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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE XIX
Sur les communes d’Amiens, de Soissons et de Sens.

L’histoire de la commune d’Amiens remonte jusqu’à l’année 1113, année qui suivit la catastrophe de la révolution de Laon. Il paraît que l’exemple de cette dernière ville avait inspiré aux habitants leur premier désir de liberté. Amiens n’était point à cet égard dans une situation aussi simple que Laon : cette grande et antique cité n’avait pas moins de quatre seigneurs. L’évêque exerçait les droits de la seigneurie sur une partie de la ville, le comte sur une autre, le vidame sur une troisième, et enfin le châtelain d’une grosse tour, qu’on nommait le Castillon[368], prétendait aux mêmes droits sur le quartier voisin de sa forteresse. De ces quatre puissances, la plus généralement reconnue, mais la plus faible de fait, était celle de l’évêque, qui, n’ayant point de soldats, tremblait devant le comte et recevait de ses autres coseigneurs des injures qu’il ne pouvait rendre. Par intérêt, sinon par esprit de justice, l’évêque d’Amiens devait donc être favorable à la formation d’une commune, qui, au prix de quelques concessions, lui assurerait un appui contre ses trois rivaux dont elle ébranlerait ou détruirait le pouvoir.

[368] … Pro muro Castellionis (sic enim vocatur)… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 517.)

Le hasard voulut que la dignité épiscopale fût alors possédée par un homme d’une vertu exemplaire, d’un esprit aussi éclairé que le comportait son siècle, et plein de zèle pour le bien général. Sans se laisser épouvanter par les terribles scènes qui venaient d’avoir lieu à Laon, l’évêque Geoffroi comprit ce qu’avait de légitime le désir d’indépendance et de garanties pour les personnes et pour les biens. Il céda sans efforts et gratuitement aux requêtes des bourgeois, et concourut avec eux à l’érection d’un gouvernement municipal[369]. Ce gouvernement, composé de vingt-quatre échevins sous la présidence d’un mayeur, fut installé sans aucun trouble au milieu de la joie populaire ; et la nouvelle commune promulgua ses lois dans la forme suivante :

[369] … Cui episcopus nulla vi exactus debuisset præstare favorem, præsertim quum et nemo eum urgeret, et coepiscopi sui eum miserabile exitium et infaustorum civium confligium non lateret. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 515.)

« Chacun gardera fidélité à son juré et lui prêtera secours et conseil en tout ce qui est juste.

« Si quelqu’un viole sciemment les constitutions de la commune et qu’il en soit convaincu, la commune, si elle le peut, démolira sa maison et elle ne lui permettra point d’habiter dans ses limites jusqu’à ce qu’il ait donné satisfaction.

« Quiconque aura sciemment reçu dans sa maison un ennemi de la commune et aura communiqué avec lui, soit en vendant et achetant, soit en buvant et mangeant, soit en lui prêtant un secours quelconque, ou lui aura donné aide et conseil contre la commune, sera coupable de lèse-commune, et à moins qu’il ne donne promptement satisfaction en justice, la commune, si elle le peut, démolira sa maison.

« Quiconque aura tenu devant témoin des propos injurieux pour la commune, si la commune en est informée, et que l’inculpé refuse de répondre en justice, la commune, si elle le peut, démolira sa maison, et ne lui permettra pas d’habiter dans ses limites jusqu’à ce qu’il ait donné satisfaction.

« Si quelqu’un attaque de paroles injurieuses le maire dans l’exercice de sa juridiction, sa maison sera démolie, ou il payera rançon pour sa maison en la miséricorde des juges.

« Que nul n’ait la hardiesse de vexer au passage, dans la banlieue de la cité, les personnes domiciliées dans les limites de la commune ou les marchands qui viennent à la ville pour y vendre leurs denrées. Si quelqu’un ose le faire, il sera réputé violateur de la commune, et justice sera faite sur sa personne ou sur ses biens.

« Si un membre de la commune enlève quelque chose à l’un de ses jurés, il sera sommé par le maire et les échevins de comparaître en présence de la commune, et fera réparation suivant l’arrêt des échevins.

« Si le vol a été commis par quelqu’un qui ne soit pas de la commune, et que cet homme ait refusé de comparaître en justice dans les limites de la banlieue, la commune, après l’avoir notifié aux gens du château où le coupable a son domicile, le saisira si elle le peut, lui ou quelque chose qui lui appartienne, et le retiendra jusqu’à ce qu’il ait fait réparation.

« Quiconque aura blessé avec armes un de ses jurés, à moins qu’il ne se justifie par témoins et par le serment, perdra le poing ou payera neuf livres, six pour les fortifications de la ville et de la commune, et trois pour la rançon de son poing ; mais s’il est incapable de payer, il abandonnera son poing à la miséricorde de la commune.

« Si un homme, qui n’est pas de la commune, frappe ou blesse quelqu’un de la commune, et refuse de comparaître en jugement, la commune, si elle le peut, démolira sa maison ; et si elle parvient à le saisir, justice sera faite de lui par-devant le maire et les échevins.

« Quiconque aura donné à l’un de ses jurés les noms de serf, récréant, traître ou fripon, payera vingt sous d’amende[370].

[370] Qui vero juratum suum, servum, recredentem, traditorem, etc. (Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 267.) — En vieux français, récréant signifie renégat.

« Si quelque membre de la commune a sciemment acheté ou vendu quelque objet provenant de pillage, il le perdra et sera tenu de le restituer aux dépouillés, à moins qu’eux-mêmes ou leurs seigneurs n’aient forfait en quelque chose contre la commune.

« Dans les limites de la commune, on n’admettra aucun champion gagé au combat contre l’un de ses membres.

« En toute espèce de cause, l’accusateur, l’accusé et les témoins s’expliqueront, s’ils le veulent, par avocat.

« Tous ces droits, ainsi que les ordonnances du maire et de la commune, n’ont force que de juré à juré : il n’y a pas égalité en justice entre le juré et le non-juré[371]. »

[371] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 264 et suiv. — La charte originale, telle qu’on la retrouve dans une charte de Philippe-Auguste qui la reproduit, n’a pas moins de cinquante articles. J’ai traduit les plus importants, et j’en ai interverti l’ordre afin d’y mettre plus de suite.

La constitution, établie de commun accord par l’évêque et les bourgeois d’Amiens, fut soumise à l’agrément des trois autres seigneurs, comme parties intéressées. Le vidame, le moins puissant des trois, y donna son approbation moyennant garantie pour quelques-uns de ses droits et une bonne rançon pour le reste. Mais le comte ne voulut entendre à rien ; il dit qu’il maintiendrait jusqu’au dernier tous les priviléges de son titre, et entraîna dans son parti le châtelain de la grosse tour. Dès lors il y eut guerre déclarée entre ce parti et celui de la commune. Le comte d’Amiens était Enguerrand de Boves ou de Coucy, père de ce Thomas de Marle qu’on a vu figurer dans l’histoire de la commune de Laon. Afin de s’assurer un appui contre ce puissant adversaire, la bourgeoisie d’Amiens eut recours au roi, et par l’entremise de son évêque elle obtint de Louis VI, à prix d’argent, l’approbation, ou, suivant le style officiel, l’octroi de sa constitution municipale[372]. Enguerrand de Boves n’en tint nul compte, et, faisant marcher sur la ville tout ce qu’il avait de chevaliers et d’archers, il entreprit d’en rester maître. Menacés par des forces qui avaient sur eux la supériorité de la discipline, les bourgeois n’eurent d’autre ressource que de se recommander, comme ceux de Laon, au fameux Thomas de Marle, qui alors était en guerre avec son père[373].

[372] Post funestum excidii Laudunensis eventum, Ambiani rege illecto pecuniis fecere communiam… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 515.)

[373] … Et Thomam quasi amantiorem suum dominum ad communiæ illius sacramenta vocantes, contra parentem, ut putatur, suum filium suscitarunt. (Ibid.)

A l’aide de ce secours, ils parvinrent à chasser le comte de la ville et à le contraindre de se renfermer dans la grosse tour, dont le châtelain, nommé Adam, lui ouvrit les portes. Cette tour, qui était d’une telle force qu’on la jugeait imprenable, fut attaquée avec vigueur ; mais un incident vint tout à coup changer la face des affaires et ruiner l’espérance de la commune. Enguerrand de Boves, que son âge empêchait de monter à cheval et de prendre part aux fréquentes sorties qui se faisaient contre les bourgeois, ne put supporter, comme il le disait, que des cabaretiers et des bouchers se moquassent de sa lourdeur[374]. La haine qui l’animait contre les bourgeois d’Amiens lui fit sacrifier ses ressentiments contre son fils ; ils se réconcilièrent et conclurent ensemble un traité d’alliance contre la commune, le vidame et l’évêque. Les terres de ce dernier, soit qu’elles lui appartinssent en propre, soit que ce fussent des domaines de l’église, commencèrent alors à être dévastées par le pillage et l’incendie. L’impitoyable Thomas de Marle, dès le premier jour qu’il entra en campagne contre ses anciens alliés, tua trente hommes de sa main et brûla plusieurs églises ; mais bientôt sa fougue le fit tomber dans une embuscade où il reçut de graves blessures qui l’obligèrent à quitter les environs d’Amiens et à se tenir en repos chez lui[375].

[374] Perpendens interea Ingelrannus, quia sui ævi gravitatem caupones et macellarii irriderent… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 515.)

[375] Thoma itaque ad sua translato, et ex vulnere prælibato jam impotenter agente… (Ibid., p. 516.)

En partant, il laissa ses meilleures troupes dans la tour du Castillon, qui, bâtie, à ce qu’il paraît, à l’un des angles du mur de ville, pouvait être ravitaillée et recevoir garnison par l’extérieur. Les soldats renfermés dans cette forteresse faisaient, de jour et de nuit, dans la ville, des sorties meurtrières, massacraient femmes et enfants, pillaient et brûlaient à plaisir. Dépourvus des moyens de conduire un siége, les bourgeois ne pouvaient opposer à ces agressions qu’une résistance purement passive[376]. Le découragement les gagna, et à la vue de tout ce qu’ils souffraient, l’évêque Geoffroi, qui les aimait, fut saisi d’une vive affliction ; il désespéra de la cause à laquelle il s’était lié, et sentit même s’ébranler la confiance qu’il avait dans la bonté de ses intentions. Cédant aux clameurs des gens de son ordre, qui l’accusaient d’avoir excité des troubles qu’il était incapable d’apaiser[377], il se suspendit lui-même des fonctions épiscopales. Il renvoya à l’archevêque de Reims son bâton et son anneau, et se retira d’abord au monastère de Cluny, ensuite à la Grande-Chartreuse, près de Grenoble[378]. Il n’en revint qu’à la sommation de l’archevêque de Reims, et lorsque Louis le Gros, déterminé par les plaintes du clergé à faire la guerre à Thomas de Marle, marcha en personne sur Crécy et sur Nogent, et rendit ainsi quelque espérance aux ennemis de ce terrible baron[379].

[376] Referri non possunt ab aliquo, ne ab eis quidem quorum pars periclitabatur, factæ neces de burgensibus per turrenses, quum ante obsidionem, tum postea crebriores. Nullus enim apud urbanos actus erat, sed passio sola. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 515.)

[377] … Turbam moverat, quam sedare non poterat. (Ibid.)

[378] … Archiepiscopo Remensi annulum, sandaliaque remisit, et se exilium iturum, numquamque deinceps episcopum futurum utrobique mandavit. (Ibid.)

[379] Voyez plus haut, Lettre XVII.

Cette guerre présentait de singuliers contrastes : d’un côté, le sire de Marle, ennemi de la commune d’Amiens, était ami de celle de Laon, dont les membres les plus compromis s’étaient réfugiés sur ses terres ; de l’autre, le roi, en s’avançant contre ce seigneur, venait par le fait sauver la première de ces communes et accabler la seconde. Après la soumission de Thomas de Marle, Louis le Gros dirigea ses forces contre Enguerrand de Boves comme allié et complice de son fils. Son entrée dans Amiens ranima le courage et les espérances populaires. L’évêque, associé de cœur aux intérêts et aux passions de la multitude, le dimanche des Rameaux de l’année 1115, prêcha, devant le roi et tout le peuple assemblé, un sermon sur les événements du jour. Il prononça de grandes invectives et tous les anathèmes de l’Écriture sainte contre la garnison de la grosse tour, promettant de la part de Dieu le royaume du ciel à quiconque périrait à l’attaque de cette forteresse[380]. Il fut décidé que les soldats royaux, réunis aux mieux armés d’entre les bourgeois, et conduits par le roi en personne, livreraient un assaut général. L’évêque se rendit nu-pieds au tombeau de saint Acheul, et y pria avec ferveur pour le succès de l’entreprise[381]. Au jour fixé, les ingénieurs du roi firent avancer contre le Castillon plusieurs des machines au moyen desquelles on s’approchait alors des places fortes : c’étaient des tours de bois chargées de combattants et garnies de ponts-levis qu’on abaissait contre les parapets de la muraille. Malgré la discipline des troupes royales et le dévouement de la bourgeoisie, la grosse tour du Castillon garda sa réputation d’imprenable. Les assaillants furent repoussés ; leurs machines furent démontées par les pierriers qui tiraient dessus. Beaucoup de soldats et de bourgeois périrent, soit au pied des murailles, soit sur les tours dressées pour l’attaque, et le roi lui-même fut blessé à la poitrine d’une flèche qui traversa son haubert[382].

[380] … Spondens regno cœlorum his qui turrim expugnando perierint. (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 517.)

[381] … Episcopus vero nudipes ad sanctum Aceolum non tunc pro hoc exaudiendus abierat. (Ibid.)

[382] … Missis ex tormento lapidibus utrasque (machinas) confregerunt. Et fervescente jactu missilium, quater vicennis, ut relatum est, vulneratis, etiam regem jaculo in pectore loricato læserunt… At milites, qui de machinis pendebant, obrui se videntes, fugam ineunt, nec mora cæteri… (Guiberti de Novigent., de Vita sua, lib. III, apud ejusdem Opera omnia, ed. Luc d’Achery, p. 517.)

Louis VI, qui, en obligeant Thomas de Marle à rester en repos et à se faire absoudre par l’Église, avait accompli l’objet de son expédition, ne jugea pas à propos de s’exposer aux dangers et aux fatigues d’un nouvel assaut. Il partit laissant quelques troupes qui, avec la coopération des bourgeois, tournèrent en blocus le siége de la grosse tour[383]. Ce fut seulement au bout de deux ans que les assiégés rendirent le Castillon, qui fut aussitôt démoli et rasé. L’évêque Geoffroi ne démentit point son caractère d’ami des libertés du peuple. Il avait encouru le blâme des adversaires des communes, qui étaient nombreux parmi la noblesse et le clergé ; mais ses mœurs étaient si pures, et son zèle religieux si éclatant, qu’après sa mort l’Église l’honora du nom de saint. Si le mérite d’avoir fondé une commune ne lui fut pas compté, il y a sept siècles, parmi ceux qui lui valurent ce titre, c’est à nous de l’y ajouter comme un motif de plus pour vénérer sa mémoire.

[383] Videns igitur rex inexpugnabilem locum cessit, obsideri jubens dum fame coacti se redderent. (Ibid.)

Pendant que ces événements se passaient, et que la commune d’Amiens luttait avec tant de peine contre ses anciens seigneurs, la ville de Soissons s’affranchit et se constitua en commune, sans qu’elle eût besoin pour cela d’entrer en rébellion ouverte. L’évêque et le comte, intimidés par les exemples de violence et d’obstination que venaient de donner deux villes voisines, consentirent, pour le maintien de la paix, à l’établissement d’un gouvernement municipal, sauf à disputer ensuite sur l’étendue des priviléges que s’attribuerait ce gouvernement. Voici les principaux articles de la charte qui, avec l’approbation du roi, et pour la paix du pays, établissait, dans la ville de Soissons, une commune entre tous les hommes possédant une maison ou un terrain, soit dans la ville, soit dans les faubourgs[384].

[384] « Contigit ob pacem patriæ nos in civitate Suessionensi communiam constituisse de hominibus illis qui ea die domum aut plateam habebant infra terminos urbis et suburbiorum ejus, eisque quædam gravamina dimisimus quæ a dominis suis patiebantur : unde et ipsis chartam fecimus, etc. » (Charta Ludovici VI, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIV, p. LXXII præfationis.)

« Tous les hommes habitant dans l’enceinte des murs de la ville de Soissons et en dehors dans le faubourg, sur quelque seigneurie qu’ils demeurent, jureront la commune : si quelqu’un s’y refuse, ceux qui l’auront jurée feront justice de sa maison et de son argent.

« Dans les limites de la commune, tous les hommes s’aideront mutuellement, selon leur pouvoir, et ne souffriront en nulle manière que qui que ce soit enlève quelque chose ou fasse payer des tailles à l’un d’entre eux.

« Quand la cloche sonnera pour assembler la commune, si quelqu’un ne se rend pas à l’assemblée, il payera douze deniers d’amende.

« Si quelqu’un de la commune a forfait en quelque chose et refuse de donner satisfaction devant les jurés, les hommes de la commune en feront justice.

« Les membres de cette commune prendront pour épouses les femmes qu’ils voudront, après en avoir demandé la permission aux seigneurs dont ils relèvent ; mais si les seigneurs s’y refusaient, et que, sans l’aveu du sien, quelqu’un prît une femme relevant d’une autre seigneurie, l’amende qu’il payerait dans ce cas, sur la plainte de son seigneur, serait de cinq sols seulement.

« Si un étranger apporte son pain et son vin dans la ville pour les y mettre en sûreté, et qu’ensuite un différend survienne entre son seigneur et les hommes de cette commune, il aura quinze jours pour vendre son pain et son vin dans la ville et emporter l’argent, à moins qu’il n’ait forfait ou ne soit complice de quelque forfaiture.

« Si l’évêque de Soissons amène par mégarde dans la ville un homme qui ait forfait envers un membre de cette commune, après qu’on lui aura remontré que c’est l’un des ennemis de la commune, il pourra l’emmener cette fois, mais ne le ramènera en aucune manière, si ce n’est avec l’aveu de ceux qui ont charge de maintenir la commune.

« Toute forfaiture, hormis l’infraction de commune et la vieille haine, sera punie d’une amende de cinq sols[385]. »

[385] La charte originale s’est perdue ; mais on en retrouve tout le dispositif dans une charte de confirmation donnée par Philippe-Auguste. Plusieurs articles sont empruntés à la charte de Beauvais ; je les ai supprimés, et j’ai interverti l’ordre des autres. (Voyez le Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 219.)

Si la promulgation de cette nouvelle loi eut lieu sans éprouver d’obstacle, lorsqu’il s’agit de l’exécuter, les embarras commencèrent. Tous les intérêts qu’elle froissait se soulevèrent en même temps contre elle. Les seigneurs laïques s’irritèrent de ne plus recevoir que cinq sous d’amende pour toute espèce de délit. Ceux dont les terres étaient voisines des limites de la commune se plaignirent de ce que leurs serfs, enhardis par l’exemple et les encouragements des bourgeois, refusaient ou ajournaient le payement du cens et des tailles. D’autres ne voulaient pas se contenter de l’amende fixée pour le mariage d’un membre de la commune avec une femme étrangère, et réclamaient, comme leur appartenant de corps et de biens, les femmes qui avaient passé de leurs seigneuries dans la commune. Quelques-uns revendiquaient au même titre les habitants de leurs terres qui étaient allés, sans leur aveu, s’établir à Soissons. Il y en avait qui accusaient la commune de leur faire violence, en les empêchant de saisir les meubles de ceux qui avaient commis des forfaitures ou qui n’exécutaient point les corvées. On imputait à crime aux bourgeois de lever un droit de péage ou d’entrepôt sur les marchandises et les denrées qui entraient dans la ville. Enfin l’évêque reprochait à la commune de s’être approprié son promenoir pour y tenir les assemblées délibérantes, et d’avoir transformé en prison publique la grande salle de son palais[386].

[386] Tallias et corvadas… violentiam dominis terrarum inferente communia, persolvere negligebant… In pervaturia episcopi et infra domos ejus conventus suos faciebat, et in magna curia captos suos, nolente episcopo, incarcerabat. (Charta Ludovici VI, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIV, p. LXXIII præfationis.)

Tous ces griefs adressés à plusieurs reprises à Louis le Gros dans les vingt années qui suivirent l’établissement de la commune le déterminèrent à y faire droit. En 1136, il cita devant sa cour, tenue à Saint-Germain en Laye, le maire et les jurés de Soissons. L’évêque de la ville, appelé Joscelin, y comparut, comme partie adverse, en son nom et au nom des autres plaignants. La cour décida que la commune avait usurpé sur les seigneurs, tant de la ville que de la banlieue, des droits qui ne lui appartenaient point, qu’elle avait grandement outre-passé la teneur de sa charte, et qu’il lui serait enjoint de s’y renfermer à l’avenir. Les magistrats furent sommés de jurer en présence du roi qu’ils obéiraient à cette sentence, et le sénéchal du royaume alla recevoir le serment de toute la commune. Dans cet accord forcé, il n’y eut qu’une seule victime, ce fut un nommé Simon, que la cour du roi ordonna d’expulser de la ville, comme agitateur du peuple[387].

[387] Hoc tamen pro pace utriusque concessum est, quod Simone de communia ejecto, qui totius mali causa exstiterat… (Ibid.)

La charte de la commune de Soissons devint celle de plusieurs villes, non-seulement en Picardie, mais en Champagne et jusqu’en Bourgogne. Dans l’année 1146, les bourgeois de Sens ayant formé entre eux une association de défense mutuelle, l’adoptèrent avec l’agrément du roi Louis VII. Mais à peine le gouvernement communal fut-il établi à Sens, que le clergé des églises, et surtout les religieux de Saint-Pierre-le-Vif, élevèrent un cri d’alarme sur l’abolition de leurs justices[388]. Le pape Eugène III, chassé de Rome, venait de passer en France, et le roi l’avait reçu à Dijon avec toute sorte de respects. Ce fut à lui que les clercs de Sens adressèrent leur réclamation par l’entremise d’Herbert, abbé de Saint-Pierre-le-Vif. Cette ambassade eut un plein succès, et le roi, à la requête du pape, ordonna que la nouvelle commune fût incontinent dissoute[389].

[388] Anno Domini MCXLVI, Ludovicus rex communiam Senonis fecit in dampnum ecclesiarum et baronum. (Chronique manuscrite de Geoffroy de Courlon, analysée par M. Le Clerc, Histoire littéraire de la France, t. XXI, p. 12.)

[389] … Destructa est Senonum communia ab Eugenio papa Romano et a Ludovico rege Francorum, per deprecationem Herberti abbatis S. Petri-Vivi. (Chron. S. Petri-Vivi Senon., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 284.) — Destructa fuit communia Senonis a rege Ludovico, jubente Eugenio papa, a clamore procerum, procurante domno Herberto abbate. (Chron. manuscrite de Geoffroy de Courlon, analysée par M. Le Clerc, Histoire littéraire de la France, t. XXI, p. 12.)

Pendant que cet ordre s’exécutait dans toute sa rigueur, l’abbé Herbert revint dans la ville jouir des remercîments de son ordre et se préparer pour le voyage à la Terre sainte, où il devait suivre le roi. Son arrivée, dans de telles circonstances, exaspéra les esprits au point qu’un rassemblement de bourgeois armés se forma aussitôt pour attaquer l’abbaye de Saint-Pierre. Ils enfoncèrent les portes et massacrèrent l’abbé, ainsi que son neveu, jeune chevalier plein de courage, qui périt en essayant de le défendre[390]. Ce crime, excité par la frénésie du désespoir, fut puni avec une grande rigueur. Des troupes envoyées par le roi investirent la ville de Sens, et arrêtèrent en grand nombre les auteurs et les complices de l’émeute ; plusieurs furent mis à mort sans forme de procès, et par une sorte de raffinement on les fit monter au haut de la tour de Saint-Pierre, d’où ils furent précipités ; les autres, emmenés et jugés à Paris, eurent la tête tranchée par la main du bourreau[391].

[390] … Qui hac de causa a rusticis interfectus est, cum quodam nepote suo milite, nomine Herberto, in claustro monachorum. (Chronique manuscrite de Geoffroy de Courlon, analysée par M. Le Clerc, Histoire littéraire de la France, t. XXI, p. 12.) — Senonensis civitatis burgenses, adversus abbatem… in iram concitati, communiam eorum dissolvi fecerat, eum truculenter necaverunt. (Hist. regis Ludovici VII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 126.)

[391] Ob cujus ultionem rex quosdam… illorum de turre Senonensi præcipitari fecit, quosdam autem Parisiis detruncari. (Ibid.)

Il y avait trop de vie dans l’institution des communes, pour que celle de Sens pérît par ce seul échec. Elle se rétablit spontanément sous le règne de Philippe-Auguste, qui la toléra d’abord et, plus tard, la sanctionna par un acte solennel. Cette confirmation définitive eut lieu en 1189, c’est-à-dire après quarante-trois ans, durant lesquels, si l’on en juge par le préambule de la charte royale, la guerre n’avait point cessé entre les bourgeois et le clergé de la ville. « Dans l’intention de conserver la paix dorénavant, nous avons octroyé que, sauf notre fidélité, une commune fût établie à Sens. Elle sera jurée par tous ceux qui habitent soit dans l’enceinte des murs, soit dans le faubourg, et par ceux qui entreront dans la commune, à l’exception des hommes et des femmes que nous avons rendus à l’archevêque, aux églises et aux clercs de Sens[392]… »

[392] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 262.

L’existence de la commune de Soissons, malgré la haute réputation de sa charte municipale, fut peu tranquille et assez malheureuse. Son histoire n’est qu’une série de querelles entre la magistrature bourgeoise et les dignitaires des églises et du chapitre épiscopal. Ces derniers étaient sans cesse en réclamation auprès du roi, et menaçaient de suspendre la célébration des offices, soit parce que la commune usurpait leur juridiction, soit parce qu’elle leur déniait justice. Une fois, c’était un prévenu arrêté par la commune dans une maison bâtie sur l’emplacement d’un ancien cloître ; une autre fois, c’était un clerc turbulent emprisonné au beffroi, malgré les franchises de son ordre. Tantôt les bourgeois avaient maltraité ou injurié des membres ou des officiers du chapitre ; tantôt ils avaient refusé de les secourir contre ceux qui les maltraitaient, et n’avaient point voulu sonner la cloche ni crier dans les rues : Haye ! haye ! comme il était d’usage en cas de mêlées. Sur toutes ces plaintes, portées, dans la dernière moitié du treizième siècle, devant le Parlement de Paris, le clergé eut gain de cause, et la commune fut condamnée à payer non-seulement de fortes amendes envers le roi et les églises, mais encore tous les dépens des procès intentés contre elle[393]. Ces frais et ces amendes s’accumulèrent tellement, que la ville se trouva chargée d’une dette qu’elle était hors d’état de payer sans ruiner les bourgeois par des impôts énormes. Dans cette extrémité, les habitants, ne sachant plus que faire, proposèrent au roi Charles IV de lui vendre l’abolition de leur commune, et de se soumettre au régime prévôtal, à condition que la dette publique tomberait à la charge du roi. Cette proposition fut agréée, et le traité conclu en l’année 1325 :

[393] Hist. de Soissons, par Claude Dormay, éd. de 1664, t. II, p. 300.

« Charles, par la grâce de Dieu, etc., faisons savoir à tous, présents et à venir, que, comme nous, ayant reçu de la commune de Soissons supplications des bourgeois et habitants d’icelle, pour certaines causes tendantes aux fins qu’ils fussent ci-après gouvernés à perpétuité, en prévôté en notre nom, par un prévôt que nous y établirons désormais, sans qu’ils aient maire ni jurés en la commune, nous, à la supplication desdits habitants, la commune avec les juridictions, droitures et émoluments, avons reçu et recevons dès maintenant par la teneur de ces présentes lettres, et gouvernerons en notre nom dorénavant par un prévôt que nous y députerons ; et voulons que le prévôt qui de par nous sera député en ladite ville pour la gouverner en notre nom, gouverne en prévôté les habitants aux lois et coutumes, avec les libertés et franchises qu’ils avaient au temps qu’ils étaient gouvernés en commune, excepté que dorénavant maire ni jurés n’y seront mis ni établis[394]. »

[394] Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XI, p. 500 et 501.

Ce passage de l’état de commune à un régime analogue en beaucoup de points à l’administration actuelle des villes de France[395] n’eut pas lieu sans regret du passé, sans que les bourgeois de Soissons jetassent un regard en arrière sur le temps où ils avaient une existence par eux-mêmes, une bannière, un trésor, un sceau, un beffroi, une juridiction, des élections et des assemblées publiques. Déchargés du poids de leur dette, ils ne sentirent plus que l’humiliation d’avoir perdu leurs vieilles lois et leurs libertés héréditaires. Aussi, moins de dix ans après leur abdication entre les mains de Charles le Bel, ils entamèrent avec son successeur, Philippe de Valois, de nouvelles négociations pour obtenir qu’on leur rendît tout ce qu’ils avaient aliéné. Leurs députés remontrèrent « que, n’y ayant point de corps de ville à Soissons, personne n’y prenait soin des affaires publiques, et que, toutes choses étant négligées, on devait s’attendre à une perte totale des édifices et du revenu ; que d’ailleurs il était pitoyable qu’une si noble et antique cité fût non-seulement inférieure aux autres en droits et en priviléges, mais encore privée de tout ce qu’elle avait conservé de son ancien état[396]. » Le roi écouta ces doléances, mais ne consentit point au rétablissement de la commune telle qu’elle avait été fondée au douzième siècle, dans l’âge d’or des libertés bourgeoises. Il maintint dans la ville de Soissons le gouvernement en son nom et l’office de prévôt royal ; seulement il permit aux bourgeois d’élire chaque année quatre personnes qui, sous le titre d’échevins, assisteraient le prévôt dans sa justice et prendraient soin des affaires municipales[397].

[395] Écrit en 1828.

[396] Hist. de la ville de Soissons, par Claude Dormay, 1664, t. II, p. 316.

[397] Hist. de la ville de Soissons, par Claude Dormay, 1164, t. II, p. 316.

La commune d’Amiens eut de plus longs jours ; elle ne perdit que lentement et une à une ses anciennes prérogatives. Suspendue par ordonnance de Philippe IV, elle fut rétablie par le même roi en l’année 1307, et, selon toute probabilité, ce fut sa grande richesse qui la sauva. Dès lors, elle parcourut en paix le cercle entier de la destinée des vieilles constitutions municipales. L’élection du mayeur et des vingt-quatre échevins subsista jusqu’en l’année 1597, où un édit du roi Henri IV réduisit à la fois le nombre et les priviléges de ces magistrats populaires. Les anciens droits des comtes, dont la commune avait hérité, lui furent enlevés avec la plus grande partie de ses revenus, et la juridiction de l’échevinage fut bornée au petit criminel, aux disputes entre bourgeois, aux procès concernant la police des rues, les métiers, le service du guet et le logement des gens de guerre[398].

[398] Hist. de la ville d’Amiens, par le P. Daire, Paris, 1757, t. I, p. 60 et suiv.

Toutefois, dans les cérémonies publiques, les insignes de la haute justice, du droit de vie et de mort, continuèrent d’accompagner, comme dans l’ancien temps, le maire et les échevins d’Amiens. Ces attributs d’une puissance qui n’était plus consistaient en deux glaives d’une forme antique, portés à la main par deux officiers de ville, qu’on désignait, à cause de leur emploi, par le terme provincial d’espadrons[399]. Une coutume semblable régnait dans presque toutes les grandes communes. On montre aujourd’hui à Toulouse, dans la salle gothique où délibéraient les capitouls, le large sabre qui jadis fut, pour ces magistrats, l’équivalent des haches consulaires : c’est un cimeterre échancré vers la pointe, à poignée d’acier, sans garde, et d’un aspect vraiment imposant. La croyance populaire veut que cet instrument ait été fabriqué exprès pour le supplice du maréchal de Montmorency, en l’année 1632 ; mais quiconque l’examine avec un peu d’attention reconnaît que c’est une arme de parade, incapable d’avoir jamais tranché une tête, à cause d’un cordon en saillie qui garnit et décore le dos de la lame. Ainsi les traditions s’interrompent et succèdent l’une à l’autre. Une nouvelle célébrité, de nouveaux noms s’attachent faussement aux mêmes objets ; et il faut que l’historien, démêlant cette confusion, se prononce contre la voix publique et lui fasse avouer l’erreur.

[399] Ibid.

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