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Lettres sur l'histoire de France

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LETTRE XIV
Sur la marche de la révolution communale.
COMMUNES DU MANS ET DE CAMBRAI.

C’est dans la dernière moitié du onzième siècle que les documents historiques présentent, pour la première fois, des villes constituées en communes ; mais ces documents sont trop incomplets pour qu’on puisse dire en quel pays cette grande révolution a pris naissance. Tantôt propagée de ville en ville, tantôt éclatant dans plusieurs lieux d’une manière simultanée, elle embrasse, dans ses développements rapides, tous les pays de langue romane, à l’exception de l’Espagne, que la conquête des Maures plaçait, pour ainsi dire, hors du mouvement européen[256]. Ce mouvement avait son foyer partout où subsistaient, depuis le temps des Romains, d’anciennes villes municipales. On eût dit que la race indigène, après avoir plié pendant cinq cents ans sous les institutions de la conquête, voulait, par un effort énergique, s’en affranchir et les éloigner d’elle. Alors, il est vrai, la distinction primitive des races avait disparu, mais elle était en quelque sorte remplacée par la différence des mœurs ; les pouvoirs du temps étaient marqués à l’empreinte des mœurs germaniques : le mépris pour la vie et la propriété des faibles, l’amour de la domination et de la guerre, formaient le caractère distinctif des seigneurs et des membres du haut clergé, tandis que le goût du travail et un sentiment confus de l’égalité sociale étaient, chez les habitants industrieux des villes, comme un débris de l’ancienne civilisation. Ce fut dans le mouvement national contre les keisars franks que la classe bourgeoise ou romaine (car au neuvième siècle ces deux mots étaient synonymes) puisa le germe de cette énergie qu’on la vit porter, moins de trois siècles après, dans une nouvelle révolution destinée à extirper des villes la puissance militaire ou féodale, et à la réduire, soit de force, soit de bon gré, à la possession des campagnes.

[256] Voyez, dans les Considérations sur l’histoire de France, chap. V et VI, les nouveaux aperçus que j’ai donnés sur la révolution municipale du douzième siècle.

Si l’on compare attentivement les révolutions municipales du moyen âge aux révolutions constitutionnelles des temps modernes, on sera frappé de certaines ressemblances que ces deux grands mouvements présentent dans leur ensemble et dans leur marche. Si les réformes politiques du douzième siècle s’exécutent dans un bien plus petit cercle que celles du dix-huitième et du dix-neuvième, l’action, au moyen âge, est plus vive, et offre plus d’ensemble, parce que tous ceux qui y coopèrent sont gens de même état, n’ayant qu’un intérêt et qu’une idée. Sur le même espace de terre pour lequel une seule révolution suffit de nos jours, il en fallait des centaines au temps de l’établissement des communes. Il fallait que chaque ville se fît une destinée à part, et courût pour son propre compte toutes les chances de l’insurrection. Au reste, dans ces révolutions municipales et dans celles des grands États modernes, même variété de formes, même empire du hasard dans les circonstances accessoires, même désir de pousser la réforme jusqu’à son dernier terme, et même impuissance d’y parvenir. Sans aucun souvenir de l’histoire grecque ou romaine, les bourgeois des onzième et douzième siècles, soit que leur ville fût sous la seigneurie d’un roi ou d’un comte, d’un évêque ou d’une abbaye, allaient droit à la république ; mais la réaction du pouvoir établi les ramenait bientôt en arrière. Du balancement de ces deux forces opposées résultait pour la ville une sorte de gouvernement mixte, et c’est ce qui arriva en général dans le nord de la France, comme le prouvent les chartes de commune. La nouvelle organisation que ces chartes sanctionnent, et qu’elles déclarent inviolable, ne tarde guère à subir toutes les vicissitudes des constitutions modernes : elle est tour à tour modifiée, détruite et rétablie ; la teneur des chartes est violée ou dépassée en sens inverse par les seigneurs et par les villes.

Observez que dans cette comparaison du mouvement communal du douzième siècle avec le mouvement constitutionnel de nos jours, j’ai spécialement en vue le caractère d’universalité et la marche pareillement progressive de ces révolutions, séparées d’ailleurs l’une de l’autre par de si énormes différences d’époque, de causes et de résultats politiques. Je ne veux établir aucune équation forcée entre les idées qui, à de si grands intervalles de temps, ont été le principe de ces deux révolutions propagées de pays en pays par une force irrésistible. Le principe des communes du moyen âge, l’enthousiasme qui fit braver à leurs fondateurs tous les dangers et toutes les misères, c’était bien celui de la liberté, mais d’une liberté toute matérielle, si l’on peut s’exprimer ainsi : la liberté d’aller et de venir, de vendre et d’acheter, d’être maître chez soi, de laisser son bien à ses enfants. Dans ce premier besoin d’indépendance qui agitait les hommes au sortir du chaos où le monde romain avait été comme englouti depuis l’invasion des Barbares, c’était la sûreté personnelle, la sécurité de tous les jours, la faculté d’acquérir et de conserver, qui étaient le dernier but des efforts et des vœux. Les intelligences ne concevaient alors rien de plus élevé, rien de plus désirable dans la condition humaine ; et l’on se dévouait pour obtenir, à force de peine, ce qui dans l’Europe actuelle constitue la vie commune, ce que la simple police des États modernes assure à toutes les classes de sujets, sans qu’il y ait besoin pour cela de chartes ou de constitutions libres.

Toutes les révolutions modernes prennent leur source dans un débat entre le peuple et la puissance royale ; celle des communes, au douzième siècle, ne pouvait avoir ce caractère. Il y avait alors peu de villes qui appartinssent immédiatement au roi ; la plupart des bourgs étaient la propriété des barons ou des églises ; les villes épiscopales se trouvaient, en totalité ou en partie, sous la seigneurie de leurs évêques. Quelquefois un seigneur laïque, maître de l’ancienne citadelle et du quartier voisin, disputait au prélat la suzeraineté et le gouvernement du reste de la ville ; quelquefois le roi avait une tour où son prévôt se cantonnait militairement, pour lever sur les bourgeois certains subsides, en sus des tailles que l’évêque et le seigneur laïque exigeaient chacun de son côté. Heureusement pour la bourgeoisie, ces trois puissances s’accordaient mal entre elles. L’insurrection d’un des quartiers de la ville trouvait souvent un appui dans le seigneur du quartier voisin ; et si la population tout entière s’associait en corps politique, il était rare que l’un des seigneurs, gagné par des offres d’argent, ne confirmât pas cette révolte. C’est ainsi que la commune d’Auxerre s’établit du consentement du comte, malgré l’évêque, et qu’à Amiens l’évêque se rangea, contre le comte, du côté de la bourgeoisie. Dans le midi de la France actuelle, pays situé alors en dehors du royaume, les évêques se montrèrent en général amis des libertés bourgeoises et protecteurs des communes. Mais dans la France proprement dite, en Bourgogne et en Flandre, tantôt secondés par les rois, tantôt seuls, à l’aide des armes et de l’anathème, ils soutinrent contre les communes une guerre qui ne se termina qu’après trois siècles, par la ruine simultanée des droits politiques des villes et des priviléges seigneuriaux.

Cette différence remarquable provient de ce que dans le midi de la Gaule, où la conquête franke ne pénétra jamais à fond, l’autorité temporelle des évêques avait moins que dans le nord perdu son caractère de magistrature, pour s’assimiler au pouvoir des barons ou gens de la race conquérante[257]. A mesure qu’on approchait du Rhin, l’on trouvait les traces de l’invasion germanique plus visiblement marquées : l’abus de la force était plus grand, le pouvoir seigneurial plus despotique. Tout homme qui ne pouvait pas se dire chevalier était traité en serf, et ce titre humiliant était celui dont les évêques, du haut de leurs palais crénelés, qualifiaient les habitants des villes métropolitaines. Mais cette dénomination exprimait en général une prétention plutôt qu’un fait ; et les bourgeois, par leurs fréquentes émeutes, par leurs ligues défensives et offensives, prouvaient que le servage des campagnes n’était pas fait pour les villes.

[257] Bar, en langue franke, n’a d’autre signification que celle de vir en latin. Le sens politique de ce mot est venu de ce qu’il voulait dire homme dans l’idiome des conquérants. En langue romane, on disait bers pour le nominatif singulier, et baron pour les autres cas.

De temporaires qu’elles étaient d’abord, ces associations de défense mutuelle, communions ou communes, comme on les appelait, devinrent permanentes ; on s’avisa de les garantir par une organisation administrative et judiciaire, et la révolution fut accomplie. « Commune, dit un auteur ecclésiastique du douzième siècle, est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne payent plus qu’une fois l’an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée ; et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts[258]. »

[258] Communio autem, novum ac pessimum nomen, sic se habet, ut capite censi omnes solitum servitutis debitum dominis semel in anno solvant, et si quid contra jura deliquerint, pensione legali emendent, cæteræ censuum exactiones, quæ servis infligi solent, omnimodis vacent. (Guibert. abbat. de Novigent., de Vita sua, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 250.) — Voyez sur le sens propre du mot commune, les Considérations sur l’histoire de France, chap. V.

Ainsi, le mot commune exprimait, il y a sept cents ans, un système de garantie analogue, pour l’époque, à ce que aujourd’hui nous comprenons sous le mot constitution. Comme les constitutions de nos jours, les communes s’élevaient à la file, et les dernières en date imitaient de point en point l’organisation des anciennes. De même que la constitution d’Espagne a servi de modèle en 1820 aux constitutions de Naples et de Piémont, on voit la commune de Laon s’organiser sur le modèle des communes de Saint-Quentin et de Noyon, et ensuite la charte de Laon servir de patron à celles de Crespy et de Montdidier. La charte de Soissons, qui paraît avoir joui de la plus grande célébrité, est textuellement reproduite dans celles de Fismes, de Senlis, de Compiègne et de Sens. Cette charte fut portée jusqu’en Bourgogne, et les habitants de Dijon renoncèrent, pour l’adopter, à leur ancien régime municipal. Ils firent ce changement d’accord avec leur duc ; mais ils stipulèrent que leur nouvelle constitution serait mise, pour plus de sûreté, sous la garantie du roi de France. Voici l’acte par lequel Philippe-Auguste fit droit à leur demande :

« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, ainsi soit-il. Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français, faisons savoir à tous présents et à venir que notre fidèle et parent Hugues, duc de Bourgogne, a donné et octroyé à perpétuité, à ses hommes de Dijon, une commune sur le modèle de celle de Soissons, sauf la liberté qu’ils possédaient auparavant. Le duc Hugues et son fils Eudes ont juré de maintenir et de conserver inviolablement ladite commune. C’est pourquoi, d’après leur demande et par leur volonté, nous en garantissons le maintien sous la forme susdite, de la manière qui s’ensuit :

« Si le duc ou l’un de ses héritiers veut dissoudre la commune ou s’écarter de ses règlements, nous l’engagerons de tout notre pouvoir à les observer ; que s’il refuse d’accéder à notre requête, nous prendrons sous notre sauvegarde les personnes et les biens des bourgeois. Si une plainte est portée devant nous à cet égard, nous ferons, dans les quarante jours et d’après le jugement de notre cour, amender le dommage fait à la commune par la violation de sa charte[259]. »

[259] Les deux lettres de Philippe-Auguste, que j’ai réunies ici en une seule pour me dispenser de répéter deux fois les mêmes formules, se trouvent dans le Recueil des Ordonnances des rois de France, t. V et XI, p. 237 et suiv.

Au moment où s’éleva en France la première constitution communale, il n’y avait presque pas une ville qui n’eût en elle le germe d’un semblable changement ; mais il fallait, pour le développer, des circonstances favorables. Il fallait surtout que l’exemple fût donné par quelque ville voisine : tantôt c’était le bruit d’une insurrection qui en faisait éclater d’autres, comme un incendie se propage ; tantôt c’était une charte octroyée qui mettait le trouble dans la province. La révolution de Laon, la plus sanglante de toutes, eut pour cause occasionnelle l’établissement des communes de Saint-Quentin et de Noyon, l’une consentie par un comte, l’autre instituée par un évêque. Le coup frappé à Laon se fit aussitôt sentir à Amiens, puis à Soissons, puis à Reims. Enfin, pour toutes les communes situées au nord de la Loire, l’exemple n’est pas même sorti du royaume de France ; car les premières en date furent celles du Mans et de Cambrai, deux villes qui, à l’époque de leur affranchissement, se trouvaient hors du royaume, l’une sous la suzeraineté des ducs de Normandie, et l’autre sous celle des empereurs.

L’histoire de la commune du Mans se rattache à celle de la fameuse conquête de l’Angleterre par les Normands, en l’année 1066. Enclavé pour ainsi dire entre deux États beaucoup plus puissants, la Normandie et l’Anjou, le comté du Maine semblait destiné à tomber alternativement sous la suprématie de l’un ou de l’autre. Mais, malgré ce désavantage de position et l’infériorité de leurs forces, les Manceaux luttaient souvent avec énergie pour rétablir ou recouvrer leur indépendance nationale. Quelques années avant sa descente en Angleterre, le duc Guillaume le Bâtard fut reconnu pour suzerain du Maine par Herbert, comte de ce pays, grand ennemi de la puissance angevine, et à qui ses incursions nocturnes dans les bourgs de l’Anjou avaient fait donner le surnom bizarre et énergique d’Éveil-Chiens. Comme vassaux du duc de Normandie, les Manceaux fournirent sans résistance leur contingent de chevaliers et d’archers ; mais quand ils le virent occupé des soins et des embarras de la conquête, ils songèrent à s’affranchir de la domination normande. Nobles, gens de guerre, bourgeois, toutes les classes de la population concoururent à cette œuvre patriotique. Les châteaux gardés par des soldats normands furent attaqués et pris l’un après l’autre. Turgis de Tracy et Guillaume de La Ferté, qui commandaient la citadelle du Mans, rendirent cette place, et sortirent du pays avec tous ceux de leurs compatriotes qui avaient échappé aux vengeances populaires.

Le mouvement imprimé aux esprits par cette insurrection ne s’arrêta point lorsque le Maine eut été rendu à ses seigneurs nationaux, et l’on vit alors éclater dans la principale ville une révolution d’un nouveau genre. Après avoir combattu pour l’indépendance du pays, les bourgeois du Mans, rentrés dans leurs foyers, commencèrent à trouver gênant et vexatoire le gouvernement de leur comte, et s’irritèrent d’une foule de choses qu’ils avaient tolérées jusque-là. A la première taille un peu lourde, ils se soulevèrent tous et formèrent entre eux une association jurée, qui s’organisa sous des chefs électifs et prit le nom de commune[260]. Le comte régnant était en bas âge ; il avait pour tuteur Geofroy de Mayenne, seigneur puissant et renommé à cause de son habileté politique. Cédant à la force des choses, Geofroy, en son nom et au nom de son pupille, jura la commune et promit ainsi obéissance aux lois établies contre son propre pouvoir ; mais il le fit de mauvaise foi. Par force ou par crainte, l’évêque du Mans et les nobles de la ville prêtèrent le même serment ; mais quelques seigneurs des environs s’y refusèrent, et les bourgeois, pour les réduire, se mirent en devoir d’attaquer leurs châteaux. Ils marchaient à ces expéditions avec plus d’ardeur que de prudence, et montraient peu de modération après la victoire. On les accusait de guerroyer sans scrupule durant le carême et la semaine sainte ; on leur reprochait aussi de faire trop sévèrement et trop sommairement justice de leurs ennemis ou de ceux qui troublaient la paix de la commune, faisant pendre les uns et mutiler les autres sans aucun égard pour le rang des personnes[261]. Voici quelques traits de cette orageuse et courte indépendance, racontés par un historien du temps.

[260] Consilium inierunt qualiter ejus pravis conatibus obsisterent, nec se ab eo vel quolibet alio injuste opprimi paterentur. Facta igitur conspiratione quam communionem vocabant, sese omnes pariter sacramentis astringunt… (Gest. pontific. Cenomann., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 540.)

[261] … Cujus conspirationis audacia innumera scelera commiserunt, passim plurimos sine aliquo judicio condemnantes, quibusdam pro causis minimis oculos eruentes, alios vero… suspendio strangulantes ; castra quoque vicina diebus sanctæ Quadragesimæ immo Dominicæ Passionis tempore, irrationabiliter succendentes. (Gest. pontific. Cenomann., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 540.)

« Il arriva que l’un des barons du pays, nommé Hugues de Sillé, attira sur lui la colère des membres de la commune, en s’opposant aux institutions qu’ils avaient promulguées. Ceux-ci envoyèrent aussitôt des messagers dans tous les cantons d’alentour, et rassemblèrent une armée qui se porta avec beaucoup d’ardeur contre le château de Sillé ; l’évêque du Mans et les prêtres de chaque paroisse marchaient en tête avec les croix et les bannières[262]. L’armée s’arrêta pour camper à quelque distance du château, tandis que Geofroy de Mayenne, venu de son côté avec ses hommes d’armes, prenait son quartier séparément. Il faisait semblant de vouloir aider la commune dans son expédition ; mais il eut, dès la nuit même, des intelligences avec l’ennemi, et ne s’occupa d’autre chose que de faire échouer l’entreprise des bourgeois. A peine fut-il jour, que la garnison du château fit une sortie avec de grands cris ; et au moment où les nôtres, pris au dépourvu, se levaient et s’armaient pour combattre, dans toutes les parties du camp, des gens apostés répandirent qu’on était trahi, que la ville du Mans venait d’être livrée au parti ennemi. Cette fausse nouvelle, jointe à une attaque imprévue, produisit une terreur générale ; les bourgeois et leurs auxiliaires prirent la fuite en jetant leurs armes ; beaucoup furent tués, tant nobles que vilains, et l’évêque lui-même se trouva parmi les prisonniers[263]. »

[262] … Congregatoque exercitu, episcopo et singularum ecclesiarum presbyteris præeuntibus cum crucibus et vexillis, ad castrum Silliacum furibundo impetu diriguntur. (Ibid.)

[263] Et ut de cæteris taceam, tam nobilibus quam ignobilibus… ipse quoque episcopus, proh dolor ! ab ipsis comprehensus et custodiæ mancipatus est. (Gest. pontific. Cenomann., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 540.)

« Geofroy de Mayenne, de plus en plus suspect aux gens de la commune, et craignant leur ressentiment, abandonna la tutelle du jeune comte et se retira hors de la ville dans un château nommé la Géole. Mais la mère de l’enfant, Guersende, fille du comte Herbert, qui entretenait avec Geofroy un commerce illicite, s’ennuya bientôt de son absence et ourdit sous main un complot pour lui livrer la ville. Un dimanche, par la connivence de quelques traîtres, il entra avec quatre-vingts chevaliers dans un des forts de la cité, voisin de la principale église, et de là se mit à guerroyer contre les habitants. Ceux-ci, appelant à leur aide les barons du pays, assiégèrent la forteresse. L’attaque était difficile, parce que, outre le château, Geofroy de Mayenne et ses gens occupaient deux maisons flanquées de tourelles : les nôtres n’hésitèrent pas à mettre le feu à ces maisons, quoiqu’elles fussent tout près de l’église, qu’on eut peine à préserver de l’incendie. Ensuite l’attaque du fort commença, à l’aide de machines, si vivement que Geofroy, perdant courage, s’échappa de nuit, disant aux siens qu’il allait chercher du secours. Les autres ne tardèrent pas à se rendre ; et les bourgeois, rentrés en possession de la forteresse, en rasèrent les murailles intérieures jusqu’à la hauteur du mur de ville, ne laissant subsister en entier que les remparts tournés vers la campagne[264]. »

[264] Cives autem ira commoti, ac sibi in futurum præcaventes, interiorem partem ejusdem munitionis muro civitatis coæquaverunt, exteriores parietes ad urbis præsidium integros relinquentes. (Gest. pontific. Cenomann., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 541.)

Cette victoire de la liberté bourgeoise sur la puissance féodale venait à peine d’être remportée, que de nouveaux dangers, bien autrement graves, menacèrent la commune du Mans. En l’année 1073, le conquérant de l’Angleterre, se voyant maître assuré de ce pays, résolut de passer le détroit, et d’aller recouvrer à main armée la seigneurie du Maine. Guillaume venait de triompher de la dernière et de la plus redoutable des insurrections saxonnes ; profitant habilement de l’occasion, il offrit une solde à tous les hommes de race anglaise qui voudraient le suivre dans son expédition d’outre-mer[265]. Des gens qui n’avaient plus ni feu ni lieu, les restes des bandes de partisans détruites sur plusieurs points de l’Angleterre, et même des chefs qui s’étaient signalés par leur dévouement patriotique, s’enrôlèrent sous la bannière normande sans cesser de haïr les Normands. Tous étaient joyeux d’aller combattre contre des hommes qui, bien que ennemis du roi Guillaume, leur semblaient être de la même race que lui par la conformité du langage. Sans s’inquiéter si c’était de gré ou de force que les Manceaux avaient, sept ans auparavant, pris part à la conquête, ils marchèrent contre eux à la suite du conquérant comme à un acte de vengeance nationale. Dès leur entrée dans le pays, ils se livrèrent, avec une sorte de frénésie, à tous les genres de dévastation et de rapine, arrachant les vignes, coupant les arbres, brûlant les hameaux, faisant au Maine tout le mal qu’ils auraient voulu faire à la Normandie. La terreur causée par leurs excès contribua, plus que la bravoure des chevaliers normands et la présence même du roi Guillaume, à la soumission du pays. Les places fortes et les châteaux se rendirent pour la plupart avant le premier assaut, et les principaux bourgeois du Mans apportèrent les clefs de leur ville au roi dans son camp sur la Sarthe. Ils lui prêtèrent serment comme à leur seigneur légitime, et Guillaume, en retour, leur promit la conservation de leurs anciennes franchises municipales ; mais il ne paraît pas que la commune ait été maintenue, car l’histoire n’en fait plus mention[266].

[265] Voyez l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, liv. V, t. II.

[266] … Et acceptis ab eo sacramentis tam de impunitate perfidiæ quam de conservandis antiquis ejusdem civitatis consuetudinibus atque justitiis, in ipsius ditionem atque imperium sese et sua omnia dediderunt. (Gest. pontific. Cenomann., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 541.)

Ce fut en l’année 1076 que s’établit, par insurrection, la commune de Cambrai ; mais il y avait déjà longtemps que, selon les paroles d’un contemporain, les bourgeois désiraient cette commune[267]. Depuis plus de cent ans ils étaient en guerre ouverte avec l’autorité épiscopale. En l’année 957, ils profitèrent de l’absence de leur évêque, qui s’était rendu à la cour de l’empereur, pour former une ligue contre lui, et se jurer les uns aux autres de ne pas le laisser rentrer dans la ville. L’évêque, s’étant remis en route vers Cambrai, ne tarda pas à apprendre, par le bruit public, que l’entrée de la ville lui était défendue, qu’il en trouverait les portes closes et les murailles bien gardées. Il rebroussa chemin et alla demander à l’empereur du secours contre les Cambrésiens : on lui donna une armée d’Allemands et de Flamands assez forte pour réduire la ville. A l’approche des troupes, les habitants eurent peur, et, ajournant leur projet de liberté, reçurent l’évêque sans opposition. Celui-ci, qui regardait comme une injure intolérable ce qu’ils avaient osé faire contre lui, attendit, pour se venger, que leur association fût entièrement dissoute ; et alors, faisant revenir en grand nombre ses soldats auxiliaires, il attaqua les bourgeois à l’improviste dans les places et dans les rues. Les soldats les poursuivaient jusque dans les églises, tuaient tout ce qui leur résistait ; et quand ils avaient fait un prisonnier, ils lui coupaient les pieds ou les mains, lui crevaient les yeux, ou le menaient au bourreau, qui lui marquait le front d’un fer rouge[268].

[267] Unde cives in unum conspirantes, episcopo absente, diu desideratam conjuraverunt communiam. (Balderici Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIII, p. 534.)

[268] Novum genus spectaculi. Continuo namque armati limen sanotissimæ ædis absque reverentiæ modo irrumpentes, alios interfecerunt, alios truncatis manibus et pedibus demembrarunt : quibusdam vero oculos fodiebant, quibusdam frontes ferro ardente notabant. (Balderici Chron., apud Script. rer. gallic. et francic., t. VIII, p. 281.)

Cette exécution militaire laissa de profonds ressentiments dans le cœur des bourgeois de Cambrai, et accrut le désir qu’ils avaient d’élever une barrière entre eux et la puissance seigneuriale. Tout le clergé métropolitain, défenseur-né de cette puissance, fut enveloppé dans la haine que les citoyens lui portaient. En l’année 1024, il se fit une nouvelle conjuration à la faveur de laquelle les bourgeois, un moment maîtres de la ville, expulsèrent les chanoines et tous les clercs de l’église, démolirent leurs maisons et emprisonnèrent ceux dont ils avaient le plus à se plaindre. Cette révolution fut de peu de durée, et une armée impériale rétablit à Cambrai la seigneurie ecclésiastique. Mais la révolution se réveilla, pour ainsi dire, en 1064. Les bourgeois ayant pris les armes firent prisonnier leur évêque, nommé Liébert ; et pour les réduire il fallut trois armées envoyées contre eux par l’empereur, le comte de Flandre et la comtesse de Hainault[269]. Malgré cette nouvelle défaite, les Cambrésiens ne se découragèrent pas, et douze ans après, sous l’épiscopat de Gérard, neveu de Liébert, ils s’insurgèrent de nouveau, et se constituèrent en association jurée sous le nom de commune. Voici le détail de cet événement tel qu’on le trouve dans une chronique rédigée en vieux français :

[269] Histoire de Cambrai, p. 101 et suiv.

« Comme le clergé et tout le peuple estoient en grande paix, s’en alla l’évêque Gérard à l’empereur. Mais ne fut pas très-éloigné, quand les bourgeois de Cambrai, par mauvais conseil, jurèrent une commune et firent ensemble une conspiration que de longtems avoient murmurée, et s’allièrent ensemble par serment que si l’évêque n’octroyoit cette commune, ils lui défendroient l’entrée en la cité. Cependant l’évêque étoit à Lobbes, et lui fut dit le mal que le peuple avoit fait, et aussitôt il quitta sa route, et pour ce qu’il n’avoit gens pour le venger de ses bourgeois, il prit avec lui son bon ami Baudoin, le comte de Mons, et ainsi vinrent à la cité avec grande chevalerie. Lors eurent les bourgeois leurs portes closes et mandèrent à l’évêque qu’ils ne laisseroient entrer que lui et sa maison, et l’évêque répondit qu’il n’entreroit pas sans le comte et sa chevalerie, et les bourgeois le refusèrent. Quand l’évêque vit la folie de ses sujets, il lui prit grande pitié, et il désiroit plus faire miséricorde que justice. Alors leur manda qu’il traiteroit des choses devant dites, en sa cour, en bonne manière, et ainsi les apaisa. Alors l’évêque fut laissé entrer, et les bourgeois entrèrent en leurs maisons, à grande joie, et tout fut oublié de ce qui avoit été fait. Mais il advint, après un peu de temps, par aventure, sans le su et le consentement de l’évêque, et contre sa volonté, que grand nombre de chevaliers les assaillirent en leurs hôtels, en occirent aucuns et plusieurs blessèrent. Dont furent les bourgeois très-ébahis et fuirent à l’église Saint-Géry, enfin furent pris et menés devant l’évêque. Ainsi fut cette conjuration et la commune défaite, et jurèrent désormais féauté à l’évêque[270]. »

[270] Chronique de Cambrai ; Recueil des Hist. des Gaules et de la France, t. XIII, p. 476 et 477.

Les troubles qui survinrent presque aussitôt dans l’empire, par suite de l’excommunication de Henri IV, fournirent aux habitants de Cambrai une occasion pour tenter un nouveau mouvement et rétablir leur commune. Ils furent aidés par le comte de Flandre, qui fit alliance avec eux pour s’agrandir aux dépens de la puissance impériale. En vertu de cette alliance, ils installèrent comme évêque un ami du comte, appelé Eudes, et refusèrent de recevoir l’évêque Gaucher, désigné par l’empereur. Après l’avénement de Henri V, lorsque la paix eut rendu toute sa force à l’autorité impériale, « messire Gaucher, dit la chronique de Cambrai, alla vers l’empereur et fit sa complainte du comte Robert de Flandre, comment il avoit troublé son empire, saisi Cambrai et mis dedans l’élu Eudes, dont fut l’empereur fortement irrité. Lors il s’apprêta pour venir en Flandre, et y vint avec très-grande armée, et assiégea le château de Douay, qui étoit très-fort de murs et de fossés, dont fut celui de Flandre très-épouvanté, et les soldats que le comte avoit mis pour garder Cambrai eurent peur, laissèrent la cité et s’enfuirent. Lors entra le comte dedans Douay, et en garnit toutes les forteresses. Au troisième jour après, l’empereur fit un très-grand assaut, et le comte merveilleusement bien se défendit, si qu’il y eut plusieurs chevaliers occis du côté de l’empereur, et ainsi laissèrent l’assaut. Dont eurent conseil tous les grands princes et l’empereur ensemble ; car il voyoit que rien ne profitoit et que ne prendroient le château, et lui dirent qu’il reçût à amour le comte de Flandre. Lors reçut l’empereur le comte de Flandre à homme, et furent bons amis ensemble[271].

[271] Chronique de Cambrai ; Recueil des Hist. des Gaules et de la France, t. XIII, p. 477.

« Après ce, vint l’empereur à Cambrai très-terriblement ; mais devant sa venue s’enfuit l’élu Eudes et grande partie du clergé et du peuple qui se sentoit coupable. Dont s’enfuirent plusieurs femmes avec leurs enfants dans les églises et les tours, et les pucelles s’effrayoient quand elles virent tant de chevaliers allemands, esclavons, lorrains, saxons. Alors fit l’empereur crier que tous les habitants et les bourgeois vinssent en sa présence, et ils vinrent très-émus, car ils craignoient de perdre la vie ou leurs membres, et ne pouvoient contredire ni ne l’osoient. Lors parla l’empereur très-durement à eux, et fortement les blâma, et dit comment ils estoient si osés qu’ils avoient fait tant de choses contre les droits de l’empire, conjuration, commune, nouvelles lois, et, qui plus est, qu’ils avoient reçu nouvel évêque dedans la cité, contre Dieu et contre la seigneurie de l’empire. Quand ils ouïrent l’empereur ainsi parler, ils furent trop épouvantés et ne savoient qu’ils pussent répondre ; et pour ce qu’ils se sentoient coupables, ils s’humilièrent durement et crièrent à l’empereur merci. Dont se prit le bon évêque Gaucher très-bénignement à prier pour ses sujets, et tomba aux pieds du roi et disoit : « Très-doux empereur, ne détruisez pas nos bourgeois si cruellement et en si grande sévérité, car bien les pouvez corriger avec plus grande douceur. » Dont prièrent aussi les princes de l’armée avec l’évêque, et disoient qu’il eût pitié de tant de larmes. Quand ce entendit, l’empereur se relâcha un peu de sa colère, et crut le conseil de l’évêque et des princes, et ne les punit pas ainsi qu’il se proposoit par rigueur de justice. Cependant ne les épargna pas du tout ; car il commanda qu’ils apportassent en sa présence la charte de la commune qu’ils avoient faite, et eux ainsi firent ; et l’empereur tantôt la défit et leur fit jurer devant tous les princes que jamais autre ne feroient. Ainsi fut défaite cette commune, et leur fit l’empereur jurer féauté à lui par foi et par serment[272]. »

[272] Chronique de Cambrai ; Recueil des Hist. des Gaules et de la France, t. XIII, p. 489

Cette seconde destruction de la commune de Cambrai eut lieu en l’année 1107, et, moins de vingt ans après, la commune était rétablie. On la citait au loin comme un modèle d’organisation politique : « Que dirai-je de la liberté de cette ville ? dit un ancien écrivain. Ni l’évêque ni l’empereur ne peuvent y asseoir de taxe ; aucun tribut n’y est exigé ; on n’en peut faire sortir la milice, si ce n’est pour la défense de la ville, et encore à cette condition que les bourgeois puissent le jour même être de retour dans leurs maisons[273]. » La commune était gouvernée par un corps électif de magistrature, dont les membres avaient le titre de jurés et s’assemblaient tous les jours dans l’hôtel de ville, qu’on nommait la maison de jugement. Les jurés, au nombre de quatre-vingts, se partageaient l’administration civile et les fonctions judiciaires. Tous étaient obligés d’entretenir un valet et un cheval toujours sellé, afin d’être prêts à se rendre, sans aucun retard, partout où les appelaient les devoirs de leurs charges[274].

[273] Quid autem de libertate hujus urbis dicam ? Non episcopus, non imperator taxationem in ea facit : non tributum ab ea exigitur, non denique exercitum ex ea educit, nisi tantummodo ob defensionem urbis… (Fragmentum ex gestis episc. Camerac., apud Script. rer. gallic. et francic., t. XIII, p. 481, in nota.)

[274] Histoire de Cambrai, p. 100. Le mot jurés sert quelquefois à désigner la totalité des membres d’une commune, et quelquefois les seuls membres du gouvernement municipal. Ce nom tire son origine du serment que les uns et les autres étaient obligés de prêter.

Ces devoirs n’étaient pas aussi aisés à remplir que ceux des maires et échevins de nos villes modernes ; il ne s’agissait pas, en temps ordinaire, de veiller à la police des rues, et, dans les grandes circonstances, de régler le cérémonial d’une procession ou d’une entrée solennelle, mais de défendre, à force de courage, des droits chaque jour envahis. Il fallait vêtir la cotte de mailles, lever la bannière de la ville contre les comtes et les chevaliers, et, après la victoire, ne point se laisser abattre par les sentences d’excommunication dont s’armait le pouvoir épiscopal. Grâce à la constance inébranlable de ses magistrats électifs, la commune de Cambrai, abolie encore à deux reprises différentes[275], se releva et continua de prospérer et de se faire craindre. Elle soutint jusqu’au milieu du quatorzième siècle une guerre à outrance contre ses évêques et contre leur clergé, qu’elle contraignit plusieurs fois de sortir en masse de la ville et de se réfugier à Valenciennes[276]. Voilà quelles furent pendant quatre cents ans les relations des habitants de Cambrai avec les prédécesseurs de Fénelon. Tout cela ne rappelle guère le doux et consolant spectacle que présente l’administration de ce vertueux archevêque. Mais que nous sommes loin de compte si nous croyons que le moyen âge ressemblait à l’ancien régime, et qu’en France les passions populaires sont filles de la révolution !

[275] En 1138 et en 1180. (Voyez le tome XIII du Recueil des Hist. des Gaules et de la France.)

[276] Histoire de Cambrai, p. 294 et suiv.

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