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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE XV
Sur les communes de Noyon, de Beauvais et de Saint-Quentin.

En l’année 1098, Baudri de Sarchainville, archidiacre de l’église cathédrale de Noyon, fut promu, par le choix du clergé de cette église, à la dignité épiscopale. C’était un homme d’un caractère élevé, d’un esprit sage et réfléchi. Il ne partageait point l’aversion violente que les personnes de son ordre avaient en général contre l’institution des communes. Il voyait dans cette institution une sorte de nécessité sous laquelle, de gré ou de force, il faudrait plier tôt ou tard, et croyait qu’il valait mieux se rendre aux vœux des citoyens que de verser le sang pour reculer de quelques jours une révolution inévitable. L’élection d’un évêque doué d’un si grand sens et d’une si noble manière de voir était pour la ville de Noyon l’événement le plus désirable ; car cette ville se trouvait alors dans le même état que celle de Cambrai avant sa révolution. Les bourgeois étaient en querelles journalières avec le clergé de l’église cathédrale : les registres capitulaires contenaient une foule de pièces ayant pour titre : De la paix faite entre nous et les bourgeois de Noyon[277]. Mais aucune réconciliation n’était durable, la trêve était bientôt rompue, soit par le clergé, soit par les citoyens, qui étaient d’autant plus irritables qu’ils avaient moins de garanties pour leurs personnes et pour leurs biens. Le nouvel évêque pensait que l’établissement d’une commune jurée par les deux partis rivaux pourrait devenir entre eux une sorte de pacte d’alliance ; il entreprit de réaliser cette idée généreuse avant que le mot de commune eût servi à Noyon de cri de ralliement pour une insurrection populaire.

[277] De pace facta inter nos et burgenses Noviomenses. (Annales de l’église cathédrale de Noyon, par Jacques Levasseur. Paris, 1633, IIIe partie, p. 803 et suiv.)

De son propre mouvement, l’évêque de Noyon convoqua en assemblée tous les habitants de la ville, clercs, chevaliers, commerçants et gens de métier. Il leur présenta une charte qui constituait le corps des bourgeois en association perpétuelle, sous des magistrats appelés jurés, comme ceux de Cambrai. « Quiconque, disait la charte, voudra entrer dans cette commune ne pourra en être reçu membre par un seul individu, mais en la présence des jurés. La somme d’argent qu’il donnera alors sera employée pour l’utilité de la ville, et non au profit particulier de qui que ce soit.

« Si la commune est convoquée en armes, tous ceux qui l’auront jurée devront marcher pour sa défense, et nul ne pourra rester dans sa maison, à moins qu’il ne soit infirme, malade ou tellement pauvre qu’il ait besoin de garder lui-même sa femme et ses enfants malades.

« Si quelqu’un a blessé ou tué quelqu’un sur le territoire de la commune, les jurés en tireront vengeance[278]. »

[278] Ces trois articles sont extraits d’une charte de Philippe-Auguste qui reproduit, en les confirmant, les lois, ou, comme on disait alors, les coutumes de la commune de Noyon. (Voyez le tome XI du Recueil des Ordonnances des rois de France, p. 224.)

Les autres articles garantissaient aux membres de la commune de Noyon l’entière propriété de leurs biens, et le droit de n’être traduits en justice que devant leurs magistrats électifs. L’évêque jura d’abord cette charte, et les habitants de tout état prêtèrent après lui le même serment. En vertu de son autorité pontificale, il prononça l’anathème et toutes les malédictions de l’Ancien et du Nouveau Testament contre celui qui, dans l’avenir, oserait dissoudre la commune ou enfreindre ses règlements. En outre, pour donner à ce nouveau pacte une garantie plus solide, Baudri invita le roi de France, Louis le Gros, à le corroborer, comme on disait alors, par son approbation et par le grand sceau de la couronne. Le roi consentit à cette requête de l’évêque ; et ce fut toute la part qu’eut Louis le Gros à l’établissement de la commune de Noyon. La charte royale ne s’est point conservée, mais il en reste une qui peut servir de preuve à ce récit.

« Baudri, par la grâce de Dieu, évêque de Noyon, à tous ceux qui persévèrent et avancent de plus en plus dans la foi :

« Très-chers frères, nous apprenons par l’exemple et les paroles des saints Pères que toutes les bonnes choses doivent être confiées à l’écriture, de peur que par la suite elles ne soient mises en oubli. Sachent donc tous les chrétiens, présents et à venir, que j’ai fait à Noyon une commune, constituée par le conseil et dans une assemblée des clercs, des chevaliers et des bourgeois ; que je l’ai confirmée par le serment, l’autorité pontificale et le lien de l’anathème, et que j’ai obtenu du seigneur roi Louis qu’il octroyât cette commune et la corroborât du sceau royal. Cet établissement fait par moi, juré par un grand nombre de personnes et octroyé par le roi, comme il vient d’être dit, que nul ne soit assez hardi pour le détruire ou l’altérer ; j’en donne l’avertissement de la part de Dieu et de ma part, et je l’interdis au nom de l’autorité pontificale. Que celui qui transgressera et violera la présente loi subisse l’excommunication ; que celui qui, au contraire, la gardera fidèlement, demeure sans fin avec ceux qui habitent dans la maison du Seigneur[279]. »

[279] Annales de l’église cathédrale de Noyon, t. II, p. 805.

Cette charte épiscopale porte la date de 1108.

Quelques années auparavant, les bourgeois de Beauvais s’étaient constitués en commune spontanément, ou, comme s’exprime un contemporain, par suite d’une conjuration tumultueuse[280]. Ils contraignirent leur évêque à jurer qu’il respecterait la nouvelle constitution municipale ; et vers le même temps, le comte de Vermandois, pour prévenir de pareils troubles, octroya une charte de commune aux habitants de Saint-Quentin[281]. Le clergé de la ville jura de l’observer, sauf les droits de son ordre, et les chevaliers, sauf la foi due au comte[282]. Ce comte, qui était un puissant seigneur, suzerain de plusieurs villes, ne crut pas nécessaire, comme l’évêque de Noyon, de faire ratifier sa charte par l’autorité royale, et la commune de Saint-Quentin s’établit sans que Louis le Gros intervînt en aucune manière. Pour comprendre l’effet que devait produire sur les villes de la Picardie et de l’Ile-de-France l’existence de ces trois communes, dans un espace de moins de quarante lieues, il suffit de jeter les yeux sur leurs chartes, dont voici les principaux articles :

[280] … Turbulenta conjuratio factæ communionis. (Epistolæ Ivonis Carnot. episc., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XV, p. 105.) — La commune de Beauvais fut reconnue et confirmée par Louis le Gros, on ne peut dire en quelle année ; Louis le Jeune la confirma de nouveau en 1144.

[281] Cette concession n’a pas de date précise, mais elle remonte authentiquement aux premières années du douzième siècle ; elle fut de beaucoup antérieure à l’époque de Raoul Ier, qui devint comte de Vermandois en 1117. Quelques historiens la fixent à l’année 1102. La charte communale de Saint-Quentin porte dans son préambule : « Usus et consuetudines quas tempore Rodolfi comitis et antecessorum suorum burgenses S. Quintini tenuerunt. » (Voyez le Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 270.)

[282] Quum primum communia acquisita fuit, omnes Viromandiæ pares… et omnes clerici, salvo ordine suo, omnesque milites, salva fidelitate comitis, firmiter tenendam juraverunt. (Ibid.)

CHARTE DE BEAUVAIS.

« Tous les hommes domiciliés dans l’enceinte du mur de ville et dans les faubourgs, de quelque seigneur que relève le terrain où ils habitent, jureront la commune. Dans toute l’étendue de la ville, chacun prêtera secours aux autres loyalement et selon son pouvoir.

« Les pairs de la commune jureront de ne favoriser personne pour cause d’amitié, de ne léser personne pour cause d’inimitié, et de donner en toute chose, selon leur pouvoir, une décision équitable. Tous les autres jureront d’obéir et de prêter main-forte aux décisions des pairs[283].

[283] Ces magistrats étaient élus au nombre de douze par toute la commune de Beauvais. Plus tard, vers la fin du douzième siècle, leur nombre fut porté à treize, et l’un d’entre eux fut créé chef de l’administration sous le titre de majeur ou maire. On disait mayeur dans le dialecte de la Picardie. (Voyez, sur les titres de maire et de pairs, les Considérations sur l’histoire de France, chap. V et VI.)

« Quiconque aura forfait envers un homme qui aura juré cette commune, les pairs de la commune, si plainte leur en est faite, feront justice du corps et des biens du coupable, suivant leur délibération.

« Si le coupable se réfugie dans quelque château fort, les pairs de la commune parleront sur cela au seigneur du château ou à celui qui sera en son lieu ; et si, à leur avis, satisfaction leur est faite de l’ennemi de la commune, ce sera assez ; mais si le seigneur refuse satisfaction, ils se feront justice eux-mêmes sur ses biens et sur ses hommes.

« Si quelque marchand étranger vient à Beauvais pour le marché, et que quelqu’un lui fasse tort ou injure dans les limites de la banlieue ; si plainte en est faite aux pairs et que le marchand puisse trouver son malfaiteur dans la ville, les pairs en feront justice, à moins que le marchand ne soit un des ennemis de la commune.

« Nul homme de la commune ne devra confier ou prêter son argent aux ennemis de la commune tant qu’il y aura guerre avec eux, car s’il le fait, il sera parjure ; et si quelqu’un est convaincu de leur avoir prêté ou confié quoi que ce soit, justice sera faite de lui, selon que les pairs en décideront.

« S’il arrive que le corps de la commune marche hors de la ville contre ses ennemis, nul ne parlementera avec eux, si ce n’est avec licence des pairs.

« Si quelqu’un de la commune a confié son argent à quelqu’un de la ville, et que celui auquel l’argent aura été confié se réfugie dans quelque château fort, le seigneur du château, en ayant reçu plainte, ou rendra l’argent ou chassera le débiteur de son château ; et s’il ne fait ni l’une ni l’autre de ces choses, justice sera faite sur les hommes de ce château à la discrétion des pairs[284]. »

[284] Charte de confirmation de la commune de Beauvais donnée par Louis le Jeune en 1144. (Mémoires de Beauvais et de Beauvaisis, par Antoine L’Oisel. Paris, 1617 ; titres justificatifs, p. 271.) — J’ai réduit cette charte à quelques articles, dont j’intervertis l’ordre, afin d’y mettre plus de suite.

CHARTE DE SAINT-QUENTIN.

« Les hommes de cette commune demeureront entièrement libres de leurs personnes et de leurs biens ; ni nous, ni aucun autre, ne pourrons réclamer d’eux quoi que ce soit, si ce n’est par jugement des échevins ; ni nous, ni aucun autre, ne réclamerons le droit de mainmorte sur aucun d’entre eux.

« Quiconque sera entré dans cette commune demeurera sauf de son corps, de son argent et de ses autres biens.

« Si quelqu’un a commis un délit dont plainte soit faite en présence du maire et des jurés, la maison du malfaiteur sera démolie, s’il en a une, ou il payera pour racheter sa maison, à la volonté du maire et des jurés. La rançon des maisons à démolir servira à la réparation des murs et des fortifications de la ville. Si le malfaiteur n’a pas de maison, il sera banni de la ville, ou payera de son argent pour l’entretien des fortifications.

« Quiconque aura forfait à la commune, le maire pourra le sommer de paraître en justice ; et s’il ne se rend pas à la sommation, le maire pourra le bannir ; il ne rentrera dans la ville que par la volonté du maire et des jurés : si le malfaiteur a une maison dans la banlieue, le maire et les gens de la ville pourront l’abattre ; et si elle est fortifiée de manière à ne pouvoir être abattue par eux, nous leur prêterons secours et main-forte.

« Si quelqu’un meurt possédant quelque tenure, le maire et les jurés doivent en mettre aussitôt ses héritiers en possession ; ensuite, s’il y a lieu à procès, la cause sera débattue.

« Si nous faisons citer quelque bourgeois de la commune, le procès sera terminé par le jugement des échevins dans l’enceinte des murs de Saint-Quentin.

« Partout où le maire et les jurés voudront fortifier la ville, ils pourront le faire sur quelque seigneurie que ce soit.

« Nous ne pourrons refondre la monnaie, ni en faire de neuve, sans le consentement du maire et des jurés.

« Nous ne pourrons mettre ni ban ni assise de deniers sur les propriétés des bourgeois.

« Les hommes de la ville pourront moudre leur blé, et cuire leur pain partout où ils voudront.

« Si le maire, les jurés et la commune ont besoin d’argent pour les affaires de la ville et qu’ils lèvent un impôt, ils pourront asseoir cet impôt sur les héritages et l’avoir des bourgeois, et sur toutes les ventes et profits qui se font dans la ville.

« Nous avons octroyé tout cela, sauf notre droit et notre honneur, sauf les droits de l’église de Saint-Quentin et des autres églises, sauf le droit de nos hommes libres, et aussi sauf les libertés par nous antérieurement octroyées à ladite commune[285]. »

[285] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 270. — Cette charte est, comme la précédente, singulièrement réduite, et les articles en sont de même intervertis.

Cette charte, obtenue sans aucun trouble, du libre consentement d’un seigneur, donnait aux bourgeois de Saint-Quentin tous les droits civils avec les garanties essentielles de l’existence municipale ; les villes voisines, entre autres celle de Laon, qui était la plus importante, ne tardèrent pas à désirer pour elles-mêmes une semblable destinée. Placés presque à égale distance de Saint-Quentin et de Noyon, les bourgeois de Laon ne pouvaient s’empêcher de tourner les yeux vers ces deux communes. L’exemple de celle de Beauvais leur plaisait moins peut-être, et, selon toute apparence, ils répugnaient à s’engager de sang-froid dans la voie des révolutions violentes ; mais une sorte de fatalité les y entraîna malgré eux. Ils commencèrent par des demandes de réforme adressées avec calme, et finirent par un soulèvement accompagné de ce que les guerres civiles peuvent produire de plus atroce.

L’histoire de la commune de Laon a cela de remarquable qu’elle présente en petit, de la manière la plus exacte, le type des grandes révolutions modernes. Au moment où l’action révolutionnaire est parvenue au dernier degré de violence, la réaction arrive, suivie d’une nouvelle série de désordres et d’excès commis en sens contraire. Enfin, quand les partis sont las de se faire une guerre désastreuse et inutile, vient l’acte de pacification, reçu avec joie des deux côtés, mais qui, au fond, n’est qu’une trêve, parce que les intérêts opposés subsistent et prolongent la lutte sous d’autres formes.

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