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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE XVI
Histoire de la commune de Laon.

La ville de Laon était, à la fin du onzième siècle, l’une des plus importantes du royaume de France. Elle était peuplée d’habitants industrieux, et la force de sa position la faisait considérer comme une seconde capitale. De même qu’à Noyon et à Beauvais, l’évêque y exerçait la seigneurie temporelle. Ce siége épiscopal, l’un des premiers et des plus productifs du royaume, était l’objet de l’ambition des gens puissants et riches, qui cherchaient à l’obtenir par intrigue et à prix d’argent. Sous une succession de prélats élevés par faveur et presque sans aucun mérite, qui ne songeaient qu’à faire étalage de leur pouvoir et de leur faste, et nullement à bien gouverner la ville comme magistrats et comme évêques, Laon était devenu le théâtre des plus grands désordres[286]. Les nobles et leurs serviteurs exerçaient contre les bourgeois le brigandage à main armée. Les rues de la ville n’étaient point sûres la nuit, ni même le jour, et l’on ne pouvait sortir de chez soi sans courir le risque d’être arrêté, volé ou tué[287]. Les bourgeois, à leur tour, suivant l’exemple de la classe supérieure, exerçaient des violences sur les paysans qui venaient au marché de la ville, soit pour vendre, soit pour acheter. Ils les attiraient, sous différents prétextes, dans leurs maisons, et les y tenaient emprisonnés, comme faisaient les seigneurs dans leurs châteaux forts, jusqu’à ce qu’ils eussent payé rançon[288]. A ces excès commis par les particuliers se joignaient les exactions toujours croissantes du gouvernement épiscopal, les tailles imposées arbitrairement et les poursuites judiciaires contre les gens hors d’état de payer. Les sommes d’argent ainsi levées à force de vexations se partageaient entre les dignitaires de l’église cathédrale et les familles nobles de la ville, dont ceux-ci, pour la plupart, étaient parents ou alliés.

[286] Urbi illi tanta… adversitas inoleverat, ut… ad posse, et libitum cujusque rapinis et cædibus respublica misceretur. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, 1651, p. 503.)

[287] Nulli noctibus procedenti securitas præbebatur, solum restabat ut distrahi, aut capi, aut cædi. (Ibid.)

[288] Nemo de agrariis ingrediebatur in urbem… qui non incarceratus ad redemptionem cogeretur… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, 1651, p. 503.)

Dans l’année 1106, lorsque cet état de désordre venait de s’aggraver encore par une vacance de deux ans dans le siége épiscopal, l’évêché de Laon fut obtenu, à force d’argent, par un certain Gaudri, Normand de naissance, et référendaire de Henri Ier, roi d’Angleterre. C’était un de ces hommes d’église qui, après la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Bâtard, étaient allés faire fortune chez les Anglais, en prenant le bien des vaincus. Il avait des goûts et des mœurs militaires, était emporté et arrogant, et aimait par-dessus tout à parler de combats et de chasse, d’armes, de chevaux et de chiens[289]. Il avait à son service un de ces esclaves noirs que les grands seigneurs revenus de la première croisade venaient de mettre à la mode, et souvent il employa cet esclave à infliger des tortures aux malheureux qui lui avaient déplu. L’un des premiers actes de l’épiscopat de Gaudri fut de punir de mort un bourgeois qui avait censuré sa conduite ; puis il fit crever les yeux, dans sa propre maison, à un homme suspect d’amitié pour ses ennemis ; enfin, en l’année 1109, il se rendit complice d’un meurtre commis dans l’église[290].

[289] De rebus militaribus, canibus et accipitribus loqui gratum habuerat. (Ibid.)

[290] … Eum corripiens, et intra episcopale palatium custodiæ eum trudens, nocte per manus cujusdam sui Æthiopis, oculos ejus fecit evelli. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 501 et 504.)

L’élévation d’un pareil seigneur ne pouvait apporter aucun soulagement aux habitants paisibles de Laon ; au contraire, elle accrut leurs souffrances. Les nobles de la ville et les clercs du chapitre devinrent encore plus turbulents et plus avides[291] ; mais l’excès de l’oppression tourna l’esprit des bourgeois vers les moyens d’y porter remède. La renommée de la commune de Noyon s’était répandue au loin ; on ne parlait que de la bonne justice qui se faisait dans cette ville et de la bonne paix qui y régnait. Les habitants de Laon ne doutèrent pas que l’établissement d’une commune ne produisît chez eux les mêmes effets qu’à Noyon, et cette espérance les anima tout à coup d’une sorte d’enthousiasme. Ils tinrent des assemblées politiques, et résolurent de tout sacrifier pour leur affranchissement commun et pour l’institution d’une magistrature élective. L’évêque, sans l’aveu duquel rien ne pouvait se faire d’une manière pacifique, était alors en Angleterre ; les clercs et les chevaliers de la ville gouvernaient en son absence. Ce fut donc à eux que les bourgeois s’adressèrent, en leur offrant beaucoup d’argent s’ils voulaient consentir à reconnaître, par un acte authentique, à la communauté des habitants le droit de se gouverner par des autorités de son choix. Séduits par l’appât du gain, les clercs et les chevaliers promirent d’accorder tout, pourvu qu’on donnât de bonnes sûretés et de bons gages pour le payement[292]. Il paraît qu’ils ne se rendaient pas un compte bien exact de l’étendue des concessions demandées, et ne voyaient dans cette transaction qu’un moyen expéditif de se procurer beaucoup d’argent : car, dit un contemporain, s’ils s’accordèrent avec les gens du peuple sur le fait de la commune, ce fut dans l’espoir de s’enrichir d’une manière prompte et facile[293].

[291] Quod considerantes clerus cum archidiaconis, ac proceres, et causas exigendi pecunias a populo aucupantes… (Ibid., p. 503.)

[292] … Si pretia digna impenderent… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 503.)

[293] Ibid.

La commune établie à Laon, du consentement et par le serment commun des clercs, des chevaliers et des bourgeois, fut réglée, pour l’organisation des pouvoirs municipaux, en partie sur le modèle de Noyon, en partie sur celui de Saint-Quentin[294]. L’administration de la justice et de la police publique était confiée à un majeur ou maire, et à des jurés électifs dont le nombre était de douze au moins. Ils avaient le droit de convoquer les habitants au son de la cloche, soit pour tenir conseil, soit pour la défense de la ville. Ils devaient juger les délits commis dans la cité et la banlieue, faire exécuter les jugements en leur nom, et sceller leurs actes d’un sceau municipal différent de celui de l’évêque. Il était enjoint à tout habitant domicilié dans les limites du territoire appartenant à la commune de prêter serment d’obéissance à la loi ou charte de cette commune, dont voici quelques articles :

[294] … Communionis illius… jura… eo quod, apud Noviomagensem urbem, et San-Quintinense oppidum ordine scripta exstiterant. (Ibid., p. 504.)

« Nul ne pourra se saisir d’aucun homme, soit libre, soit serf, sans le ministère de la justice.

« Si quelqu’un a, de quelque manière que ce soit, fait tort à un autre, soit clerc, soit chevalier, soit marchand, indigène ou étranger, et que celui qui a fait le tort soit de la ville, il sera sommé de se présenter en justice, par-devant le maire et les jurés, pour se justifier ou faire amende ; mais s’il se refuse à faire réparation, il sera exclu de la ville avec tous ceux de sa famille. Si les propriétés du délinquant, en terres ou en vignes, sont situées hors du territoire de la ville, le maire et les jurés réclameront justice contre lui de la part du seigneur dans le ressort duquel ses biens seront situés ; mais si l’on n’obtient pas justice de ce seigneur, les jurés pourront faire dévaster les propriétés du coupable. Si le coupable n’est pas de la ville, l’affaire sera portée devant la cour de l’évêque, et si, dans le délai de cinq jours, la forfaiture n’est pas réparée, le maire et les jurés en tireront vengeance selon leur pouvoir.

« En matière capitale, la plainte doit d’abord être portée devant le seigneur justicier dans le ressort duquel aura été pris le coupable, ou devant son bailli, s’il est absent ; et si le plaignant ne peut obtenir justice ni de l’un ni de l’autre, il s’adressera aux jurés.

« Les censitaires ne payeront à leur seigneur d’autre cens que celui qu’ils doivent par tête. S’ils ne le payent pas au temps marqué, ils seront punis selon la loi qui les régit, mais n’accorderont rien en sus à leur seigneur que de leur propre volonté.

« Les hommes de la commune pourront prendre pour femmes les filles des vassaux ou des serfs de quelque seigneur que ce soit, à l’exception des seigneuries et des églises qui font partie de cette commune. Dans les familles de ces dernières, ils ne pourront prendre des épouses sans le consentement du seigneur.

« Aucun étranger censitaire des églises ou des chevaliers de la ville ne sera compris dans la commune que du consentement de son seigneur.

« Quiconque sera reçu dans cette commune bâtira une maison dans le délai d’un an, ou achètera des vignes, ou apportera dans la ville assez d’effets mobiliers pour que justice puisse être faite s’il y a quelque plainte contre lui.

« Les mainmortes sont entièrement abolies. Les tailles seront réparties de manière que tout homme, devant taille, paye seulement quatre deniers à chaque terme, et rien de plus, à moins qu’il n’ait une terre devant taille, à laquelle il tienne assez pour consentir à payer la taille[295]. »

[295] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 185 et suiv. Ces articles, extraits d’une charte postérieure, celle que Louis le Gros signa en l’année 1128, peuvent, à défaut d’autre document authentique, passer pour les articles primitifs de la charte de Laon, telle qu’elle fut votée et jurée par le corps des bourgeois avant l’année 1112.

A son retour d’Angleterre, l’évêque, trouvant ce traité conclu, s’en irrita et s’abstint même quelque temps de rentrer dans la ville. Cependant son courroux ne résista pas aux offres que la commune lui fit d’une grande somme d’argent, et c’en fut assez pour le réconcilier avec les auteurs de cette innovation[296]. Il jura donc de respecter les priviléges des bourgeois, et renonça, pour lui-même et pour ses successeurs, aux anciens droits de la seigneurie. Ayant ainsi obtenu le consentement de leur seigneur immédiat, les bourgeois de Laon, pour qu’aucune espèce de garantie ne manquât à leur commune, sollicitèrent la sanction de l’autorité royale. Ils envoyèrent à Paris, auprès du roi Louis VI, des députés porteurs de riches présents[297], et obtinrent, moyennant une rente annuelle, la ratification de leur charte de commune. Les députés rapportèrent à Laon cette charte scellée du grand sceau de la couronne et augmentée de deux articles ainsi conçus : « Les hommes de la commune de Laon ne pourront être forcés d’aller plaider hors de la ville. Si le roi a procès contre quelqu’un d’entre eux, justice lui sera faite par la cour épiscopale.

[296] … Voces tandem grandisonas oblata repente sedavit auri argentique congeries. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 504.)

[297] Compulsus et rex est largitione plebeia id ipsum jurejurando firmare. (Ibid.)

« Pour ces avantages et d’autres encore concédés aux susdits habitants par la munificence royale, les hommes de la commune sont convenus qu’outre les anciens droits de cour plénière, d’ost et de chevauchée, ils donneront au roi trois gîtes par an, s’il vient dans la ville, et s’il n’y vient pas, lui payeront en place vingt livres pour chaque gîte[298]. »

[298] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 187. Les droits d’ost et de chevauchée (expeditio et equitatus) se payaient pour l’exemption du service actif en cas de guerre.

Ainsi, tout paraissait aller à souhait pour la commune de Laon ; mais les bonnes dispositions de l’évêque Gaudri en sa faveur ne durèrent pas plus longtemps que l’argent dont on les avait achetées. Il était ami du luxe, et dépensait largement. Il en vint bientôt à regretter d’avoir abandonné, pour une somme une fois payée et une rente modique, le revenu qu’il tirait des tailles, des aides et de la mainmorte. Les clercs de l’église métropolitaine, qui cherchaient à imiter les profusions de leur évêque, et les nobles de la ville, dissipèrent de même en peu de temps le prix du traité conclu avec les bourgeois[299]. Se voyant sans moyens d’extorquer de l’argent aux hommes de condition inférieure, à cause de la nouvelle loi et de la bonne police de la ville, ils partagèrent les regrets du prélat et son ressentiment contre la commune. Ils eurent ensemble des conférences sur les mesures à prendre pour détruire tout ce qui avait été fait, et ramener les marchands et les artisans de Laon à leur ancien état de gens taillables à merci[300].

[299] Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 505.

[300] … Dum servos semel ab jugi exactione emancipatos, ad modum pristinum redigere quærunt. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 504.)

On était alors en l’année 1112, et il y avait déjà près de trois ans que les citoyens jouissaient d’une liberté presque entière sous des magistrats choisis par eux. Ils s’étaient attachés à ce gouvernement par la conviction du bien qu’ils en retiraient, et par le sentiment d’orgueil qu’inspire une participation active à l’exercice du pouvoir. En un mot, ils étaient dans cette situation d’esprit où la moindre attaque tentée contre un ordre de choses et des droits sans lesquels on ne veut plus vivre, peut conduire au fanatisme politique. Mais les seigneurs du douzième siècle avaient à cet égard peu d’expérience. Ne prévoyant nullement le danger auquel ils allaient s’exposer, l’évêque et les nobles de Laon résolurent de commencer, à la fin du carême, c’est-à-dire au mois d’avril, l’exécution de leur dessein. Ils choisirent ce temps, malgré le respect qu’on avait alors pour la semaine sainte, parce qu’ils voulaient engager le roi Louis le Gros à venir dans la ville célébrer la fête de Pâques, et qu’ils comptaient beaucoup sur sa présence pour intimider les bourgeois[301].

[301] Ad communionem… destruendam, in supremo Quadragesimæ… instare decreverat. Ad id… regem evocaverat… (Ibid., p. 505.)

Le roi se rendit à l’invitation de l’évêque de Laon, et arriva la veille du jeudi saint, avec une grande compagnie de courtisans et de chevaliers. Le jour même de sa venue, l’évêque se mit à lui parler de l’affaire qui l’occupait et lui proposa de retirer le consentement qu’il avait donné à la commune. Tout entier à cette grande négociation, durant toute la journée et le lendemain, il ne mit pas le pied dans l’église, ni pour la consécration du saint chrême, ni pour donner l’absoute au peuple[302]. Les conseillers du roi firent d’abord quelque difficulté parce que les bourgeois de Laon, avertis de ce qui se tramait, leur avaient offert, pour le maintien de la commune, quatre cents livres d’argent, et plus s’ils l’exigeaient. L’évêque se vit donc obligé d’enchérir par-dessus ces offres, et de promettre sept cents livres qu’il n’avait pas, mais qu’il comptait lever sur les bourgeois quand il n’y aurait plus de commune[303]. Cette proposition détermina les courtisans et le roi lui-même à prendre parti contre la liberté de la ville. En conséquence du traité qu’ils conclurent alors avec l’évêque, celui-ci, de son autorité pontificale, les délia et se délia lui-même de tout serment prêté aux bourgeois. La charte, scellée du sceau royal, fut déclarée nulle et non avenue, et l’on publia, de par le roi et l’évêque, l’ordre à tous les magistrats de la commune de cesser dès lors leurs fonctions, de remettre le sceau et la bannière de la ville, et de ne plus sonner la cloche du beffroi, qui annonçait l’ouverture et la clôture de leurs audiences. Cette proclamation causa tant de rumeur, que le roi jugea prudent de quitter l’hôtel où il logeait, et d’aller passer la nuit dans le palais épiscopal, qui était ceint de bonnes murailles[304]. Le lendemain matin, au point du jour, il partit en grande hâte, avec tous ses gens, sans attendre la fête de Pâques, pour la célébration de laquelle il avait entrepris ce voyage. Durant tout le jour, les boutiques des marchands ou artisans et les maisons des aubergistes restèrent closes. Aucune espèce de denrée ne fut mise en vente, et chacun se tint renfermé chez soi, comme il arrive dans les premiers moments d’un grand malheur public[305].

[302] Nam qua die… chrisma… consecrare debuerat, et… absolvere plebem, ea ne ingredi quidem visus est ecclesiam. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 505.)

[303] At burgenses de sua subversione verentes, quadringentas… libras regi ac regiis pollicentur. Contra episcopus, proceres… spondentque pariter septingentas… (Ibid.)

[304] Ea nocte rex… quum foris haberet hospitium, dormire pertimuit extra episcopale palatium. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 505.)

[305] Rex summo mane recesserat… Tantus stupor burgensium corda corripuit, ut… cerdonum ac sutorum tabernulæ clauderentur, et scenæ nec venale quippiam a cauponibus sisteretur. (Ibid.)

Ce silence fut de peu de durée, et l’agitation recommença le lendemain, lorsqu’on apprit que l’évêque et les nobles s’occupaient de faire dresser un état de la fortune de chaque bourgeois, afin de lever des aides extraordinaires pour le payement de l’argent promis au roi. On disait que, par une sorte de dérision, ils voulaient que chacun payât, pour la destruction de la commune, une somme égale à celle qu’il avait donnée pour son établissement[306]. L’indignation et une crainte vague de tous les maux qui allaient fondre sur eux animèrent la plupart des bourgeois d’une sorte de colère frénétique ; ils tinrent des assemblées secrètes, où quarante personnes se conjurèrent par serment, à la vie et à la mort, pour tuer l’évêque et tous ceux des nobles qui avaient travaillé avec lui à la ruine de la commune. Le secret de cette conjuration ne fut pas bien gardé. L’archidiacre Anselme, homme de grande réputation pour son savoir, issu d’une famille obscure de la ville, et que sa probité naturelle, jointe à un sentiment de sympathie pour ses concitoyens, avait porté à désapprouver le parjure commis par l’évêque, eut connaissance du complot. Sans trahir personne, il alla promptement avertir l’évêque, le suppliant de se tenir sur ses gardes, de ne point sortir de sa maison, et surtout de ne point suivre la procession le jour de Pâques. « Fi donc ! répondit le prélat, moi mourir de la main de pareilles gens[307] ! » Cependant il n’osa se rendre aux matines et entrer dans l’église ; mais à l’heure de la procession, craignant d’être taxé de lâcheté, il se mit en marche avec son clergé, en se faisant suivre de près par ses domestiques et quelques chevaliers armés sous leurs habits. Pendant que le cortége défilait, l’un des quarante conjurés, croyant le moment favorable pour exécuter le meurtre, sortit tout à coup de dessous une espèce de voûte en criant à haute voix : Commune ! commune ! ce qui était le signal convenu[308]. Il s’éleva quelque tumulte ; mais, faute de concert entre les conjurés, ce mouvement n’eut aucune suite.

[306] … Et quantum quisque sciri poterat dedisse ad instituendam communionem, tantumdem exigebatur impendere ad destituendam eamdem. (Ibid.)

[307] « Phi, inquit, ego ne talium manibus inteream ? » (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 505.)

[308] … Alta voce cœpit quasi pro signo inclamitare : Communiam ! communiam ! (Ibid.)

Effrayé d’avoir entendu prononcer, d’une manière menaçante pour lui, le nom de cette commune qu’il avait autrefois jurée, l’évêque, sur la fin du jour, fit venir en grande hâte, des domaines de l’église, une troupe de paysans qu’il cantonna dans sa maison et dans les tours de la cathédrale[309]. Le lundi de Pâques, tout le clergé devait se rendre processionnellement à l’abbaye de Saint-Vincent, située hors des murs de la ville. L’évêque suivit la procession, accompagné comme la veille. Les conjurés avaient résolu de profiter de cette occasion et d’agir ; mais ils n’en firent rien, parce que les nobles, à qui ils en voulaient autant qu’à l’évêque, n’assistaient point à la cérémonie[310]. Soit qu’il eût repris toute sa confiance, soit qu’il voulût paraître ne rien craindre, l’évêque renvoya ses paysans le lendemain même, et se contenta d’engager les principaux d’entre les nobles à venir armés à sa maison, s’il arrivait quelque émeute. Mais l’effervescence populaire était loin de se calmer, et, le troisième jour après Pâques, plusieurs hôtels furent attaqués et pillés par les bourgeois : ils y cherchaient surtout du blé et de la viande salée, comme s’ils eussent songé à rassembler des provisions pour un siége. Quelqu’un vint, tout consterné, apporter cette nouvelle à l’évêque ; mais il se mit à rire, et répondit : « Que voulez-vous que fassent ces bonnes gens avec leurs émeutes ? Si Jean, mon noir, s’amusait à tirer par le nez le plus redoutable d’entre eux, le pauvre diable n’oserait grogner. Je les ai bien obligés de renoncer à ce qu’ils appelaient leur commune, je n’aurai pas plus de peine à les faire se tenir en repos[311]. »

[309] … Ex episcopalibus villis plurimo accito rusticorum agmine turres ecclesiæ munit… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 505.)

[310] … Et fecissent, si cum episcopo omnes proceres esse sensissent. (Ibid.)

[311] « Si Joannes Maurus meus ipsum, qui in eis est potior, naso detraheret, nullatenus grunnire præsumeret ? » (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, cap. VII, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 506.)

Le lendemain jeudi, pendant que l’évêque, en pleine sécurité, discutait avec l’un de ses archidiacres nommé Gautier, sur les nouvelles mesures de police qu’il s’agissait de prendre, et en particulier sur la quotité et la répartition des tailles, un grand bruit s’éleva dans la rue, et l’on entendit une foule de gens pousser le cri de Commune ! commune[312] ! C’était le signal de l’insurrection ; et dans le même moment de nombreuses bandes de bourgeois, armés d’épées, de lances, d’arbalètes, de massues et de haches, investirent la maison épiscopale et s’emparèrent de l’église. A la première nouvelle de ce tumulte, les nobles, qui avaient promis à l’évêque de lui prêter secours au besoin, vinrent en grande hâte de tous côtés ; mais à mesure qu’ils arrivaient, ils étaient saisis par le peuple, qui les massacrait sans pitié[313]. Comme c’était à l’évêque que les bourgeois en voulaient principalement, ils faisaient grand bruit autour du palais épiscopal, dont on avait fermé les portes, et dont ils commencèrent le siége. Ceux du dedans se défendirent à coups de flèches et de pierres ; mais les assaillants étant entrés de vive force, l’évêque n’eut que le temps de prendre l’habit d’un de ses domestiques, et de se réfugier dans le cellier, où l’un des siens le fit cacher dans un tonneau qu’il referma. Les bourgeois parcouraient la maison, cherchant de tous côtés et criant : « Où est-il, le traître, le coquin ? » Un serviteur, par trahison, leur découvrit la retraite de son maître.

[312] « … Ecce per urbem tumultus increpuit Communiam inclamitantium… » (Ibid.)

[313] … Proceres ad episcopum, cui præsidium… juraverant se laturos, undecumque concurrunt. (Ibid.)

L’un des premiers qui arrivèrent au lieu indiqué, et l’un des chefs de l’émeute, était un certain Thiégaud, serf de l’église Saint-Vincent, et longtemps préposé par Enguerrand, seigneur de Coucy, au péage d’un pont voisin de la ville. Dans cet office, il avait commis beaucoup de rapines, rançonnant les voyageurs et les tuant même, à ce qu’on disait. Cet homme, de mœurs brutales, était connu de l’évêque, qui lui donnait, par plaisanterie, à cause de sa mauvaise mine, le sobriquet d’Isengrin[314]. C’était le nom qu’on donnait au loup, dans les contes et les fables du temps, comme on appelait maître Renard l’animal que ce surnom populaire sert à désigner aujourd’hui[315]. Lorsque le couvercle de la tonne où se cachait l’évêque eut été levé par ceux qui le cherchaient : « Y a-t-il là quelqu’un ? cria Thiégaud frappant un grand coup de bâton. — C’est un malheureux prisonnier, répondit l’évêque d’une voix tremblante. — Ah ! ah ! dit le serf de Saint-Vincent, c’est donc vous, messire Isengrin, qui êtes blotti dans ce tonneau[316] ? » En même temps il tira l’évêque par les cheveux hors de sa cachette. On l’accabla de coups et on l’entraîna jusque dans la rue. Pendant ce temps il suppliait les bourgeois d’épargner sa vie, offrant de jurer sur l’Évangile qu’il abdiquerait l’épiscopat, leur promettant tout ce qu’il avait d’argent, et disant que, s’ils le voulaient, il abandonnerait le pays[317]. Mais ils n’écoutaient ni ses plaintes ni ses prières, et ne lui répondaient qu’en l’insultant et en le frappant. Enfin, un certain Bernard de Bruyères lui assena sur la tête un coup de hache à deux tranchants, et presque au même moment un second coup de hache lui fendit le visage et l’acheva. Thiégaud, voyant briller à son doigt l’anneau épiscopal, lui coupa le doigt avec une épée pour s’emparer de l’anneau : ensuite le corps, dépouillé de tout vêtement, fut poussé dans un coin, où chaque bourgeois qui passait par là lui jetait des pierres ou de la boue, en accompagnant ces insultes de railleries et de malédictions[318].

[314] Solebat autem episcopus eum Insengrinum irridendo vocare… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, cap. VIII, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 507.)

[315] … Sic enim aliqui solent appellare lupos. (Ibid.) — L’ancien et véritable nom français du renard est golpis ou goupil, dérivé du latin vulpes.

[316] « … Hiccine est dominus Insengrinus repositus. » (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, cap. VIII, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 507.)

[317] … Infinitas eis pecunias præbiturum, de patria recessurum… (Ibid.)

[318] … Quot in jacentem a transeuntibus sunt ludibria jacta verborum, quot glebarum jactibus, quot saxis, quot est pulveribus corpus oppressum ! (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, cap. VIII, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 507.)

Pendant que ce meurtre se commettait, tous ceux qui avaient à redouter la fureur du peuple fuyaient çà et là, la plupart sans savoir où, les hommes en habits de femmes, les femmes en habits d’hommes, à travers les vignes et les champs[319]. Les bourgeois faisaient la garde dans les rues et aux portes de la ville pour arrêter les fuyards ; et les femmes, partageant toutes les passions de leurs maris, s’acharnaient sur les nobles dames qui tombaient entre leurs mains ; elles les insultaient, les frappaient et les dépouillaient de leurs vêtements de prix[320]. Les principaux d’entre les chevaliers qui habitaient la ville avaient péri durant ou après le siége du palais épiscopal ; quand tout fut achevé de ce côté, les insurgés coururent attaquer les maisons de ceux qui restaient en vie : beaucoup furent tués ou emprisonnés. Les bourgeois prirent une sorte de plaisir à dévaster leurs hôtels ; ils mirent le feu à celui du trésorier de l’évêque, l’un des hommes qu’ils haïssaient le plus, qui, par bonheur pour lui, avait trouvé moyen de s’échapper. Cette maison touchait à l’église cathédrale, qui fut bientôt gagnée et presque détruite par l’incendie. Le feu, se communiquant de proche en proche, consuma tout un quartier de la ville où se trouvaient plusieurs églises et un couvent de religieuses.

[319] Vir plane muliebrem non verebatur habitum, nec mulier virilem. (Ibid., p. 508.)

[320] … Pugnisque pulsata, et pretiosis quas habebat vestibus spoliata… (Ibid.)

L’archidiacre Anselme, qui avait eu le courage d’avertir son évêque du complot formé contre lui, osa, le lendemain même de la mort de Gaudri, parler d’inhumer son cadavre resté nu et couvert de boue. Les bourgeois, dont la vengeance était satisfaite, ne lui en voulurent aucun mal, et le laissèrent se charger seul de ces tristes funérailles. Anselme, aidé de ses domestiques, enleva le corps, le couvrit d’un drap, et le transporta hors de la ville, à l’église de Saint-Vincent. Une grande foule de peuple suivit le convoi ; mais personne ne priait pour l’âme du mort, tous le maudissaient et l’injuriaient. Il ne se fit dans l’église aucune cérémonie religieuse, et le corps de l’évêque de Laon, l’un des princes du clergé de France, fut jeté dans la fosse, comme l’aurait été alors celui du plus vil mécréant[321].

[321] Delatus ad ecclesiam nihil prorsus officii, non dico quod episcopo, sed quod christiano competeret in exequiis habuit. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 509, cap. X.)

Ici se termine la première partie de l’histoire de la commune de Laon. Elle renferme, ainsi que vous aurez pu le remarquer, trois périodes bien distinctes. D’abord les sujets font, d’une manière pacifique, leurs demandes de liberté, et les possesseurs du pouvoir consentent à ces demandes avec une bonne grâce apparente. Ensuite les derniers se repentent d’avoir cédé ; ils retirent leurs promesses, violent leurs serments, et détruisent les nouvelles institutions qu’ils avaient juré de maintenir. Alors se déchaînent les passions populaires excitées par le ressentiment de l’injustice, l’instinct de la vengeance et la terreur de l’avenir. Cette marche, qui est, nous le savons par expérience, celle des grandes révolutions, se retrouve d’une manière aussi précise dans le soulèvement d’une simple ville que dans celui d’une nation entière, parce qu’il s’agit d’intérêts et de passions qui, au fond, sont toujours les mêmes. Il y avait au douzième siècle, pour les changements politiques, la même loi qu’au dix-huitième, loi souveraine et absolue qui régira nos enfants comme elle nous a régis nous et nos pères. Tout l’avantage que nous avons sur nos devanciers, c’est de savoir mieux qu’eux où nous marchons, et quelles sont les vicissitudes, tristes ou heureuses, qu’amène le cours graduel et irrésistible du perfectionnement social.

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