les anciens rois des attributs de puissance dont se sont entourés leurs successeurs ; et quand on écrit, comme l’abbé Dubos, sur l’établissement de la monarchie française, ne pas laisser croire qu’il s’agit d’un gouvernement semblable à celui qui portait ce nom au dix-septième et au dix-huitième siècle.

Nos historiens ont coutume de distinguer trois périodes principales dans la longue durée qu’ils accordent à l’existence de la nation française. D’abord ils posent la monarchie qui, étendue, selon eux, jusqu’aux limites de la France actuelle, est dissoute, vers le dixième siècle, par la révolte des gouverneurs des provinces, qu’ils appellent grands feudataires ; ensuite, ils montrent la féodalité produite par cette révolte que le temps a légitimée ; enfin ils présentent la monarchie renaissant, comme ils le disent, reprenant tous ses anciens droits, et devenant aussi absolue qu’au premier jour de son établissement. Le petit nombre de faits épars dans les Lettres précédentes suffit pour renverser l’absurde hypothèse qui attribue à Chlodowig, ou même à Karl le Grand la royauté de Louis XIV ; et quant à la féodalité, loin qu’elle soit venue morceler un empire embrassant régulièrement toute la Gaule, c’est le système féodal qui a fourni le principe sur lequel s’est établie l’unité de territoire, élément essentiel de la monarchie dans le sens moderne de ce mot.

Il est certain que ni la conquête des Franks, ni même cette seconde conquête, opérée sous une couleur politique par les fondateurs de la dynastie Carolingienne[144], ne purent opérer, entre les différentes parties de la Gaule, surtout entre le nord et le midi, une véritable réunion. Elles n’eurent d’autre effet que celui de rapprocher, malgré elles, des populations étrangères l’une à l’autre, et qui bientôt se séparèrent violemment. Avant le douzième siècle, les rois établis au nord de la Loire ne parvinrent jamais à faire reconnaître, seulement pour cinquante années, leur autorité au sud de ce fleuve[145]. Ainsi, quand bien même on supposerait que, dès la première invasion des Franks, une monarchie à la façon moderne s’établit dans la partie de la Gaule où ils fixèrent leur habitation, ce serait encore une chose absurde que d’étendre cette monarchie à tous les pays qu’elle embrassa dans les siècles postérieurs, et à la suite d’une nouvelle conquête, plus lente et plus durable que les autres.

[144] Le nom de Carlovingien, forgé pour obtenir la plus grande ressemblance possible avec celui de Mérovingien, est un barbarisme absurde. On l’a construit comme si le nom propre dont il dérive était Karlov et non pas Karl. En latin, Carolingi et Merovingi sont exactement conformes à l’étymologie teutonique ; le premier de ces mots n’aurait pas dû subir en français plus de changement que l’autre.

[145] Dans le onzième siècle, l’abbé d’un monastère français, voyageant dans le comté de Toulouse, disait en plaisantant : « Maintenant je suis aussi puissant que mon seigneur le roi de France ; car personne ici ne fait plus de cas de ses ordres que des miens. »

Cette conquête, à laquelle on pourrait donner le nom d’administrative, s’effectua dans l’intervalle du douzième siècle au dix-septième, époque où elle parut accomplie, où il n’y eut plus, dans toute l’étendue de la Gaule, qu’un roi et des magistrats révocables à sa volonté. Au temps des rois franks de la race de Clovis ou de celle de Charlemagne, lorsque ces rois envoyaient des gouverneurs de leur nation dans les provinces, surtout dans les provinces méridionales, il n’était pas rare de voir ces chefs étrangers aider, contre leur propre gouvernement, la rébellion des indigènes. La présence d’un intérêt national, toujours hostile envers l’autorité qu’ils avaient juré de servir, excitait leur ambition, et quelquefois exerçait sur eux un entraînement irrésistible. Ils entraient dans le parti des serfs romains contre la noble race des Franks, Edil Frankono liudi, comme elle se qualifiait dans sa langue ; et, devenant les chefs de ce parti, ils lui prêtaient l’autorité de leur nom et de leur expérience militaire. Ces révoltes, qui offraient le double caractère d’une insurrection nationale et d’une trahison de vassaux, se terminèrent, après bien des fluctuations, par le complet affranchissement de la Gaule méridionale. De là naquit cette foule d’États indépendants qu’on vit s’élever, dans l’intervalle du neuvième au onzième siècle, entre la Loire, les Pyrénées, les Alpes et les deux mers.

Mais lorsque ces petits États se formèrent du démembrement de la conquête franke, une opinion contraire à la plénitude et à la durée de leur indépendance, celle du vasselage territorial, régnait d’un bout à l’autre de la Gaule. Fille des anciennes mœurs germaniques appliquées à un état nouveau, et la possession, par droit de conquête, d’une immense quantité de domaines, de villages, de villes entières, cette opinion avait, par une fiction bizarre, transporté à la terre elle-même toutes les obligations du guerrier qui l’avait reçue en partage. Les terres étaient en quelque sorte, suivant la condition de leur possesseur primitif, vassales et sujettes les unes des autres. Ce système, étendu aux provinces régies souverainement, comme aux simples domaines privés, établissait, entre toutes les parties du territoire, un lien d’une nature indécise, il est vrai, mais capable d’acquérir une grande force, quand la prépondérance politique viendrait s’ajouter pour suzerain à la suprématie féodale. Or, dans la hiérarchie des souverainetés, celle qui avait le titre de royaume, quelque faible qu’elle fût, devait prendre rang avant toutes les autres, et se trouvait la mieux placée pour faire valoir dans la suite, à leur détriment, un droit effectif de supériorité. Telle fut la source de la fortune des petits souverains de l’Ile-de-France, que nous appelons rois de la troisième race. L’opinion qui, au temps de leur plus grande faiblesse, les faisait regarder comme supérieurs à leurs puissants voisins, les ducs et les comtes de Bretagne, d’Aquitaine, de Provence, de Bourgogne, conduisait également à l’idée d’une subordination universelle de tous les royaumes à l’empire d’Allemagne, comme décoré d’un titre anciennement supérieur au titre de roi. Cette idée, il est vrai, ne fut point réalisée politiquement par les empereurs ; mais les rois de France s’en prévalurent avec succès ; pour eux, les prétentions de suzeraineté préparèrent les voies à la conquête, favorisées qu’elles étaient d’ailleurs par tous les avantages d’une position centrale et par le caractère belliqueux des habitants du nord de la Gaule.

C’est ainsi que le royaume de France, considéré comme supérieur aux autres États gaulois, comme seul régi en toute puissance et en pleine liberté, devint le centre d’un système politique embrassant toutes les fractions de l’ancienne Gaule. Les conquêtes réitérées de la nation franke n’avaient pu opérer, à l’égard de ces fractions diverses, qu’un rapprochement passager : elles furent ralliées alors d’une manière uniforme et stable. La terre romaine s’unit à la terre franke par les liens de l’obligation féodale : les ducs ou comtes, d’abord indépendants, s’avouèrent successivement vassaux et hommes liges des successeurs des rois franks. Aussitôt qu’ils se reconnurent astreints d’une manière générale, quoiqu’en termes vagues et mal définis, aux devoirs de la féauté, de ce moment naquit le germe encore informe de la France moderne et de la monarchie française.

Le lien d’obligation personnelle entre le vassal et le seigneur, entre le duc ou le comte et le roi, fut d’abord considéré comme réciproque. Les rois avaient envers leurs hommes liges des devoirs stricts et déterminés. Mais peu à peu ils s’en affranchirent et exigèrent gratuitement la fidélité et la sujétion féodale. C’était de leur part une véritable usurpation : ils y réussirent cependant, parce que l’habitude du vasselage, enracinée de plus en plus, effaça par degrés l’ancien esprit d’indépendance locale, ou, pour mieux dire, nationale, qui durant cinq siècles avait maintenu les deux tiers méridionaux de la Gaule isolés de la domination franque. De cette rupture du contrat féodal résulta, dans tout son complément, la monarchie absolue.

Si l’unité monarchique en France dérive de la féodalité, de ce même système provient la succession héréditaire par droit de primogéniture. C’est la féodalité qui, transformant toutes les existences en des modes de possession territoriale, tous les offices en des tenures, introduisit d’une manière fixe, dans l’ordre politique, l’hérédité, règle naturelle des successions privées, à la place de l’élection, règle naturelle de la transmission des offices publics. Le chef suprême des anciens Franks, Koning (en latin Rex), était un magistrat ; comme magistrat il était élu, quoique toujours dans la même famille. Les chefs inférieurs, Heri-Zoghe, Graven, Rakken-Burgh[146] (en latin Duces, Comites, Judices), étaient aussi élus. Mais quand la féodalité fut complète, quand ce ne furent plus les hommes qui régirent les hommes, mais les terres qui régirent les terres, et par celles-ci les hommes eux-mêmes, chaque terre exerçant toujours ses droits par son représentant légitime, c’est-à-dire par le successeur légitime de son propriétaire antérieur, il n’y eut plus rien d’électif. Un domaine fit le roi, comme un autre faisait le duc, le comte, le vicomte ; et ainsi, fils de comte fut comte, fils de duc fut duc, fils de roi fut roi.

[146] Heri-Zoghe signifie proprement conducteur d’armée, du mot Heer, armée, et du verbe ziehen, conduire. Grave, Graf, Gheref expriment, dans tous les dialectes germaniques, l’autorité d’un magistrat secondaire. Rakken-Burgh signifie gens importants ou notables : la communauté les choisissait pour faire l’office de juges et veiller à l’ordre public.

Et ce titre de roi, dont la signification actuelle est tellement fixe et absolue, on peut dire qu’il est, dans le sens que nous lui donnons, entièrement étranger à la langue comme aux mœurs des Franks et des anciens peuples germaniques. Roi, dans le dialecte usité par les conquérants du nord de la Gaule, se disait Koning, mot qui subsiste encore intact dans l’idiome des Pays-Bas. Il n’est pas sans importance historique de savoir ce que signifie proprement ce mot, s’il a plusieurs sens, et quelle en est l’étendue, non pas selon les dictionnaires actuels de la langue hollandaise, mais selon la force de l’ancien langage.

Outre quelques fragments de poésie nationale, il nous reste dans l’idiome franco-tudesque plusieurs versions et imitations des Écritures, où ce mot est souvent employé. En rapprochant dans ces traductions le mot Koning du mot que l’écrivain germanique a voulu lui faire rendre, nous pourrons facilement démêler quelles idées les Franks eux-mêmes attachaient au titre dont ils décoraient leurs chefs. D’abord, à l’un des chapitres de l’Évangile où il est question d’Hérode, que le texte latin appelle Rex Judœorum, les traducteurs le nomment Iudeono Koning ; puis dans d’autres endroits, au lieu du titre de Koning, ils lui donnent celui de Heri-Zoghe, chef d’armée. Ces deux qualifications sont accordées indifféremment à Hérode, que le latin nomme toujours Rex. De là peut se conclure la synonymie primitive des deux mots franks Koning et Heri-Zoghe, synonymie précieuse, puisque le second de ces mots a un sens d’une clarté incontestable. De plus, quand le texte vient à parler de ce centurion célèbre par la naïveté de sa foi, la version franke l’appelle de ce même titre de Koning qu’elle avait donné à Hérode[147]. Koning renferme donc plus de sens que n’en renferme le mot Rex.

[147] Voici le passage : Ein Koning gieiscot iz in war, c’est-à-dire, en latin, mot pour mot : Quidam centurio rescivit id certe. (Otfrid. Evangelium theodice.)

La pauvreté des débris de la littérature des Franks établis en Gaule n’offre pas de quoi multiplier beaucoup les exemples pris exactement dans le dialecte qui leur était propre ; mais le dialecte anglo-saxon, frère du leur, peut suppléer à ce défaut. Dans la langue saxonne, Kyning, le Koning des Franks, et Heretogh, le Herizog des Franks, sont aussi des mots synonymes. Kyning, qui s’orthographie Cyning, est le titre que le roi Alfred, dans ses écrits, donne à la fois à César comme dictateur, à Brutus comme général, à Antoine comme consul. C’est, chez lui, le titre commun de tout homme qui exerce, sous quelque forme que ce soit, une autorité supérieure[148]. Les mots latins Imperator, Dux, Consul, Præfectus, se rendent tous également par Cyning[149]. Si du saxon nous passons maintenant au dialecte danois, nous retrouvons, avec une légère variation d’orthographe, le même mot employé dans les mêmes sens. Un chef de pirates, en langue danoise, s’appelait du mot Konong et d’un autre mot qui signifie la mer, Sie-Konong ; le conducteur d’une troupe de guerriers s’appelait Her-Konong ; le chef d’une peuplade établie à demeure fixe s’appelait Fylkes-Konong[150]. Si nous remontons plus haut vers le nord, sur les côtes de la Baltique et dans l’Islande, la langue de ces contrées, plus brève que les autres dialectes teutoniques, nous offrira le mot de Kongr ou Kyngr, toujours employé dans le sens vague de Koning ou Konong. Aujourd’hui même, en langue suédoise, un commandant de pêche est appelé Not-Kong. Un Français traduisant ce mot littéralement le rendrait par ceux de roi des filets, et croirait qu’il y a là quelque peu d’emphase poétique ; cela se dit pourtant sans figure et doit être pris à la lettre. L’expression n’est poétique que dans notre langue, à cause du sens magnifique et absolu du mot roi, qui ne peut plus rendre celui de Kong.

[148] Il se sert quelquefois, pour désigner plus précisément la dignité consulaire, du mot composé Gear-Cyning, qui, traduit littéralement dans notre langue, voudrait dire roi pour l’année.

[149] Hickesii Thesaurus linguarum septentrionalium.

[150] J. Ihre Glossarium Suio-Gothicum. Upsaliæ, 1769.

Si l’on voulait porter dans le langage de l’histoire la rigueur des nomenclatures scientifiques, on pourrait dire que le mot Roi, mot spécial et défini pour avoir appartenu, au moment où s’est fixée notre langue, à une autorité souveraine et absolue, est incapable de rendre le sens indéfiniment large de l’ancien titre germanique. En effet, ce titre était susceptible d’extension et de restriction : on disait dans la langue des Saxons et probablement aussi dans celle des Franks : Ovir-Cyning, Under-Cyning, Half-Cyning ; ce qui voudrait dire Roi en chef, Sous-Roi, Demi-Roi, si une pareille gradation pouvait s’accommoder à la force actuelle du mot français. Mais de même qu’il n’y a qu’un soleil au monde, de même, selon notre langue, il n’y a qu’un roi dans l’État ; et son existence, unique de sa nature, ne connaît point de degrés.

Cette idée moderne de la royauté, source de tous les pouvoirs sociaux, placée dans une sphère à part, n’étant jamais déléguée, et se perpétuant sans le concours, même indirect, de la volonté publique, est une création lente du temps et des circonstances. Il a fallu que le moyen âge passât tout entier, pour qu’elle naquît de la fusion de mœurs hétérogènes, de la réunion de souverainetés distinctes, de la formation d’un grand peuple ayant des souvenirs communs, un même nom, une même patrie. Si l’on veut assigner une époque fixe à l’établissement de la monarchie française, ce qui est fort difficile et peu nécessaire, car les classifications factices faussent l’histoire plutôt qu’elles ne l’éclairent, il faut reporter cette époque, non en avant, mais en arrière de la grande féodalité. La royauté regardée comme un droit personnel et non comme une fonction publique, le roi propriétaire par-dessus tous les propriétaires, le roi tenant de Dieu seul, ces maximes fondamentales de notre ancienne monarchie dérivent toutes de l’ordre de choses qui modelait la condition de chaque homme sur celle de son domaine, et sanctionnait l’asservissement de tous les domaines, hors un seul. Une preuve que la royauté française, au quatorzième siècle, se croyait fille de ce système de hiérarchie territoriale, c’est que l’article de la succession aux biens ruraux, dans la vieille loi des Franks saliens, fut invoqué alors comme une autorité capable de vider les querelles de succession. De là vint le préjugé vulgaire que la loi salique avait exclu à perpétuité les femmes de l’exercice du pouvoir royal. La loi des Franks excluait, il est vrai, les femmes de la succession au domaine paternel[151] ; mais cette loi n’assimilait aucune magistrature à la propriété d’une terre, elle ne traitait en aucun article de la succession aux magistratures.

[151] De terra vero Salica, in mulierem nulla portio hæreditatis transit ; sed hoc virilis sexus acquirit, hoc est, filii ipsa hæreditate succedunt. (Lex Salica, tit. LXII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 156.) — La loi des Franks Ripewares (Ripuarii), en beaucoup d’autres points conforme à celle des Franks saliens, remplace les mots de terra salica par ceux de hæreditas aviatica.

Ainsi, au moyen de la féodalité qu’ils trouvèrent établie d’un bout à l’autre de la Gaule, les rois de la troisième race, enveloppant, comme dans un vaste réseau, leurs acquisitions territoriales, se garantirent de ces démembrements qui avaient ruiné autrefois l’œuvre de la force brutale dans les conquêtes de Chlodowig, et l’œuvre de la puissance éclairée dans celles de Karl le Grand. Ce prince, qui ne gagne rien à échanger son vrai nom germanique contre le nom bizarre que nous lui donnons, d’après les romans du moyen âge, croyait avoir assuré la durée de son empire à force de soins et d’habileté administrative ; mais cet empire, tout régulier qu’il paraissait, n’était que la domination militaire d’une race d’hommes sur d’autres races, étrangères d’origine, de mœurs et de langage. La ruine de l’édifice suivit de près la mort du fondateur. Alors tous les pays réunis de force à l’empire des Franks, et sur lesquels, par suite de cette réunion, s’était étendu le nom de France, firent des efforts inouïs pour reconquérir l’indépendance politique et jusqu’à leurs anciens noms. De toutes les provinces gauloises, il n’y eut que celles du midi qui réussirent dans cette grande entreprise, et après les guerres d’insurrection qui, sous les fils de Charlemagne, succédèrent aux guerres de conquête, on vit l’Aquitaine et la Provence devenir des États distincts ; on vit même reparaître, dans les provinces du sud-est, le vieux nom de Gaule, qui avait péri pour jamais au nord de la Loire. Les chefs du nouveau royaume d’Arles, qui s’étendait jusqu’au Jura et aux Alpes, prirent le titre de rois de la Gaule, par opposition aux rois de la France.

Le territoire dont la population conserva le nom de française, avouant ainsi ou sa descendance des conquérants du cinquième siècle, ou sa sujétion à l’égard de leurs fils, ne s’étendait, au commencement du treizième siècle, que jusqu’à la Vienne et à l’Isère. Là se trouvaient les dernières limites de la suzeraineté des rois de France, ainsi que celles du dialecte roman septentrional. Au sud de ces rivières, le pays s’appelait Aquitaine et Provence ; et l’on y parlait le dialecte, plus sonore et plus accentué, où l’on disait oc et no, au lieu de ouy et nenny. Les habitants de ce vaste territoire se glorifiaient de leur indépendance politique et nourrissaient contre les Français, bien moins civilisés qu’eux, une antipathie qui rappelait celle des Romains et des Franks sous la première et la seconde race[152].

[152] Voyez, plus haut, note 2 de la page 36.

De leur côté, les nobles français, suivant l’instinct de leurs ancêtres, regardaient d’un œil de convoitise les grandes villes et les belles campagnes du midi. Leurs rois ne renonçaient point à la prétention de devenir maîtres de toute la Gaule comme l’avait été Karl le Grand, et de planter la bannière aux fleurs de lis sur le sommet des Pyrénées[153]. La croisade prêchée par l’Église contre les hérétiques albigeois fournit à ces rois l’occasion de s’immiscer dans les affaires du midi : ils la saisirent avidement et surent la mettre à profit. Cette guerre, dont les suites politiques furent immenses, rattacha pour jamais au royaume de France les rivages de la Méditerranée, où Philippe-Auguste, s’embarquant pour la terre sainte, n’avait pu trouver un seul port qui le reçût en ami. Mais, sans l’opinion de la suzeraineté royale et du vasselage seigneurial, opinion qui donnait à la conquête un caractère moins âpre et une couleur moins tranchée, peut-être les acquisitions de Louis VIII et de ses successeurs dans le midi eussent-elles été perdues, après un peu de temps. Peut-être aussi la civilisation de ces contrées, dernier reflet de la civilisation romaine, se fût-elle mieux conservée, au milieu de guerres inévitables, que sous une paix et des lois imposées d’une manière violente par des voisins moins éclairés.

[153]

In Pyrenæo figes tentoria monte.

(Guillelmi Britonis Philippæis, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XVII.)

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