Lettres sur l'histoire de France
LETTRE VII
Sur l’état des Gaulois après la conquête.
« Si quelque homme libre a tué un Frank ou un Barbare vivant sous la loi salique, il sera jugé coupable au taux de deux cents sous. — Si un Romain possesseur, c’est-à-dire ayant des biens en propre dans le canton où il habite, a été tué, celui qui sera convaincu de l’avoir tué sera jugé coupable à cent sous[96]. »
[96] Lex Salica, tit. XLIV, §§ 1 et 15, apud ibid., p. 147. — D’après la valeur du sol d’or fixée par M. Guérard (Voyez, plus haut, la note de la page 41), le taux de ces deux compositions s’élevait, pour la première, à 1,856 fr., valeur intrinsèque, et 19,906 fr., valeur relative, et, pour la seconde, à 928 fr., valeur intrinsèque, 9,936 fr., valeur relative.
« Celui qui aura tué un Frank ou un Barbare, dans la truste (service de confiance) du roi, sera jugé coupable à six cents sous. — Si un Romain, convive du roi, a été tué, la composition sera de trois cents sous[97]. »
[97] Lex Salica, tit. XLIV, §§ 4 et 6. (3,768 et 1,884 fr., valeur intrinsèque ; 59,718 et 29,859 fr., valeur relative.)
« Si quelqu’un, ayant rassemblé une troupe, attaque dans sa maison un homme libre (Frank ou Barbare), et l’y tue, il sera jugé coupable à six cents sous. — Mais si un Lite ou un Romain a été tué par un semblable attroupement, il ne sera payé que la moitié de cette composition[98]. »
[98] Ibid., tit. LXV, §§ 1 et 3. (Voyez l’évaluation précédente.)
« Si quelque Romain charge de liens un Frank sans motif légitime, il sera jugé coupable à trente sous. — Mais si un Frank lie un Romain pareillement sans motif, il sera jugé coupable à quinze sous[99]. »
[99] Lex Salica ex codice Biblioth. regiæ a Joh. Schiltreo edita, tit. XXXV, §§ 3 et 4, apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 142. (278 fr. 40 c. et 139 fr. 20 c., valeur intrinsèque ; 2,985 fr. 90 c. et 1,492 fr. 95 c., valeur relative.)
« Si un Romain dépouille un Frank, il sera jugé coupable à soixante-deux sous. — Si un Frank dépouille un Romain, il sera jugé coupable à trente sous[100]. »
[100] Ibid., p. 188, tit. XV. (575 fr. 36 c. et 278 fr. 40 c., valeur intrinsèque ; 5,170 fr. 86 c., et 2,985 fr. 90 c., valeur relative.)
Voilà comment la loi salique répond à la question tant débattue de la différence originelle de condition entre les Franks et les Gaulois. Tout ce que fournissent à cet égard les documents législatifs, c’est que le wergheld, ou prix de l’homme, était, dans tous les cas, pour le Barbare, double de ce qu’il était pour le Romain. Le Romain libre et propriétaire était assimilé au lite, Germain de la dernière condition, cultivateur forcé des domaines de la classe guerrière, et probablement issu d’une race anciennement subjuguée par la race teutonique. Je doute que cette solution, bien qu’elle soit inattaquable, vous satisfasse pleinement, et vous paraisse contenir tout le secret de l’ordre social établi en Gaule par la conquête des Franks. Le texte des lois est une lettre morte ; et c’est la vie de l’époque, dans sa variété, avec ses nuances toujours rebelles aux classifications légales, qu’il est curieux et utile d’observer. Or, rien ne facilite mieux, sous ce rapport, l’intelligence du passé, que la recherche et la comparaison de ce que l’état actuel du monde peut offrir d’analogue ou d’approchant.
Rappelez-vous la Grèce sous l’empire des Turks, rassemblez dans votre esprit ce que vous avez lu ou entendu raconter des Raïas et des Phanariotes, de la masse du peuple grec et de cette minorité que les Turks anoblissaient en lui conférant des emplois : ou je me trompe fort, ou, après avoir contemplé ce tableau d’oppression brutale, de terreur universelle, d’efforts constants pour sortir, à tout prix et par toutes les voies, de la classe commune des vaincus, quelque chose de vivant et de réel vous apparaîtra sous les simples mots de Romain possesseur, Romain tributaire, Romain convive du roi. Vous comprendrez combien de formes diverses pouvait revêtir la servitude gallo-romaine sous la domination des Barbares. Il y a plus, malgré la distance des temps et les différences produites, d’un côté, par l’opposition de croyance, de l’autre, par la communauté du culte, non-seulement la condition des vaincus dans l’ancienne Gaule et dans la Grèce moderne, mais leur attitude morale, présentent de grandes analogies. On retrouve dans les récits de Grégoire de Tours non-seulement les souffrances journalières des pauvres Raïas, vexés, pillés, déportés à plaisir, mais l’astucieux esprit d’intrigue du noble indigène voué au service des conquérants, cette immoralité des Phanariotes, si effrénée qu’on la prendrait pour une sorte de désespoir.
« Aux approches du mois de septembre (584), il arriva au roi Hilperik une grande ambassade des Goths (chargée d’emmener sa fille Rigonthe, promise au roi Rekkared). De retour à Paris, le roi ordonna qu’on prît un grand nombre de familles dans les maisons qui appartenaient au fisc, et qu’on les mît dans des chariots. Beaucoup pleuraient et ne voulaient point s’en aller ; il les fit retenir en prison, afin de les contraindre plus facilement à partir avec sa fille. On rapporte que, dans l’amertume de cette douleur et de crainte d’être arrachés à leurs parents, plusieurs s’ôtèrent la vie au moyen d’un lacet. Le fils était séparé de son père et la mère de sa fille ; ils partaient en sanglotant et en prononçant de grandes malédictions : tant de personnes étaient en larmes dans Paris, que cela pouvait se comparer à la désolation de l’Égypte. Beaucoup de gens des meilleures familles, contraints à partir de force, firent leur testament, donnèrent leurs biens aux églises, et demandèrent qu’au moment où la fiancée entrerait en Espagne, on ouvrît ces testaments, comme si déjà eux-mêmes eussent été mis en terre[101]… »
[101] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. VI, cap. XLV, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 289.
« Le roi Gonthramn ayant obtenu, comme ses frères, une partie du royaume, destitua Agricola de la dignité de patrice, et la donna à Celsus, homme d’une grande taille, fort des épaules, robuste des bras, haut en paroles, prompt à répondre, habile dans la pratique des lois. Cet homme fut alors saisi d’une si grande avidité de s’enrichir, que souvent il enlevait les biens des églises pour les réunir à son domaine. On raconte qu’un jour, entendant lire, dans l’église, cette leçon du prophète Isaïe, dans laquelle il dit : Malheur à ceux qui joignent maison à maison, et ajoutent champ à champ jusqu’à ce que la terre leur manque ! il cria : C’est bien insolent de chanter ici, malheur à moi et à mes fils[102] !… »
[102] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. IV, cap. XXIV, apud ibid., t. II, p. 214.
« Eonius, qui avait le surnom de Mummolus, reçut le patriciat du roi Gonthramn ; je crois qu’il sera bon de dire ici quelque chose sur l’origine de sa fortune. Il naquit dans la ville d’Auxerre, et son père était Péonius. Ce Péonius gouvernait la ville en qualité de comte. Voulant faire renouveler le brevet de son office, il envoya au roi son fils avec des présents[103]. Celui-ci donna l’argent en son propre nom, brigua le comté, et supplanta son père qu’il avait mission de servir. C’est de là que, s’élevant par degrés, il parvint à la plus haute des dignités[104]… »
[103] Ad renovandam actionem… Des modèles du protocole usité pour les brevets de duc, de comte et de patrice, sous les rois de la première race, se trouvent parmi les formules connues sous le nom de Formules de Markulf. Apud Script. rer. gallic. et francic., t. IV, p. 471, voyez une formule intitulée : Charta de ducatu, patritiatu vel comitatu.
[104] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. IV, cap. XLII, apud ibid., t. II, p. 224.
La dixième année du règne de Theoderik, à l’instigation de Brunehilde, et par l’ordre de Theoderik, Protadius fut créé majeur (maire) de la maison royale. Il était d’une extrême finesse et d’une grande habileté ; mais il exerça contre beaucoup de gens de cruelles iniquités, accordant trop au droit du fisc, et s’efforçant, par toutes sortes d’artifices, de le remplir et de s’enrichir lui-même du bien d’autrui. Tout ce qu’il voyait d’hommes de naissance noble, il travaillait à les abaisser, afin qu’il ne se trouvât personne capable de s’emparer de la place qu’il occupait[105]. »
[105] Fredegarii Chron., cap. XXVII, apud ibid., p. 422.
Je pourrais multiplier les citations de détail : j’aime mieux prendre un long morceau d’histoire qui se présente à peu près tout fait, et dans lequel figureront successivement un noble Gaulois intriguant pour le service des Barbares, des fils de grande famille vendus comme esclaves, et tout un pays dévasté par des exécutions militaires.
Caïus Sollius Apollinaris Sidonius, sénateur arvernien, gendre de l’empereur Avitus, et le plus grand écrivain de son temps, fut, en Gaule, le dernier représentant du patriotisme romain. Lorsqu’en l’année 475 l’Arvernie, ou, comme nous disons, l’Auvergne, eut été cédée aux Goths par l’empereur Julius Nepos, Sidonius fut exilé du pays, et tant qu’il vécut, il conserva un profond dégoût pour le gouvernement des Barbares. Son fils, du même nom que lui, s’accommoda mieux aux circonstances : il s’attacha aux Visigoths, et en 507 combattit pour eux contre les Franks, à la fameuse journée de Vouglé[106]. Les Franks, vainqueurs, occupèrent bientôt l’Auvergne, et alors Arcadius, petit-fils de Sidonius Apollinaris, mettant dans un égal oubli la patrie gothique et la patrie romaine, ne songea qu’à profiter de son nom, de son habileté et des biens qui lui restaient, pour faire une grande fortune sous le patronage des nouveaux maîtres. Chlodowig Ier venait de mourir, et, dans le partage de ses conquêtes entre ses quatre fils, l’Auvergne était échue à Theoderik, roi des Franks orientaux, qui l’avait conquise en personne. Il paraît que l’héritier du nom des Apollinaires réussit mal auprès de ce roi et fut mieux accueilli de son frère Hildebert, qui, maître de tout le Berry, ambitionnait la possession de l’Auvergne.
[106] Maximus ibi tunc Arvernorum populus, qui cum Apollinare venerat, et primi qui erant ex senatoribus conruerunt. (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. II, cap. XXXVII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 183.)
Arcadius n’eut pas de peine à flatter les espérances du roi barbare, à lui persuader que les habitants de l’Arvernie le désiraient vivement pour seigneur, au lieu de son frère Theoderik. Peut-être y avait-il au fond de cela quelque chose de vrai : au milieu des souffrances dont le gouvernement de la conquête accablait les indigènes, l’idée de changer de maître pouvait s’offrir à leur esprit comme une perspective de soulagement. Quoi qu’il en soit, en l’année 530, lorsque le roi Theoderik était occupé au delà du Rhin dans une guerre contre les Thuringiens, le bruit de sa mort, répandu en Auvergne, y fut reçu avec une grande joie. Arcadius se hâta d’envoyer à Paris, résidence du roi Hildebert, des messagers qui l’invitèrent à venir prendre possession du pays. Hildebert assembla son armée et partit aussitôt. Il arriva au pied de la hauteur sur laquelle était bâtie la cité des Arvernes, aujourd’hui Clermont, par un temps de brouillard très-épais ; en montant la colline, le roi disait d’un ton de mécontentement : « Je voudrais bien reconnaître par mes yeux cette Limagne d’Auvergne que l’on dit si agréable. » Mais il avait beau regarder, il ne pouvait rien découvrir au delà de quelques centaines de pas[107].
[107] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. IX, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 191.
Parvenu au pied des murs de la ville, Hildebert, contre son attente et malgré les promesses d’Arcadius, trouva les portes fermées ; il paraît que les habitants avaient craint de se compromettre, si la mort de Theoderik était un faux bruit, ou qu’ils cherchaient dans tous les cas à se délivrer de la présence des Franks. Le roi fut obligé d’arrêter ses troupes, et de camper jusqu’à la nuit, ne sachant s’il devait forcer le passage ou retourner sur ses pas. Son ami le tira d’incertitude en brisant, avec l’aide de ses clients, la serrure d’une des portes de la ville par laquelle les Franks entrèrent[108]. La capitale prise, le reste du pays ne tarda pas à se soumettre au roi Hildebert, mais de cette soumission vague dont se contentaient les rois de la première race, et qui consistait à promettre fidélité et à livrer quelques otages.
[108] … Incisa Arcadius sera unius portæ, eum civitati intromisit. (Greg. Turon. Hist. franc., lib. III, cap. IX, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 191.)
Pendant que ces arrangements se faisaient, l’on apprit que Theoderik était revenu vainqueur de la guerre contre les Thuringiens. A cette nouvelle, Hildebert, comme s’il eût craint d’être pris sur le fait ou de voir ses possessions attaquées, partit en grande hâte et se rendit à Paris, laissant une faible garnison dans la capitale de l’Auvergne. Deux ans se passèrent, durant lesquels le roi des Franks orientaux ne fit aucune tentative pour reprendre les villes qui avaient cessé de le reconnaître pour seigneur. Le pays était nominalement soumis au roi Hildebert, mais gouverné sous son nom par des indigènes, par la faction d’Arcadius, qui jouit probablement alors des honneurs dont l’acquisition était le but de ses intrigues. Mais l’orage qu’il avait imprudemment amassé sur son pays ne tarda pas à éclater, et cet orage fut terrible.
Le royaume des Burgondes, rendu tributaire par Chlodowig, avait continué, après sa mort, d’exciter l’ambition des rois franks. Une première expédition, entreprise, en 523, par les rois Hildebert, Chlodomir et Chlother, fut d’abord heureuse ; mais bientôt les Burgondes reprirent l’avantage : Chlodomir fut tué dans un combat, et les Franks évacuèrent le pays. Neuf ans après cette défaite, en l’année 532, l’ambition des rois se réveilla, excitée, à ce qu’il paraît, par la haine nationale des Franks contre les conquérants des bords du Rhône. Une seconde invasion fut résolue entre Chlother et Hildebert : ils firent inviter leur frère Theoderik à se joindre à eux, lui promettant de tout partager en commun. Dans son message, le roi Hildebert ne disait rien de l’occupation de l’Auvergne ; Theoderik n’en parla pas non plus, et s’excusa simplement de prendre part à la guerre entreprise par ses deux frères, ne laissant rien voir de son mécontentement ni de ses projets. Les deux rois partirent ; et, dès que la nouvelle de leur entrée sur le territoire des Burgondes fut connue des Franks orientaux, ils commencèrent à murmurer contre leur roi, de ce qu’il les privait des immenses profits que promettait cette guerre. Ils se rassemblèrent en tumulte autour de la demeure royale, et dirent à Theoderik : « Si tu ne veux pas aller en Burgondie avec tes frères, nous te quittons et les suivons au lieu de toi[109]. »
[109] « Si cum fratribus tuis in Burgundiam ire despexeris, te relinquimus, et illos satius sequi præoptamus. » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XI, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 191.)
Le roi, sachant que la cause de la révolte était le regret de n’avoir point part au butin qui allait se faire, ne s’en émut pas, et dit aux Franks : « Suivez-moi vers la cité des Arvernes, et je vous ferai entrer dans un pays où vous prendrez de l’or et de l’argent autant que vous en pourrez désirer, où vous enlèverez des troupeaux, des esclaves, des vêtements en abondance : seulement ne suivez pas ceux-là[110]. » Cette proposition eut un plein succès, et les Franks promirent de faire en tout point la volonté du roi Theoderik. Pour mieux s’assurer de leur foi, il leur répéta encore qu’il serait permis à chacun d’emporter avec lui tout ce qu’il pourrait, et de faire esclave qui il voudrait parmi les gens du pays. L’armée, toute joyeuse, courut aux armes ; et, pendant que les Franks occidentaux passaient la Saône, les Franks orientaux partirent de Metz, résidence de leur roi, pour le long voyage qui devait les conduire en Auvergne.
[110] « Ad Arvernos, inquit, me sequamini, et ego vos inducam in patriam, ubi aurum et argentum accipiatis, quantum vestra potest desiderare cupiditas, de qua pecora, de qua mancipia, de qua vestimenta in abundantiam adsumatis ; tantum hos ne sequamini. » (Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XI, apud Script. rer. gallic. et francic., t. II, p. 191.)
Dès que les soldats du roi Theoderik eurent mis le pied sur les riches plaines de la basse Auvergne, ils commencèrent à ravager et à détruire, sans épargner ni les églises, ni les autres lieux saints[111]. Les arbres à fruit étaient coupés et les maisons dépouillées de fond en comble. Ceux des habitants que leur âge et leur force rendaient propres à être vendus comme esclaves, attachés deux à deux par le cou, suivaient à pied les chariots de bagages, où leurs meubles étaient amoncelés. Les Franks mirent le siége devant Clermont, dont la population, voyant du haut de ses murs le pillage et l’incendie des campagnes, résista aussi longtemps qu’elle put. L’évêque de la ville, Quintianus, partageait les fatigues et soutenait le courage des citoyens. « Pendant toute la durée du siége, dit un ancien auteur, on le vit de nuit faire le tour des murailles, chantant des psaumes et implorant par le jeûne et les veilles l’aide et la protection du Seigneur[112]. »
[111] … Arvernis ingressus, monasteria et ecclesias solo tenus, ut jam prælibavimus, coæquans… (Vita S. Austremonii primi Arvernorum episcopi, apud ibid., t. III, p. 407.)
[112] … Sanctus Dei muros ejus per noctem psallendo circuiret… in jejuniis atque vigiliis instanter orabat. (Vita S. Quintiani, episcopi Arvernensis, auct. Greg. Turon., apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 408.)
Malgré leurs prières et leurs efforts, les habitants de Clermont ne purent tenir longtemps contre une armée nombreuse et animée par la soif du pillage : la ville fut prise et saccagée. Le roi, dans sa colère, voulait en raser les murailles ; mais les hommes qu’il chargea de l’exécution de cet ordre furent arrêtés par des terreurs religieuses, seule garantie qu’eussent les indigènes de la Gaule contre la furie des Barbares. Sur les remparts de Clermont s’élevaient de distance en distance un grand nombre d’églises et de chapelles qu’il était impossible d’épargner en démolissant les murs. La vue de ces édifices effraya les chefs des Franks, qui reculèrent devant un sacrilége commis de sang-froid et sans profit. L’un d’eux, nommé Hilping, vint dire à Theoderik : « Écoute, glorieux roi, les conseils de ma petitesse : les murailles de cette ville sont très-fortes, elles sont flanquées de redoutables défenses ; je veux parler des basiliques des saints qui en garnissent le pourtour ; et en outre l’évêque de ce lieu passe pour grand devant le Seigneur. N’exécute pas ce que tu médites ; ne détruis pas la ville et ne maltraite pas l’évêque[113]. » La nuit suivante le roi eut dans son sommeil une attaque de somnambulisme : il se leva de son lit, et, courant sans savoir où, fut arrêté par ses gardes, qui l’exhortèrent à se munir du signe de la croix. Il ne fallut pas moins que cet accident pour le disposer à la clémence : il épargna la ville et interdit même le pillage dans un rayon de huit mille pas ; mais lorsque cette défense fut prononcée, il ne restait plus rien à piller.
[113] Vita S. Quintiani, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 408.
Maître de la capitale de l’Arvernie, Theoderik attaqua l’un après l’autre tous les lieux fortifiés où les gens du pays s’étaient renfermés avec ce qu’ils avaient de plus précieux. Il brûla le château de Tigernum, aujourd’hui Tiern, où se trouvait une église construite en bois, qui fut consumée par l’incendie[114]. A Lovolotrum (Volorre), où les Franks entrèrent par la trahison d’un esclave, ils mirent en pièces au pied de l’autel un prêtre nommé Proculus[115]. La ville de Brivate (Brioude) fut saccagée, et la basilique de Saint-Julien dévastée, malgré plusieurs miracles, dont le bruit détermina Theoderik à faire rendre une partie du butin et à punir quelques-uns des soldats qui avaient violé le sanctuaire. A Iciodorum (Issoire), un monastère célèbre fut réduit en solitude, selon l’expression des contemporains[116]. Le château de Meriolacum (Merliac) résista longtemps : c’était un lieu naturellement fort, entouré de rochers à pic, et renfermant dans ses murs plusieurs sources dont l’eau s’échappait en ruisseaux par l’une des portes. Les Franks désespéraient de prendre cette place, lorsque le hasard fit tomber entre leurs mains cinquante hommes de la garnison, qui étaient sortis pour fourrager. Ils les amenèrent au pied des remparts, les mains liées derrière le dos, et firent signe qu’on les mettrait à mort sur l’heure si le château n’était rendu. La pitié pour des compatriotes et des parents détermina les défenseurs de Merliac à ouvrir leurs portes et à payer rançon[117].
[114] Greg. Turon. Gloria Martyrum, lib. I, apud ibid., t. II, p. 465.
[115] … Proculus ille… presbyter, inruptis Lovolautrensis castri muris, ab ingredientibus ante ipsum ecclesiæ altare gladiorum ictibus in frusta discerptus est. (Vita S. Quintiani, apud ibid., t. III, p. 408.) — Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. II, apud ibid., t. II, p. 187.
[116] … Iciodorense adit cœnobium, et eum pristina gloria spoliavit, et ad solitudinem redegit. (Vita S. Austremonii, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 407.)
[117] Greg. Turon. Hist. Franc., lib. III, cap. XIII, apud ibid., t. II, p. 192.
C’est avec des paroles touchantes que les historiens de ces événements décrivent la désolation de l’Auvergne : « Tout ce qu’il y avait d’hommes illustres par leur rang ou leurs richesses se trouvaient réduits au pain de l’aumône, obligés d’aller hors du pays mendier ou vivre de salaire. Rien ne fut laissé aux habitants, si ce n’est la terre que les Barbares ne pouvaient emporter[118]. » Après la réduction de toutes les places fortes et la distribution du butin, de longues files de chariots et de prisonniers, escortées par les soldats franks, prirent la route du Nord. Des gens de tout état, clercs et laïques, étaient ainsi emmenés à la suite des bagages ; et l’on remarquait surtout un grand nombre d’enfants et de jeunes gens des deux sexes, que les Franks mettaient à l’enchère dans tous les lieux où ils passaient[119].
[118] … Ut neque minoribus natu, neque majoribus quidquam proprii relictum sit, præter terram solam, quam Barbari secum ferre non poterant. (Ex Chronico Vidunensi Hugonis, abb. Flaviniac., apud ibid., t. III, p 356. — Vita S. Fidoli, apud ibid., p. 407.)
[119] Pueros enim quosque atque adolescentes venustioris formæ, scitisque vultibus, puellas exercitus adventitius vinctis post terga manibus secum ducens, per diversa loca pretio accepto distrahebat… (Ex vita S. Fidoli abbatis Trecensis, de Theoderico I, apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 407.)
La plupart de ces captifs suivirent l’armée jusqu’aux bords de la Moselle et du Rhin. Beaucoup de prêtres et de clercs, emmenés comme les autres, furent répartis entre les églises de ce pays ; car le roi, qui venait d’incendier les basiliques et les monastères de l’Auvergne, voulait que chez lui le service divin se fît de la manière la plus convenable. Parmi ces clercs déportés se trouvait un nommé Gallus, d’une famille sénatoriale. Il fut attaché de force à la chapelle royale, et convertit beaucoup de païens parmi les Franks des bords du Rhin[120]. Un autre fils de sénateur, nommé Fidolus, n’alla pas plus loin que la ville de Troyes[121]. Là, un saint abbé, nommé Aventin, averti, disent les légendaires, par une révélation d’en haut, et probablement touché de la figure et de la résignation du jeune esclave, paya aux Barbares tout ce qu’ils demandaient pour sa rançon et le prit dans son couvent. Ayant ainsi embrassé la vie monastique, Fidolus s’y distingua tellement qu’il fut mis au nombre des saints[122]. Ce sont des Vies de saints qui ont fourni la plupart des détails qui précèdent. Les hommes qui les composèrent, il y a treize siècles, afin d’exalter les vertus religieuses, n’eussent pas travaillé pour un autre intérêt ; et il se trouve qu’aujourd’hui leurs pieuses légendes sont les seuls documents capables de constater, aux yeux de la science, l’état du monde romain, tourmenté et désolé par ses conquérants.
[120] L’Église le vénère sous le nom de saint Gal. (Vita S. Galli, episc., auct. Greg. Turon., apud ibid., p. 409.)
[121] Le titre de sénateur, d’abord réservé exclusivement à ceux des Gaulois qui avaient entrée au sénat de Rome, était devenu, dans l’usage, un titre commun de noblesse. Les premiers de chaque ville, les chefs des grandes familles, surtout depuis la chute de l’empire, prenaient et recevaient le nom de sénateur. Le mot archonte a subi en Grèce des vicissitudes analogues : Αρχοντας, en grec moderne, signifie un noble, un grand propriétaire.
[122] Vita S. Fidoli (saint Fal), apud Script. rer. gallic. et francic., t. III, p. 407.