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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE III
Sur l’Histoire de France de Velly.

Vous avez prononcé le nom de l’abbé Velly, célèbre dans le siècle dernier, comme le restaurateur de l’histoire de France, et dont l’ouvrage est loin d’avoir perdu son ancienne popularité. Je vous avoue qu’à l’idée de cette popularité, j’ai peine à me défendre d’une sorte de colère, et pourtant je devrais me calmer là-dessus ; car, faute de bons livres, le public est bien obligé de se contenter des mauvais. Dans son temps, c’est-à-dire en l’année 1755, l’abbé Velly crut de bonne foi travailler à une histoire nationale, raconter non-seulement la vie des rois, mais celle de toutes les classes du peuple, et présenter sous leur véritable jour l’état politique et social, les mœurs et les idées de chaque siècle. Il est curieux de vérifier la manière dont ce louable projet se trouva réalisé, à la grande satisfaction de tous les gens de goût, tant en France qu’à l’étranger ; car l’ouvrage de Velly fut traduit ou du moins abrégé en plusieurs langues, et il n’était bruit dans les journaux que de sa nouvelle manière d’écrire l’histoire.

J’ouvre le premier volume et je tombe sur un fait peu important en lui-même, mais empreint, dans les écrits originaux, d’une forte couleur locale, la déposition de Childéric ou Hilderik Ier. « Hilderik, dit Grégoire de Tours, régnant sur la nation des Franks, et se livrant à une extrême dissolution, se prit à abuser de leurs filles ; et eux, indignés de cela, le destituèrent de la royauté. Informé, en outre, qu’ils voulaient le mettre à mort, il partit et s’en alla en Thuringe[25]… » Ce récit est d’un écrivain qui vivait un siècle après l’événement. Voici maintenant les paroles de l’abbé Velly, qui se vante, dans sa préface, de puiser aux sources anciennes et de peindre exactement les mœurs, les usages et les coutumes : « Childéric fut un prince à grandes aventures… C’étoit l’homme le mieux fait de son royaume : il avoit de l’esprit, du courage ; mais né avec un cœur tendre, il s’abandonnoit trop à l’amour : ce fut la cause de sa perte. Les seigneurs françois, aussi sensibles à l’outrage que leurs femmes l’avoient été aux charmes de ce prince, se liguèrent pour le détrôner. Contraint de céder à leur fureur, il se retira en Allemagne[26]… »

[25] Childericus vero quum esset nimia in luxuria dissolutus, et regnaret super Francorum gentem, cœpit filias eorum stuprose detrahere. (Gregorii Turonensis Hist. Franc., lib. II, cap. XII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 168.)

[26] Velly, Histoire de France, Paris, 1770, in-4o, t. I, p. 10.

Je passe sur le séjour de huit ans que, selon l’heureuse expression de notre auteur, Childéric fit en Allemagne ; et, suivant encore Grégoire de Tours, j’arrive à son rappel par les Franks et à son mariage avec Basine, femme du roi des Thuringiens : « Revenu de Thuringe, il fut remis en possession de la royauté ; et pendant qu’il régnait, cette Basine dont nous avons parlé ci-dessus, ayant quitté son mari, vint trouver Hilderik. Celui-ci lui demandant avec curiosité pourquoi elle était venue vers lui d’un pays si éloigné, on rapporte qu’elle répondit : « J’ai reconnu tes mérites et ton grand courage, et c’est pour cela que je suis venue, afin d’habiter avec toi, car il faut que tu saches que si, dans les pays d’outre-mer, j’avais connu quelqu’un plus capable et plus brave que toi, j’aurais été de même le chercher et cohabiter avec lui[27]. » Le roi, tout joyeux, s’unit à elle en mariage. »

[27] « … Nam noveris, si in transmarinis partibus aliquem cognovissem utiliorem te, expetissem utique cohabitationem ejus. » (Greg. Turon. Hist. Franc., apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, cap. XII, p. 168.)

Voyons maintenant comment l’historien moderne a conservé, ainsi qu’il le devait, cet accent de naïveté grossière, indice de l’état de barbarie. « … Le prince légitime se remit en possession du trône, d’où ses galanteries l’avoient précipité. Cet événement merveilleux est suivi d’un autre aussi remarquable par sa singularité. La reine de Thuringe, comme une autre Hélène, quitte le roi son mari pour suivre ce nouveau Pâris. Si je connoissois, lui dit-elle, un plus grand héros, ou un plus galant homme que vous, j’irois le chercher jusqu’aux extrémités de la terre. Basine étoit belle ; elle avoit de l’esprit : Childéric, trop sensible à ce double avantage de la nature, l’épousa au grand scandale des gens de bien, qui réclamèrent en vain les droits sacrés de l’hyménée, et les loix inviolables de l’amitié[28]. »

[28] Velly, Histoire de France, t. I, p. 11.

Cette simple comparaison peut donner la mesure de l’intelligence historique du célèbre abbé Velly. Son continuateur Villaret, parlant de lui dans une préface, dit qu’il a su rendre fort agréable le chaos de nos premières dynasties. Villaret a raison : l’abbé Velly est surtout agréable. On peut l’appeler historien plaisant, galant, de bon ton ; mais lui donner de nos jours le titre d’historien national, cela est tout à fait impossible. Son plus grand soin est d’effacer partout la couleur populaire pour y substituer l’air de cour, et d’étendre avec art le vernis des grâces modernes sur la rudesse du vieux temps. S’agit-il d’exprimer la distinction que la conquête des Barbares établissait entre eux et les vaincus, distinction grave et triste par laquelle la vie d’un indigène n’était estimée, d’après le taux des amendes, qu’à la moitié du prix mis à celle de l’étranger[29], ce sont de pures préférences de cour ; les faveurs de nos rois s’adressent surtout aux vainqueurs. S’agit-il de présenter le tableau de ces grandes assemblées où tous les hommes de race germanique se rendaient en armes, où chacun était consulté depuis le premier jusqu’au dernier, l’abbé Velly nous parle d’une espèce de parlement ambulatoire et des cours plénières, qui étaient (après la chasse) une partie des amusements de nos rois. « Nos rois, ajoute l’aimable abbé, ne se trouvèrent bientôt plus en état de donner ces superbes fêtes… On peut dire que le règne des Carlovingiens fut celui des cours plénières… Il y eut cependant toujours des fêtes à la cour ; mais avec plus de galanteries, plus de politesse, plus de goût, on n’y retrouva ni cette grandeur, ni cette richesse, ni cette majesté[30]… »

[29] Si quis ingenuus Franco aut barbarum, aut hominem qui Salica lege vivit, occiderit, VIIIM den., qui faciunt sol. CC, culpabilis judicetur… Si quis Romanus homo possessor, id est, qui res in pago ubi remanet proprias possidet, occisus fuerit, is qui eum occidisse convincitur, IIIIM den., qui faciunt sol. C, culp. jud. (Lex Salica, tit. XLIV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 147 et 148.) — D’après la nouvelle évaluation donnée par M. Guérard, dans son Mémoire sur le système monétaire des Franks sous les deux premières races (Revue de la numismatique française, numéros de novembre et de décembre 1837), le sol d’or, dont la valeur réelle était de 9 fr. 28 cent., équivalait à 99 fr. 33 cent. de notre monnaie actuelle. A tous les degrés de condition sociale, l’homme de race barbare était toujours estimé au double du Gaulois. Le meurtre d’un Frank au service du roi coûtait 600 sols d’or (valeur intrinsèque : 3,768 fr., valeur relative : 59,718 fr. d’amende) ; celui d’un Gaulois dans la même position, 300 (valeur intrinsèque : 1,884 fr., valeur relative : 29,859 fr.) ; celui d’un Gaulois, tributaire ou fermier, se payait 45 sols (valeur intrinsèque : 417 fr. 60 cent., valeur relative : 4,478 fr. 85 cent.), amende égale à celle que la loi des Franks exigeait pour le vol d’un taureau.

[30] Velly, Histoire de France, t. I, p. 206 et 207, passim.

De bonne foi, est-il possible d’entasser plus d’extravagances ? Ne croirait-on pas lire une page du roman de Cyrus, ou quelqu’un de ces contes de rois et de reines dont on amuse les petits enfants ? Et quelle histoire est ainsi déguisée sous des formes faussement frivoles ? C’est celle des plus fougueux ennemis qu’ait eus la domination romaine, de ceux qui, dans leurs invasions multipliées, mêlaient à l’ardeur du pillage une sorte de haine fanatique ; qui, jusque dans les préambules de leurs lois, plaçaient des chants de triomphe pour eux et des injures pour les vaincus ; qui, lorsque leur roi hésitait à se mettre en marche pour une expédition qu’ils avaient résolue, le menaçaient de le déposer, l’injuriaient et le maltraitaient[31]. Voilà le peuple que Velly nous travestit en seigneurs français, en cour aussi galante que loyale.

[31] … Super eum inruunt, et scindentes tentorium ejus, ipsum quoque conviciis exasperantes, ac vi detrahentes, interficere voluerunt, si cum illis abire differret. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. IV, cap. XIV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 210.)

A ces gracieusetés qui sont le propre de l’abbé Velly viennent se joindre toutes les bévues d’ignorance qui se sont propagées dans notre histoire depuis du Haillan jusqu’à Mézeray, et depuis Mézeray jusqu’à ce jour ; des discussions sérieuses sur les apanages des enfants de France, l’état des princesses filles et la garde-noble des reines au sixième siècle, sur les fiefs des Saliens et sur la manière dont Clovis remplissait les siéges épiscopaux qui venaient à vaquer en régale ; morceau précieux en ce qu’il prouve que l’historien connaissait à fond le style des arrêts et le vocabulaire de la grand’chambre. Si j’avais pu connaître et rencontrer l’abbé Velly, je lui aurais conseillé, aussi respectueusement que possible, d’échanger toutes ces belles connaissances contre l’intelligence d’une douzaine de mots germaniques. « Mais, m’aurait vivement répliqué quelque dame spirituelle du temps, est-ce que, pour écrire notre histoire, il ne suffit pas de savoir notre langue ? »

Sans doute, notre langue suffit pleinement pour écrire notre histoire d’aujourd’hui, mais non pour écrire avec intelligence notre histoire d’autrefois. Si l’on remonte jusqu’au règne de saint Louis, il faut connaître la langue de saint Louis, qui n’était pas tout à fait la nôtre ; si l’on remonte jusqu’au temps de Charlemagne, il faut connaître la langue de Charlemagne et de ses fils. Or, quelle était cette langue ? Voici ce que répondent les auteurs contemporains : « Il donna des noms aux mois dans son propre idiome ; car jusqu’à son temps les Franks les avaient désignés par des mots en partie latins, en partie barbares. Pareillement il inventa pour chacun des douze vents une dénomination particulière, tandis qu’auparavant on n’en distinguait pas plus de quatre. Les mois eurent les noms suivants : Janvier wintarmanoth, février hornung, mars lentzinmanoth, avril ostarmanoth, mai winnemanoth, juin brachmanoth, juillet henimanoth, août aranmanoth, septembre wintumanoth, octobre windumemanoth, novembre herbistmanoth, décembre heilagmanoth. Quant aux vents, il nomma celui d’est ostroniwint, celui du sud sundroni, celui du sud-est sundostroni[32], etc. » — « L’empereur (Louis le Débonnaire) sentant sa fin approcher, demanda qu’on le bénît, et qu’on fît sur lui toutes les cérémonies ordonnées pour le moment où l’âme sort du corps. Tandis que les évêques s’acquittaient de ce devoir, ainsi que plusieurs me l’ont rapporté, l’empereur ayant tourné la tête du côté gauche comme par un mouvement de colère, dit par deux fois avec autant de force qu’il le put : Huz ! huz ! ce qui signifie dehors ! dehors ! d’où il est clair qu’il avait aperçu l’esprit malin[33]… »

[32] Einhardi Vita Karoli Mag. Imp., cap. XXIX, apud Monumenta Germaniæ Historica, ed. H. Pertz, 1828, t. II, p. 458. Les noms des mois, que, selon la remarque de M. Guizot, on trouve en usage chez différents peuples germains avant le temps de Charlemagne, signifient : mois d’hiver, mois des cornes à boire (des festins), mois du printemps, mois de Pâques, mois d’amour, mois brillant, mois des foins, mois des moissons, mois des vents, mois des vendanges, mois d’automne, mois saint (à cause de la naissance du Sauveur).

[33] Vita Ludovici Pii Imp., apud Script. rer. gallic. et francic., t. VI, p. 125. Au lieu de huz ou usz, comme orthographiaient les Franks, les Allemands écrivent aujourd’hui aus.

Louis le Débonnaire n’est pas le dernier de nos rois qui ait parlé un langage entièrement étranger au nôtre. Dans la seconde moitié du neuvième siècle, la langue de la cour de France, sinon celle du pays, était purement tudesque. Enfin, une des singularités de ce temps, c’est qu’alors parler français signifiait parler la langue qu’aujourd’hui l’on parle en Allemagne, et que, pour désigner l’idiome dont notre langue actuelle est née, il fallait dire parler roman[34]. Mais vainement chercherait-on quelques traces de ces révolutions dans le récit de l’abbé Velly. Pour lui, depuis le cinquième siècle jusqu’au dix-huitième, ce sont toujours des Français, aimant la gloire et le plaisir, toujours des rois d’une piété éclairée et d’une bravoure chevaleresque. Il décrit les institutions politiques de la première et de la seconde race avec la langue du droit romain ou celle du droit féodal, et jamais il ne s’avise du moindre doute là-dessus. Il n’est pas vaincu par la difficulté ; il ne la soupçonne point, et marche d’un pas toujours ferme, à l’aide d’auteurs de seconde main et du tableau de la monarchie française présenté par l’Almanach royal.

[34] Voyez la traduction des Évangiles par le moine Otfrid, faite, selon lui, in Frenkisga zungun (Schilteri Thesaurus antiquitatum teutonicarum, 1727, t. I, p. 26 et 28), et les serments de Louis le Germanique et de Charles le Chauve, rapportés ci-après, Lettre XI.

Un esprit capable de sentir la dignité de l’histoire de France ne l’eût pas défigurée de cette manière. Il eût peint nos aïeux tels qu’ils furent et non tels que nous sommes ; il eût présenté, sur ce vaste sol que nous foulons, toutes les races d’hommes qui s’y sont mêlées pour produire un jour la nôtre ; il eût signalé la diversité primitive de leurs mœurs et de leurs idées ; il l’eût suivie dans ses dégradations, et il en eût montré des vestiges au sein de l’uniformité moderne. Il eût empreint ses récits de la couleur particulière de chaque population et de chaque époque ; il eût été Frank en parlant des Franks, Romain en parlant des Romains[35] ; il eût campé en idée avec les conquérants au milieu des villes ruinées et des campagnes livrées au pillage ; il eût assisté au tirage des lots d’argent, de meubles, de vêtements, de terres, qui avait lieu partout où se portait le flot de l’invasion ; il eût vu les premières amitiés entre les vainqueurs et les vaincus se former au milieu de la licence de la vie barbare et de la ruine de tout frein social, par une émulation de rapine et de désordre ; il eût décrit la décadence graduelle de l’ancienne civilisation, l’oubli croissant des traditions légales, la perte des lumières, l’oppression des pauvres et des faibles, sans distinction de races, par les riches et les puissants. Ensuite, quand l’histoire aurait pris d’autres formes, il en aurait changé comme elle, dédaignant le parti commode d’arranger le passé comme le présent s’arrange, et de présenter les mêmes figures et les mêmes mœurs quatorze fois dans quatorze siècles.

[35] C’est le nom par lequel les conquérants de l’empire romain désignaient les habitants de leur province respective. Les Franks s’en servaient en Gaule, les Goths en Espagne, les Vandales en Afrique. On lui donnait pour corrélatif le nom de Barbares, qui, employé à désigner les vainqueurs et les maîtres du pays, perdait toute acception défavorable. Les lois de Theodorik, roi des Ostrogoths, portent qu’elles sont faites également pour les Barbares et les Romains. Dans l’histoire de Grégoire de Tours, lib. IV, des moines s’adressent ainsi à une troupe de Franks qui voulaient piller un couvent : « N’entrez pas, n’entrez pas ici, Barbares, car c’est le monastère du bienheureux Martin. »

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