Lettres sur l'histoire de France
LETTRE V
Sur les différentes manières d’écrire l’histoire, en usage
depuis le quinzième siècle.
Ce fut en l’année 1476 que parut, avec le titre de Grandes Chroniques, la première histoire de France publiée par la voie de l’impression. C’était un vieux corps d’annales compilées en français par les religieux de l’abbaye de Saint-Denis, et depuis longtemps célèbre sous le nom de Chroniques de Saint-Denis. Le roi Charles V l’avait fait transcrire pour sa riche bibliothèque, un peu rajeuni de langage, et fait continuer jusqu’à son règne ; il parut avec une nouvelle continuation poussée jusqu’au règne de Louis XI. Sa publication fonda par tout le royaume, qui venait d’atteindre à peu près ses dernières limites, une opinion commune sur les premiers temps de l’histoire de France, opinion malheureusement absurde et qui ne put être déracinée qu’après beaucoup de temps et d’efforts. Selon les Grandes Chroniques de France, les Gaulois et les Franks étaient issus des fugitifs de Troie, les uns par Brutus, prétendu fils d’Ascanius, fils d’Énée, les autres par Francus ou Francion, fils d’Hector. Voici de quelle manière la narration commençait :
« Quatre cent et quatre ans avant que Rome fût fondée, régnait Priam en Troie la grande. Il envoya Pâris, l’aîné de ses fils, en Grèce pour ravir la reine Hélène, la femme au roi Ménélas, pour se venger d’une honte que les Grecs lui avaient faite. Les Gréjois, qui moult furent courroucés de cette chose, s’émurent pour aller et vinrent assiéger Troie. A ce siége, qui dix ans dura, furent occis tous les fils du roi Priam, lui et la reine Hécube, sa femme ; la cité fut arse et détruite, le peuple et les barons occis. Mais aucuns échappèrent de ce désastre et plusieurs des princes de la cité, qui s’espandirent ès diverses parties du monde pour querir nouvelles habitations, comme Hélénus, Élyas et Anthénor, et maints autres… Énéas, qui était un des plus grands princes de Troie, se mit en mer avec trois mille et quatre cents Troyens… Turcus et Francion, qui étaient cousins germains (car Francion était fils d’Hector, et ce Turcus fils de Troylus, qui était frère et fils au roi Priam), se départirent de leur contrée, et allèrent habiter tout auprès une terre qui est appelée Thrace… Quand ensemble eurent habité un grand temps, Turcus se départit de Francion, son cousin, lui et une partie du peuple qu’il emmena avec lui ; en une contrée s’en alla, qui est nommée la petite Scythie… Francion demeura, après que son cousin se fut de lui départi, et fonda une cité qu’il appela Sicambrie, et longtemps ses gens furent appelés Sicambriens pour le nom de cette cité. Ils étaient tributaires aux Romains, comme les autres nations ; mille cinq cent sept ans demeurèrent en cette cité, depuis qu’ils l’eurent fondée[45]. »
[45] Chroniques de Saint-Denis, Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. III, p. 155. — Je n’ai pas besoin de dire que j’ai donné au langage une couleur un peu plus moderne.
Après ce début singulier viennent les chapitres suivants : De diverses opinions pourquoi les Troyens de Sicambrie furent appelés Français. — Comment ils conquirent Allemagne et Germanie, et comment ils déconfirent les Romains. — Comment et quand la cité de Paris fut fondée, et du premier roi de France. — Du second roi qui eut nom Clodio. — Du tiers roi qui eut nom Merovez. — Du quart roi qui eut nom Childéris… — Comment le fort roi Klodovées fut couronné après la mort de son père[46]. Jusqu’au règne de Charlemagne la narration suit en général un seul auteur, Aimoin, religieux de Fleury ou de Saint-Benoît-sur-Loire, au dixième siècle, puis vient une traduction fort inexacte de la vie de Charlemagne, par son secrétaire Eghinhard[47] ; puis un fragment de la fausse chronique de l’archevêque Tilpin ou Turpin, morceau qui n’est pas le plus historique du livre, mais qui est sans contredit le plus capable de saisir l’imagination par cette verve de récit dont brillent à un si haut degré les romans du moyen âge. C’est là que le roi Marsile et le géant Ferragus, qui ne font plus que nous divertir dans la poésie de l’Arioste, jouent un rôle sérieux et authentique. Là, enfin, ce Roland ou Rotland, comte des Marches de Bretagne, que l’histoire nomme une seule fois, et qui périt dans une embuscade dressée par les Basques[48], au passage des Pyrénées, figure comme le brave des braves et la terreur des Sarrasins. Le petit mais désastreux combat des gorges de Roncevaux est transformé en une bataille immense où les Franks ont contre eux toutes les forces de l’Espagne ; et Roland, demeuré seul entre tous ses compagnons, épuisé par ses blessures, meurt après avoir fait entendre à plus de sept milles de distance le bruit de son cor d’ivoire :
[46] Ibid., p. 155, 156, 159 et 166.
[47] Einhardi Vita Karoli Magni, apud Monumenta Germaniæ historica, ed. H. Pertz, t. II, p. 426 et seq. — Les annales du même Eghinhard, ainsi que d’autres écrits qu’il serait trop long d’énumérer, fournissent aussi quelques fragments aux Chroniques de Saint-Denis.
[48] Nam cum agmine longo, ut loci et angustiarum situs permittebat, porrectus iret exercitus, Wascones, in summi montis vertice positis insidiis… extremam impedimentorum partem, et eos, qui novissimi agminis incedentes, subsidio præcedentes tuebantur, desuper incursantes, in subjectam vallem dejiciunt, concertoque cum eis prælio, usque ad unum omnes interficiunt, ac direptis impedimentis, noctis beneficio, quæ jam instabat, protecti, summa cum celeritate in diversa disperguntur… In quo prælio Eggihardus regiæ mensæ præpositus, Anselmus comes palatii, et Heruodlandus Britannici limitis præfectus, cum aliis compluribus interficiuntur. (Einhardi Vita Karoli Magni, ibid., t. II, p. 448.)
« Lors retourna Roland, tout seul, parmi le champ de bataille, las et travaillé des grands coups qu’il avait donnés et reçus, et dolent de la mort de tant de nobles barons qu’il voyait devant lui occis et détranchés. Menant grande douleur, il s’en vint parmi le bois jusqu’au pied de la montagne de Cisaire, et descendit de son cheval dessous un arbre, auprès d’un grand perron de marbre, qui était là dressé en un moult beau pré, au-dessus de la vallée de Roncevaux. Il tenait encore Durandal, son épée ; cette épée était éprouvée sur toutes autres, claire et resplendissante et de belle façon, tranchante et affilée si fort qu’elle ne pouvait ni se fendre ni se briser. Quand il l’eut longtemps tenue et regardée, il la commença à regretter quasi pleurant, et dit en telle manière : « O épée très-belle, claire et resplendissante, qu’il n’est pas besoin de fourbir comme toute autre, de belle grandeur et large à l’avenant, forte et ferme, blanche comme une ivoire, entresignée de croix d’or, sacrée et bénie par les lettres du saint nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et environnée de sa force, qui usera désormais de ta bonté, qui t’aura, qui te portera ?… J’ai grand deuil si mauvais chevalier ou paresseux t’a après moi. J’ai trop grande douleur si Sarrasin ou autre mécréant te tient et te manie après ma mort. » Quand il eut ainsi regretté son épée, il la leva tout haut et en frappa trois merveilleux coups au perron de marbre qui était devant lui, car il la pensait briser, parce qu’il avait peur qu’elle ne vînt aux mains des Sarrasins. Que vous conterait-on de plus ? Le perron fut coupé de haut jusqu’en terre, et l’épée demeura saine et sans nulle brisure ; et quand il vit qu’il ne la pourrait dépecer en nulle manière, si fut trop dolent. Il mit à sa bouche son cor d’ivoire, et commença à corner de toute sa force, afin que, si aucuns des chrétiens s’étaient cachés au bois pour la peur des Sarrasins, ils vinssent à lui, ou que ceux qui jà avaient passé les ports retournassent et fussent à son trépassement, et prissent son épée et son cheval, et assaillissent les Sarrasins qui s’enfuyaient. Lors il sonna l’olifant par si grande vertu qu’il le fendit par le milieu et se rompit les nerfs et les veines du cou. Le son et la voix du cor allèrent jusqu’aux oreilles de Charlemagne, qui jà s’était logé en une vallée qui aujourd’hui est appelée Val-Karlemagne : ainsi il était loin de Roland environ huit milles vers Gascogne[49]. »
[49] Chroniques de Saint-Denis, Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. V, p. 303. — Ce passage et tous les autres du même récit ne sont que des variantes ou des paraphrases du poëme publié par M. Francisque Michel, et ensuite par M. Génin, sous le titre de la Chanson de Roland. Voyez l’édition de ce dernier, p. 188 et suivantes.
Au portrait de Karle le Grand, tracé par Eghinhard, les Grandes Chroniques ajoutent quelques circonstances empruntées à la tradition populaire : « Il étendait, disent-elles, trois fers de chevaux tous ensemble légèrement, et levait un chevalier armé sur la paume de sa main, de terre jusque tout en haut. Avec Joyeuse, son épée, il coupait un chevalier tout armé[50]… » Mais cette partie de l’ouvrage est la seule où se trouvent entremêlés des détails empruntés aux romans. Le reste se compose de fragments historiques placés bout à bout sans trop de liaison, jusqu’au règne de Louis VI, dont la vie, écrite par l’abbé Suger, ouvre une série de biographies des rois de France, jusqu’à Charles VII, composées par des contemporains.
[50] Ibid., t. V, p. 266.
Les Grandes Chroniques de France, sous leur forme native, n’étaient point un ouvrage capable de se faire lire par beaucoup de monde, ni de circuler rapidement : aussi, moins de vingt ans après leur publication, pour répondre au désir du public, furent-elles abrégées par un homme qui était à la fois un savant et un bel-esprit. Maître Nicole, ou Nicolas Gilles, secrétaire du roi Louis XII, compila en un seul volume et publia, en 1492, les Annales et Chroniques de France, de l’origine des Français et de leur venue ès Gaules, avec la suite des rois et princes des Gaules, jusqu’au roi Charles VIII. Cet ouvrage, qui, dès son apparition, eut un succès immense, respectait le fond des Chroniques de Saint Denis, mais en changeait le style pour l’accommoder aux idées et au goût du temps. Le peu de couleur originale conservée à l’histoire des deux premières races par les compilateurs du douzième siècle et les traducteurs du treizième, disparut sous une phraséologie toute moderne. On y trouve un grand luxe de remarques sur le peu de durée de la faveur des cours et le dévouement des rois de France au saint-siége. L’auteur va jusqu’à falsifier la prière de Clovis à la bataille de Tolbiac. Il lui fait dire : « Sire Dieu Jésus-Christ… je croyroy en vostre nom… et tous ceux de mon royaume qui n’y voudront croire seront exilés ou occis[51]. » Ni ces mots, ni rien d’approchant, ne se trouvent dans les Chroniques de Saint-Denis.
[51] Les Chroniques et Annales de France, depuis la destruction de Troye jusques au Roy Loys unziesme ; jadis composées par feu Maistre Nicole Gilles. Paris, édition de 1566, fol. XIV et XV.
En parlant des exactions des rois des Franks, Nicole Gilles emploie toujours les mots de tailles, emprunts et maltôtes, si célèbres de son temps. Il ajoute aux Grandes Chroniques beaucoup de fables et de miracles, qui, au douzième siècle, n’étaient pas encore de l’histoire, comme les fleurs de lis apportées par un ange, la dédicace de l’église de Saint-Denis par Jésus-Christ en personne, l’érection du royaume d’Yvetot, en expiation d’un meurtre commis dans l’église le vendredi saint, par le roi Clotaire Ier. Un des passages les plus originaux du livre est le portrait de Charlemagne, présenté comme une espèce de Gargantua, haut de huit pieds, et mangeant à lui seul le repas de plusieurs personnes. « Il estoit de belle et grande stature, bien formé de corps, et avoit huict piedz de hault, la face d’un espan et demy de long, et le fronc d’un pied de large, le chef gros, le nez petit et plat, les yeux gros, vers et estincelans comme escarboucles… Il mangeoit peu de pain et usoit volontiers de chair de venaison. Il mangeoit bien à son dîner un quartier de mouton, ou un paon, ou une grue, ou deux poullailles, ou une oye, ou un lièvre, sans les autres services d’entrée et yssue de table[52]. » Ces détails bizarres provenaient sans doute de traditions populaires d’un ordre inférieur à celles qui avaient donné lieu aux romans du douzième siècle et à la fausse chronique de Turpin.
[52] Les Chroniques et Annales de France, par Nicole Gilles. Paris, 1566 fol. XLV verso.
On peut dire aujourd’hui, sans trop de hardiesse, que l’ouvrage du secrétaire de Louis XII est également dépourvu d’érudition et de talent ; et pourtant aucune histoire de France n’a joui d’une aussi longue popularité. Il en a paru successivement seize éditions, dont la dernière est de 1617, cent quatorze ans après la mort de l’auteur. Mais pendant que la réputation de Nicole Gilles se prolongeait ainsi fort au delà du terme de sa vie, un grand mouvement littéraire, dirigé spécialement contre les écrits et les idées du moyen âge, s’accomplissait dans toute l’Europe. La renaissance des lettres, qui, pour l’Italie, date du quinzième siècle, avait élevé dans ce pays une école de nouveaux historiens, dont les ouvrages, calqués sur ceux de l’antiquité, étaient lus avec enthousiasme par les savants et changeaient peu à peu le goût du public. Cette école, celle de Machiavel et de Guicciardin, avait pour caractère essentiel le soin de présenter les faits non plus isolés ou juxtaposés, comme ils le sont dans les chroniques, mais par groupes, d’après leur degré d’affinité dans la série des causes et des effets. On appelait ce nouveau genre d’histoire l’histoire politique, l’histoire à la manière des anciens ; et comme, en fait de littérature, l’imitation sait rarement s’arrêter, on empruntait aux écrivains grecs et romains, non-seulement leur méthode, mais leur style, et jusqu’à leurs harangues, qu’on intercalait à plaisir partout où se présentait une ombre de délibération, soit dans les cours, soit aux armées. Personne n’était choqué du contraste de ces formes factices avec les institutions, les mœurs, la politique des temps modernes, ni de l’étrange figure que faisaient les rois, les ducs, les princes du seizième siècle sous le costume classique de consuls, de tribuns, d’orateurs de Rome ou d’Athènes. Dans chaque pays de l’Europe, les hommes éclairés, les esprits ardents, aspiraient à revêtir l’histoire nationale de ces nouvelles formes, et à la débarrasser entièrement de sa vieille enveloppe du moyen âge.
Le premier écrivain français qui entreprit de rédiger une histoire de France d’après la méthode et les principes de l’école italienne, fut Bernard Girard, seigneur du Haillan, né à Bordeaux en 1537. Avant de se livrer à ce travail, dont il était extrêmement fier, l’auteur, âgé de vingt-quatre ans, en avait publié le projet et une sorte d’esquisse, sous le titre de Promesse et Dessein de l’Histoire de France. En l’année 1576, il présenta au roi Henri III son premier volume in-folio, et fut récompensé par une pension et le titre d’historiographe, titre nouveau, qui remplaça dès lors celui de chroniqueur du roi. Le sentiment et l’orgueil d’une grande innovation éclatent, d’une manière assez naïve, dans les passages suivants de la préface où du Haillan parle de lui-même : « Je puis bien dire sans vanterie que je suis le premier qui ait encore mis en lumière l’histoire entière de France en discours et fil continu d’histoire. Car ce que nous avons veu cy-devant tant des histoires Martiniennes et Dionisiennes, que des Chroniques de Nicole Gilles, ce sont seulement Chroniques qui ne s’amusent pas à dire les causes et les conseils des entreprises ny des succez des afaires, ains seulement l’événement et fin d’iceux par les années, sans narration du discours qui est nécessaire et requis à l’histoire[53]. »
[53] L’Histoire de France, par Bernard de Girard, seigneur du Haillan. Paris, in-fo, 1576, préface aux lecteurs, p. III et IV.
Le premier historiographe de France, chef d’une sorte d’insurrection contre les chroniqueurs ses devanciers, témoigne pour eux un mépris qui ne fait grâce ni à Grégoire de Tours, qu’il confond avec Fredegher, Aimoin et le faux Hunibald, ni à Ville-Hardouin, ni à Joinville, ni à Froissard lui-même. Cette couleur locale et pittoresque qui nous les fait aimer aujourd’hui, cette richesse de détails, ces dialogues si vrais et si naïfs dont ils entrecoupent leurs récits, tout cela ne paraît au classique du Haillan qu’une friperie indigne de l’histoire. « Ils s’amusent, dit-il, à descrire des dialogismes d’eux mesmes avec quelques autres, des dialogues d’un gentilhomme à un autre gentilhomme, d’un capitaine à un soldat, de cestuy cy, de cestuy là, des apparats des festins, leur ordre, leurs cérémonies, leurs confitures, leurs saulses, les habillemens des princes et des seigneurs, le rang comme ils estoient assis, leurs embrassemens, et autres telles menues choses et particularités plaisantes à racompter en commun devis, mais qui n’appartiennent en rien à l’histoire, laquelle ne doit traicter qu’affaires d’Estat, comme les conseils des princes, leurs entreprinses, et les causes, les effects, et les événemens d’icelles, et parmy cela mesler quelque belle sentence qui monstre au lecteur le proffit qu’il peult tirer de ce qu’il lit[54]. »
[54] Ibid., préface aux lecteurs, p. II.
Cette énergie de critique semblait promettre quelque chose ; mais du Haillan, comme presque tous ceux qui, après lui, ont écrit notre histoire, avait plus de volonté que de talent. Dès les premières pages, sa passion d’imiter les Italiens et de faire des harangues lui fait violer, de la manière la plus bizarre, la vérité historique. A propos de l’élection de Faramond, roi dont l’existence est à peine authentique, il suppose une assemblée d’État, où deux orateurs imaginaires, Charamond et Quadrek, dissertent l’un après l’autre sur les avantages de la monarchie et sur ceux de l’aristocratie. C’est lorsqu’il s’agit de grandes affaires politiques et de négociations, que du Haillan se pique surtout de bien raconter et de bien juger. Il traite avec négligence les parties de l’histoire qui n’offrent point de grandes intrigues. En général, pour les premiers temps, il est d’une faiblesse extrême, et fort au-dessous de l’érudition de beaucoup de ses contemporains. Il attribue au roi Clodion une prétendue loi des chevelures, par laquelle, dit notre historien, il fut ordonné que « de là en avant nul ne porteroit longue chevelure qu’il ne fût du sang des roys[55]. » Dans le portrait de Charlemagne, probablement par complaisance pour les préjugés en crédit, du Haillan reproduit en partie les extravagances de Nicole Gilles, et les joint aussi bien qu’il peut aux détails fournis par Eghinhard. Malgré son mépris pour les chroniqueurs, il emprunte à celui de 1492 des phrases fort peu historiques comme celle-ci : « Il s’habilloit à la mode françoise, et toujours portoit une espée, ou un poignard, à la garde d’or ou d’argent[56]. » Comme lui, dans l’énumération des langues que parlait Karl le Grand, il compte le français, sa langue maternelle, le flamand et l’allemand. A ces absurdités j’en pourrais joindre beaucoup d’autres qui prouvent qu’au fond notre histoire avait peu gagné à cesser d’être chronique.
[55] L’Histoire de France, par du Haillan. Paris, 1576, p. 14.
[56] L’Histoire de France, par du Haillan. Paris, 1576, p. 228.
Après du Haillan vint Scipion Dupleix, qui, malgré des études estimables, fut peu goûté à cause de son fanatisme catholique ; puis Mézeray, dont le règne, au dix-septième et au dix-huitième siècle, fut aussi long que l’avait été celui de Nicole Gilles au seizième. Mézeray, élève de du Haillan, entreprit de le surpasser en intelligence des affaires. Comme lui, il inséra dans son récit des harangues délibératives, et se permit, pour leur faire une place, de supposer des assemblées ou des négociations imaginaires. La déposition de Hilderik Ier, dont du Haillan n’avait tiré aucun parti, est saisie par l’historien du dix-septième siècle comme un excellent texte pour un discours politique à la manière des anciens. Childéric, selon Mézeray, est un jeune prince oisif et voluptueux, qui écrase son peuple d’impôts et vit entouré de ministres de ses galanteries. Les seigneurs français, indignés contre lui, s’assemblent, et l’un d’eux prend la parole en ces termes :
« Seigneurs, le seul ressentiment que vous avez des outrages que Childéric vous a faits vous dit assez le sujet de cette assemblée, devant laquelle je n’aurois pas ozé faire mes plaintes, si je n’avois oüy celles que vous et toute la France en avez faites au ciel. Car à qui çaurions-nous les addresser, si celuy qui les doit recevoir est celuy mesme qui les cause ?… Puisque c’est de nous qu’il tient le sceptre, il est bien raisonnable que, sans nous violenter en nostre personne, ny en celles de nos femmes, il nous considère comme ses sujets, et non comme ses esclaves. Nous ne sommes pas tels, seigneurs françois ; il y a trois cens ans, et plus, que nos ancestres combattent pour leur liberté. S’ils ont fait des roys, ç’a esté pour la maintenir, et non pas pour l’opprimer. Autrement, si nous voulions des maistres, les Romains nous estoient bien plus doux que ce dernier ; et nous n’eussions jamais souffert d’un estranger ce que nous endurons d’un des nostres. Voyez, tandis que nous ne sommes pas du tout dans les fers, si vous voulez renoncer au tiltre de Francs. Vous avez de quoy démettre Childéric, comme vous avez eu de quoy l’establir. Ne permettez pas qu’il se serve plus longtemps de nostre bienfait à nous faire du mal… Que, s’il est question de réparer la faute que je confesse avoir faite, quand je luy ay donné ma voix en son eslection, me voilà prest à révoquer ma parole. Je la révoque en effet, m’en deust-il couster la vie, et me dégage du serment que je luy ay presté. Comme il a changé de vie, je veux changer de résolution, et ne plus le reconnoistre pour roy, puisque luy-mesme ne se connoist plus pour tel, et qu’il dédaigne d’en faire les actions[57]. »
[57] Mézeray, Histoire de France. Paris, 1643, in-fo, t. I, p. 21 et 22.
Ce curieux morceau disparut avec plusieurs autres du même genre dans l’abrégé chronologique publié par l’auteur en l’année 1668. Extrêmement faible d’érudition, mais écrit avec bon sens, d’un style populaire et sans aucune affectation classique, cet abrégé fit en peu de temps oublier le grand ouvrage. C’est la véritable Histoire de Mézeray, connue et aimée du public ; car l’autre n’eut pas plus de deux éditions. L’abrégé en eut jusqu’à seize, dont la dernière parut en 1755, année de la publication de l’Histoire de France de Velly.
La popularité de Mézeray s’était maintenue en face de l’ouvrage exact, mais terne et peu franc, du père Daniel. L’abbé Velly porta les premières atteintes à ce crédit si bien établi. Chose peu croyable pour quiconque n’a pas lu la préface de son Histoire, Velly se croyait novateur. Il croyait appartenir, comme historien, à une école toute nouvelle, l’école philosophique ; voici ses propres paroles : « Il semble, en lisant quelques-uns de nos historiens, qu’ils aient moins envisagé l’ordre chronologique des rois comme leur guide, que comme l’objet principal de leur travail. Bornés à nous apprendre les victoires ou les défaites du souverain, ils ne nous disent rien ou presque rien des peuples qu’il a rendus heureux ou malheureux. On ne trouve dans leurs écrits que longues descriptions de siéges et de batailles : nulle mention des mœurs et de l’esprit de la nation. Elle y est presque toujours sacrifiée à un seul homme… C’est le défaut qu’on a tâché d’éviter dans cette nouvelle Histoire de France. L’idée qu’on s’y propose est de donner, avec les annales des princes qui ont régné, celles de la nation qu’ils ont bien ou mal gouvernée ; de joindre aux noms des héros qui ont reculé nos frontières ceux des génies qui ont étendu nos lumières ; en un mot, d’entremêler le récit de nos victoires et de nos conquêtes de recherches curieuses sur nos mœurs, nos lois et nos coutumes[58]. »
[58] Velly, Histoire de France. Paris, 1770, in-4o, p. 6 et 7 de la préface.
Vous savez de quelle manière l’abbé Velly a tenu cette grande promesse. Mais, quelle que fût sa nullité comme historien, c’est une chose réelle qu’en insérant dans son récit, par une sorte de placage, des lambeaux de dissertations sur les mœurs et l’esprit des Français, il avait rencontré le goût du siècle. En effet, les narrations épiques, les portraits et les harangues avaient passé de mode ; et ce qu’on demandait, en fait d’histoire, c’était du raisonnement, des conclusions, des résultats généraux. Les écrivains ne tardèrent pas à faire abus de cette méthode, comme ils avaient abusé du style antique. Alors parurent dans l’histoire les longues réflexions insérées dans le texte, et les commentaires sous forme de notes, les appendices et les digressions sur le gouvernement, les lois, les arts, les habillements, les armes, etc. Au lieu d’une narration suivie, continue, se développant avec largeur et d’une manière progressive, on eut des récits courts, morcelés, tronqués, entrecoupés de remarques sérieuses ou satiriques ; et l’histoire fut divisée, subdivisée, étiquetée par petits chapitres, comme un ouvrage didactique. C’est l’exemple que donna Voltaire, avec son originalité et sa verve de style accoutumée, exemple qui fut suivi d’une manière plus méthodique par les historiens anglais de la fin du dix-huitième siècle.
Ainsi, depuis l’invention de l’imprimerie jusqu’à nos jours, trois écoles historiques ont fleuri successivement : l’école populaire du moyen âge, l’école classique ou italienne, et l’école philosophique, dont les chefs jouissent aujourd’hui d’une réputation européenne. De même qu’il y a deux cents ans l’on désirait pour la France des Guicciardin et des Davila, on lui souhaite en ce moment des Robertson et des Hume. Est-il donc vrai que les livres de ces auteurs présentent le type réel et définitif de l’histoire ? Est-il vrai que le modèle où ils l’ont réduite soit aussi complétement satisfaisant pour nous que l’était pour les anciens, par exemple, le plan des historiens de l’antiquité ? Je ne le pense pas ; je crois, au contraire, que cette forme toute philosophique a les mêmes défauts pour l’histoire que la forme toute littéraire de l’avant-dernier siècle. Je crois que l’histoire ne doit pas plus se servir de dissertations hors d’œuvre, pour peindre les différentes époques, que de portraits hors d’œuvre pour représenter fidèlement les différents personnages. Les hommes et même les siècles passés doivent entrer en scène dans le récit : ils doivent s’y montrer, en quelque sorte, tout vivants ; et il ne faut pas que le lecteur ait besoin de tourner cent pages pour apprendre après coup quel était leur véritable caractère. C’est une fausse méthode que celle qui tend à isoler les faits de ce qui constitue leur couleur et leur physionomie individuelles ; et il n’est pas possible qu’un historien puisse d’abord bien raconter sans peindre, et ensuite bien peindre sans raconter. Ceux qui ont adopté cette manière d’écrire ont presque toujours négligé le récit, qui est la partie essentielle de l’histoire, pour les commentaires ultérieurs qui doivent donner la clef du récit. Le commentaire arrive et n’éclaircit rien, parce que le lecteur ne le rattache point à la narration dont l’écrivain l’a séparé. Dans cet état, la composition manque entièrement d’unité ; c’est la réunion incohérente de deux ouvrages, l’un d’histoire, l’autre de philosophie. Le premier n’est ordinairement qu’une simple réimpression de la moins mauvaise des histoires précédemment publiées : c’est pour l’ouvrage philosophique que l’on réserve toute la vigueur de son talent. L’histoire d’Angleterre de Hume n’est au fond que celle de Rapin-Thoyras, à laquelle se trouvent joints, pour la première fois, plusieurs traités complets de politique, d’économie publique, de législation, d’archéologie, et une assez nombreuse collection de maximes, soit théoriques, soit usuelles. Toutes ces pièces de rapport seraient de la plus grande nouveauté, que l’histoire elle-même n’en serait pas plus neuve.
Mais y a-t-il lieu de faire encore du neuf en ce genre ? le fond de l’histoire n’est-il pas trouvé depuis longtemps ? Non, sans doute. On sait bien assigner à chaque événement sa date précise ; l’art de vérifier les dates est à peu près découvert ; mais cette découverte n’a pas été capable de bannir entièrement le faux de l’histoire. Il y a, en fait d’histoire, plus d’un genre d’inexactitude ; et si le travail des chronologistes nous garantit désormais de la fausseté matérielle, il faut un nouveau travail, un nouvel art pour écarter également la fausseté de couleur et de caractère. Ne croyons pas qu’il ne reste plus qu’à porter des jugements moraux sur les personnages et les événements historiques : il s’agit de savoir si les hommes et les choses ont été réellement tels qu’on nous les représente ; si la physionomie qu’on leur prête leur appartient véritablement, et n’est point transportée mal à propos du présent au passé, ou d’un degré récent du passé à un autre degré plus ancien. C’est là qu’est la difficulté et le travail ; là sont les abîmes de l’histoire, abîmes inaperçus des écrivains superficiels, et comblés quelquefois, sans profit pour eux, par les travaux obscurs d’une érudition qu’ils dédaignent.