Lettres sur l'histoire de France
LETTRE XXIV
Fin de l’histoire de la commune de Vézelay.
Dans la route qu’il fit, en grande compagnie, pour retourner de Moret à Auxerre, le comte de Nevers se montra fort troublé de sa nouvelle situation et des engagements qu’il venait de prendre. D’un côté, il ne voyait aucun moyen de résister aux ordres du roi ; de l’autre, sa conscience lui reprochait ce qu’il allait faire contre des hommes que lui-même avait poussés à la révolte, auxquels il s’était lié par serment, et sur lesquels se fondait son espérance d’obtenir la seigneurie de Vézelay[519]. Il prit un parti moyen, celui d’éluder par un subterfuge la commission humiliante dont il ne pouvait se décharger. Plusieurs de ses affidés se rendirent promptement à Vézelay et y firent publier, à son de trompe, que le lundi suivant, en exécution d’un jugement du roi, le seigneur comte de Nevers ferait arrêter, bien malgré lui, tous les bourgeois qu’on trouverait dans la ville, et les ferait conduire à Paris ; qu’il les invitait conséquemment à quitter leurs maisons en sauvant leurs meubles, et à chercher un refuge partout où ils pourraient[520].
[519] Tyrannus vero dolens super impios quos ad conspirationem incitarat, quos ad facinus provocarat, quorum juratus erat, quorum opes ob fiduciam sui exhauserat, quorum etiam auxilio dominium monasterii Vizeliacensis sese obtinere sperabat… (Ibid.)
[520] Missis ergo satellitibus suis, jussit clamare sub voce præconis omnibus oppidanis seu vicanis ex ore comitis, ut sublatis mobilibus cunctis omnes pariter, quaqua possent, confugerent in præsidiis illis, ubi eum minime venturum sperarent… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 533, col. 1.)
Cette proclamation causa parmi les habitants de Vézelay une sorte de terreur panique. Le vertige les prit quand ils virent devant eux, comme exécuteur de la sentence rendue contre leur commune, le pouvoir même sur l’appui duquel son établissement reposait. Tout ce qu’il y avait d’hommes dans la ville se mirent en devoir de sortir, abandonnant leurs marchandises et leurs propriétés ; de sorte que le lendemain il ne restait plus à Vézelay que des femmes et des enfants[521]. Le comte de Nevers avait donné l’ordre de recevoir les émigrés dans ses châteaux, pourvu qu’ils ne vinssent pas au lieu de sa résidence. Ils se réfugièrent ainsi dans plusieurs forteresses voisines ; mais comme leurs bandes étaient trop nombreuses pour qu’ils y fussent tous admis, la plupart s’établirent en campement, sous des huttes construites par eux dans les forêts des environs[522].
[521] Et immisit Deus terrorem suum in hominibus illis, et fugerunt, quotquot erant de adversariis, omnes a minimo usque ad maximum, domos, uxores, liberos, possessiones, et mercimonia sua relinquentes, ita ut penitus nemo ex tot millibus summo mane appareret… (Ibid.)
[522] Porro impii diffusi sunt per oppida et loca tyranni, quique jussit satellitibus suis atque præpositis, quatenus eos occultarent, excusarent et omnem humanitatem illis exhiberent, tantum sui præsentiam declinare eos juberent. Reliqui circumquaque errando dispersi… inopes et vagi contiguam sylvam occupaverunt, ædificantes ibidem casas… (Ibid., et p. 534, col. 1.)
Le comte s’imaginait que l’abbé Pons, qui n’avait aucune troupe armée à son service, n’oserait faire sa rentrée dans la ville, si lui-même ne l’accompagnait. Pour lui susciter un nouvel embarras et retarder la conclusion des affaires, il fit semblant d’être malade. Mais l’abbé, ne comptant que sur lui-même, rentra seul et reprit possession du couvent[523]. Cette hardiesse obligea le comte à ne pas rester en arrière, et à prouver, du moins en apparence, qu’il obéissait au jugement de la cour du roi. Il envoya quelques hommes d’armes à Vézelay, avec ordre d’arrêter les bourgeois dont il avait eu le temps d’apprendre l’évasion. Ces gens se présentèrent devant l’abbé, et, avec une feinte courtoisie, ils lui exprimèrent leur étonnement de le voir ainsi revenu à l’improviste, malgré le danger qu’il pouvait y avoir pour lui ; puis ils lui dirent : « Nous avons commission de notre seigneur pour exercer à votre commandement la vengeance décrétée contre vos adversaires. — Si le comte vous a donné des ordres, répondit l’abbé, c’est votre affaire de les exécuter, ou non ; pour moi, je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que j’attendrai patiemment l’issue de tout ce que vous ferez. — La besogne serait déjà faite, reprirent les envoyés du comte, si nous avions trouvé dans le bourg autre chose que des femmes et des enfants. — Oui, répliqua l’abbé avec ironie, vous êtes venus ici quatre hommes pour en arrêter plusieurs milliers[524]. » Ils ne répondirent rien ; mais l’une des personnes présentes ayant dit que, s’ils voulaient s’emparer des fugitifs, ils en trouveraient quatre-vingts cachés dans le bois le plus proche, leur réponse fut : « Nous ne pouvons y aller maintenant, nous avons un autre chemin à faire[525]. »
[523] Existimans autem versutus et callidus comes, quod non præsumeret se absente abbas ingredi in monasterium suum, simulavit languorem. Tunc abbas vecordiam ipsius despiciens, statim ipsa dominica cum triumpho vespere Vizeliacum venit, et monasterium suum obtinuit… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 533, col. 2.)
[524] Respondentes dixerunt se missos ideo esse, ut homines vici illius comprehenderent, sed ingressos neminem præter mulieres et parvulos earum invenisse. Ait illis : « Siccine quatuor homines tot millia comprehendere venistis ? » (Ibid.)
[525] « Aliud, inquiunt, iter nobis confecturis ; modo non dirigitur illo via nostra : » et sic tergiversantes abierunt. (Ibid.)
Les moines de Sainte-Madeleine, voyant qu’ils étaient maîtres du bourg par la fuite de tous les hommes valides, prirent avec eux quelques jeunes gens, fils des serfs qui habitaient les domaines ruraux de l’abbaye, et se répandirent en armes dans les rues, proclamant, avec grand bruit, le rétablissement du pouvoir légitime. Ils allaient de maison en maison à la recherche des usines et des boutiques établies sous le régime de la liberté communale. Arrivés au logis de Simon, ils brisèrent son comptoir de changeur, que l’abbé Pons lui avait concédé autrefois malgré l’avis de tous les frères, et, s’animant de plus en plus à cette puérile vengeance, ils démolirent l’appentis sous lequel se trouvait le comptoir[526]. Ensuite ils entrèrent dans les maisons de deux autres bourgeois, Hugues de Saint-Pierre et Hugues Gratte-Pain, et y détruisirent des pressoirs nouvellement construits dans les caves au détriment du pressoir banal, qui était l’un des droits du monastère[527].
[526] Et egressi sunt quidam de fratribus armatæ cum pueris juventutis, et fregerunt tabulam impii Simonis, et vestibulum domus ipsius, quæ contra jus ob contumeliam contradicentium fratrum ædificaverat… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 533, col. 2.) — Voyez, sur la concession dont il s’agit, une lettre du pape Adrien IV à l’abbé Pons, datée du 21 novembre 1156. (Hist. Vizeliac. monast., lib. I, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 517, col. 1.)
[527] Inde progressi dissipaverunt torcularia, quæ in subterraneis domorum suarum fraudulenter erexerant impius Hugo Fricans-Panem et nefandissimus Hugo de Sancto Petro. (Ibid., lib. III, p. 533, col. 2.)
Pendant ce temps, les émigrés de Vézelay, surtout ceux qui n’avaient point trouvé d’asile dans quelque bourg ou château du comte de Nevers, menaient une triste vie. La plupart campaient en plein air, sous des cabanes de branchages, en danger continuel d’être surpris et arrêtés. On les accusait, non sans fondement peut-être, de brigandages sur les routes, ce qui leur faisait des ennemis parmi les gens les moins affectionnés à la cause de l’abbaye[528]. Ils manquaient de tout et ressentaient une inquiétude journalière de ce qui se passait dans la ville, où ils avaient laissé leurs familles dans l’abandon et leurs biens exposés au pillage. Ils y envoyaient fréquemment des émissaires déguisés en pèlerins, pour demander des secours d’argent ou de vivres, et apprendre ce qu’il y avait de nouveau[529]. Mais cette pénible situation ne pouvait se soutenir longtemps ; ils résolurent d’en sortir par un coup de main, et de se remettre en possession de la ville, qui n’était gardée que par des paysans de l’abbaye, mal commandés et mal armés. Le rendez-vous des bandes d’émigrés devait être au village de Corbigny, à cinq lieues de Vézelay ; mais l’abbé, averti de ce projet, prit à sa solde, dit le narrateur contemporain, une troupe d’étrangers, hommes de grande bravoure, et habiles à manier l’arc et l’arbalète[530].
[528] … Et exinde latrocinia exercebant, viantes et peregrinos deprædabant. (Ibid., p. 534, col. 1.)
[529] … Mittebant absconditos exploratores in vico sub veste peregrina, qui eis deferrent necessaria, et referrent quæ didicissent consilia… (Ibid.)
[530] … Et congregati sunt profugi apud Corbiniacum, et cogitaverunt irruptionem facere, et vi repetere quas sponte formidolosi reliquerant sedes. Tunc collegit abbas externum exercitum, manum fortissimam, et homines doctos arcu et balista. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 533, col. 2.)
Il est probable que, sous cette désignation vague, l’historien du douzième siècle voulait parler de ces troupes mercenaires de cavaliers et de fantassins qui portaient alors le nom de routiers. C’étaient des bandes d’aventuriers bien disciplinées sous des chefs qui les louaient et se louaient eux-mêmes aux princes et aux seigneurs qui leur offraient la meilleure paye. Dans le temps où ces événements se passèrent, les rois de France et d’Angleterre se disputaient à main armée la possession de plusieurs villes de la Touraine et du Berri, et leurs querelles attiraient de ce côté les capitaines de bandes et leurs soldats. Ceux qui venaient du Midi, par la route de Lyon, devaient passer près de Vézelay. Il fut donc facile à l’abbé Pons d’en engager pour quelque temps un certain nombre à son service. Il cantonna dans le monastère les chevaliers, c’est-à-dire ceux qui portaient l’armure complète, et il distribua les autres, avec ses paysans et ses serviteurs, dans les fortifications que les bourgeois avaient élevées depuis l’établissement de la commune. La ville se trouva ainsi gardée contre toute attaque, et de nombreuses patrouilles circulèrent de jour et de nuit autour des murs et dans la campagne voisine[531]. Les émigrés, dont la plupart étaient sans armes, renoncèrent à leur entreprise ; mais ils eurent partiellement des rencontres avec les soldats de l’abbaye, et plusieurs d’entre eux, faits prisonniers, furent mis aux fers ou livrés à différents supplices[532].
[531] … Et militibus infra castrum retentis, cæteros divisit cum pueris suis, et posuit in munitionibus pessimorum… Omnes autem jussit per vices et die et nocte circuire et discurrere circa oppidum et prædia illius. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 534, col. 1.)
[532] Quicumque vero de fugitivis comprehendebantur, aut captivitatis miseria, aut membrorum mulcta puniebantur… (Ibid.)
L’abbé Pons s’empressa de faire acte de seigneurie absolue, en exerçant le pouvoir judiciaire indépendamment de la juridiction du comte de Nevers et sur les ruines de la juridiction municipale[533]. Non-seulement il fit juger par sa cour les bourgeois pris et ramenés dans la ville, mais des poursuites criminelles commencèrent contre les plus considérables et les plus compromis des absents. Hugues de Saint-Pierre, l’homme le plus riche de Vézelay et le principal instigateur de la révolte, fut le premier à l’égard duquel procéda la cour abbatiale. Après les sommations nécessaires pour qu’il fût déclaré contumace, à défaut de sa personne, on sévit contre ses biens. Sa maison, construite avec un grand luxe, ses bâtiments de toute sorte, des moulins qu’il venait d’établir, furent pillés et renversés de fond en comble ; on détruisit jusqu’aux ouvrages de maçonnerie faits pour amasser et conduire les eaux, et le fonds ainsi dévasté fut mis en vente à l’enchère[534]. Dix autres bourgeois, que le chroniqueur nomme, eurent pareillement leurs maisons démolies et tous leurs biens mis au pillage[535]. Pour d’autres, parmi lesquels se trouvait Simon le changeur, l’abbé voulut être clément, et fit modérer la sentence. Ils étaient, à ce qu’il semble, grands propriétaires de vignobles ; on se contenta d’enlever leurs vins[536]. Chaque jour, des arrestations faites sur les routes venaient augmenter le nombre de ceux qui devaient attendre en prison le moment d’être menés devant le roi, et ces nouvelles, portées aux réfugiés dans leurs retraites, les frappaient de crainte et de découragement[537].
[533] … Et obtinuit ecclesia jus justitiæ debitum, nec tyrannicam cogebatur adire curiam pro ulciscenda justitia. (Ibid.)
[534] … Et ultus est ecclesiam abbas Pontius de pessimo adversario illius Hugone de Sancto Petro, et præcepit ut diriperetur omnis substantia ejus, et publicarentur omnia bona illius, et subverterentur omnia ædificia ipsius, domus et molendina, stagnaque aquarum quæ multo fastu exstruxerat, et exaltatus erat usque in cœlum. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 534, col. 1.) — Les expressions admiratives de l’auteur donnent lieu de croire qu’il y avait eu non-seulement beaucoup de dépense, mais beaucoup d’art dans la construction de ces moulins et de ces réservoirs, et que leur propriétaire s’était fait gloire d’y appliquer tout son talent d’ingénieur-mécanicien. — La liste des bourgeois de Vézelay, publiée dans le Bulletin de la Société des sciences de l’Yonne, 1848, nomme Hugues de Saint-Pierre et son fils Renaud parmi ceux qui avaient juré la mort de l’abbé et, chose étonnante à cause de la richesse de cette famille, parmi ceux qui avaient reçu une part dans le pillage des greniers et des basses-cours de l’abbaye.
[535] Sed et in ministros seditionis Aimone de Sancto Christoforo, qui dicebatur insanus, Petro, qui prænominatus est de Sancto Petro, Aimone de Phalesia… censura justissimæ ultionis pertransiit, et domus eorum funditus eversæ atque succensæ sunt, bonaque eorum quibus male abusi fuerant, direpta. (Ibid.) — Il est curieux de conférer ici les noms des condamnés avec la liste des bourgeois cités plus haut. (Voy. le Bulletin de la Société des sciences de l’Yonne, 1848, p. 550.)
[536] In cæteris autem, hoc est, Eustachio, Simone… aliisque ipsorum complicibus pietas abbatis sententiam suam moderata est, et vina tantum eorum a fidelibus ecclesiæ transfusa sunt. (Hist. Vizeliac. monast., loc. sup. cit.) — La principale dévastation commise par les révolutionnaires avait été celle des vignes de l’abbaye, qui furent toutes ou presque toutes arrachées ; c’était une vengeance du tort causé aux bourgeois possesseurs de vignes par le droit qu’avait l’abbé de vendre seul le vin de son cru pendant un mois de chaque année. (Voy. la liste déjà citée et Du Cange, Glossarium, au mot Bannum vini.)
[537] Et conjecti sunt plures in vinculis, donec regis judicium super eos decerneret ; et humiliata est superbia impiorum, et cognovit se subactam insolens rusticitas Vizeliacensium. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 534, col. 1.)
Cependant le comte de Nevers ne voyait pas sans chagrin la malheureuse issue de la révolution que lui-même avait provoquée. Désirant secourir les bourgeois de Vézelay et ne le pouvant plus, il se tenait éloigné d’eux par embarras ou par prudence, et quand on venait lui dire en leur nom qu’ils voulaient se rendre et se mettre à la merci de l’abbé, il les engageait à ne pas le faire et leur promettait, un peu témérairement, qu’une paix serait faite selon leurs vœux[538]. Mais cette paix qui devait être un accord n’était possible, après le jugement criminel, qu’en vertu d’une amnistie de l’autorité royale, et le comte, qui avait promis au roi de ramener les condamnés devant sa cour, ne pouvait, sans devenir accusable, se présenter seul et intercéder pour eux. Pour sortir de cette difficulté, il imagina un expédient : il feignit d’avoir un vœu à acquitter au tombeau de saint Denis, dont la fête était proche, et partit en habit de pèlerin avec le bourdon et l’escarcelle[539]. Arrivé à Paris, il quitta ce vêtement et se rendit à l’hôtel du roi, qui, sur la foi de son pèlerinage, ne prit point sa venue en mauvaise part et l’accueillit amicalement. Le comte saisit l’occasion d’un entretien seul à seul pour peindre l’état de détresse où se trouvaient les émigrés de Vézelay, et, se jetant aux genoux du roi, il le supplia d’avoir pitié d’eux et pitié du monastère lui-même, qui serait ruiné si la ville demeurait sans habitants. Il joignit à cette prière le serment d’amener sans délai plusieurs bourgeois chargés par tous les autres de faire à l’abbé telle satisfaction qu’ordonnerait la clémence royale, et de conclure avec lui une paix perpétuelle. Louis VII fut touché de ses instances, et il désigna la ville d’Auxerre comme rendez-vous pour une conférence d’arbitrage où les parties adverses auraient à se réunir, et où lui-même assisterait ; puis il informa l’abbé Pons de la requête et des promesses du comte en lui demandant de ne plus faire abattre de maisons à Vézelay jusqu’au jour fixé pour l’accord[540].
[538] … Nec erat ei auxilium quo ferret opem deceptis, et reverebatur eos, nec poterat sustinere aspectum illorum, quoniam arguebatur ab ignavia sua, et torquebatur a conscientia sua. Attamen impios sese volentes reddere et ad arbitrium abbatis satisfacere prohibuit, promittens eis pro voto pacem affuturam… (Ibid.)
[539] … Assumpto baculo et pera, quasi B. Dyonisii petiturus oracula, cujus instabant solemnia, profectus est ad regem. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, t. II, p. 534, col. 2.)
[540] Motus igitur rex precibus istis, statuit ei diem apud Altissiodorum, scilicet tertia die post festum Omnium Sanctorum, et designavit abbati petitiones et pollicitationes comitis, petivitque ut interim parceret domibus eorum usque ad diem condictæ concordiæ. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 534, col. 2.)
Le 4 novembre de l’année 1155 se trouvèrent assemblés à Auxerre le roi Louis le Jeune avec ses barons, l’abbé Pons avec ses amis, le comte de Nevers et des bourgeois de Vézelay au nombre de plus de quarante. Le roi, siégeant comme arbitre et s’adressant à ces derniers, leur demanda ce qu’ils avaient résolu de faire. Fatigués de tant de traverses et désirant une paix quelconque afin de retourner dans leurs foyers, les bourgeois répondirent qu’ils se remettaient de leurs personnes et de leurs biens en la merci du roi leur souverain seigneur et feraient toutes choses selon son bon plaisir[541]. Sur cette seule réponse, le roi dicta sa sentence arbitrale qui fut rédigée de la manière suivante : « Les habitants du bourg de Vézelay abjureront sans réserve la conspiration et confédération qu’ils ont faite entre eux sous quelque forme que ce soit. Ils se saisiront, s’ils le peuvent, de ceux qui ont tué des serviteurs de l’église, et s’ils ne le peuvent pas, ils les dénonceront en indiquant où ils se trouvent. Ils jureront, sur les choses saintes, d’être fidèles à l’abbé et à son église, de lui conserver saufs sa vie et ses membres et de les conserver aux siens. Ils payeront la somme de 40,000 sous[542] pour les dommages qu’ils ont faits, et détruiront, dans un délai fixé à la fête de saint André (30 novembre), les murailles de défense dont ils ont fortifié leurs maisons. Enfin ils jureront d’exécuter toutes ces choses entièrement et de bonne foi[543]. »
[541] … Et sedens rex postera die quæ nuncupatur veneris, interrogavit burgenses quidnam facere mallent. At illi respondentes, omnia se acturos secundum beneplacitum miserationis illius dixerunt. (Ibid.)
[543] … Munitiones et antemuralia domorum dato termino ad festum usque sancti Andreæ diruerent, et hæc omnia bona fide integre se facturos jurarent. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 534, col. 2.)
Ainsi l’action criminelle était désormais éteinte pour tous les cas, hors celui de meurtre ; il n’y avait plus de responsabilité collective, et les dommages-intérêts se trouvaient réduits au quart de la somme réclamée précédemment par l’abbé. Les mandataires des bourgeois de Vézelay prêtèrent en leur nom les serments exigés d’eux[544] ; ils partirent d’Auxerre avec l’abbé Pons, leur ancien ennemi, dans une concorde qui effaçait en apparence jusqu’aux moindres traces du passé. Tout entiers au désir de revoir leur famille et de reprendre leurs occupations habituelles, oubliant cette liberté qu’ils n’avaient pu acquérir au prix de tant d’efforts et de souffrances, ils éprouvèrent, en rentrant dans le bourg, toute la joie d’un retour d’exil. Ils s’embrassaient les uns les autres, et plusieurs d’entre eux, dans une sorte d’ivresse, chantaient et dansaient comme des fous[545]. Ce jour-là et les jours suivants, on vit arriver par toutes les routes de nombreuses bandes d’émigrés qui venaient faire leur soumission au chef de l’abbaye et lui jurer fidélité[546].
[544] … Ipsa etiam statuti juramenti sacramenta, statim ibidem qui affuerunt, fecerunt ; scilicet Guibertus Lotariensis, Hugo Fricans-Panem, Durannus Alburni, et alii fere amplius quam XL. (Ibid.) — … Ubi Vizeliacenses burgenses convocati juramento firmaverunt quod ad voluntatem Pontii abbatis successorumque ejus se haberent ; communiam quoque relinquerent, et eam deinceps non iterarent. (Hist. Ludovici VII, apud Script. rer. gallic. et francic., t. XII, p. 132.)
[545] Et reversus est abbas Vizeliacum cum hominibus suis jam de perfidis factis fidelibus. Et ingressi sunt cum eo, lætitia et tripudio magno exsultantes… (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 534, col. 2.)
[546] Porro illi qui erant circumquaque diffusi, audita pacis conditione gavisi sunt, et revertentes confluebant quotidie catervatim ad jusjurandum et deditionem. (Ibid.)
Le rétablissement définitif de l’abbé de Sainte-Madeleine dans son pouvoir seigneurial fut suivi du recouvrement de l’indemnité de 40,000 sous qui lui avait été allouée. Il choisit parmi les bourgeois des collecteurs chargés d’imposer à chacun, selon la valeur de ses biens, sa quote-part de la contribution collective. « Parmi tant d’hommes, dit le narrateur contemporain, il n’y en eut pas un seul qui fit la moindre résistance ni en action, ni en parole[547]. » Mais il y eut un point sur lequel les bourgeois de Vézelay se montrèrent moins dociles, et quand l’ordre fut publié dans les rues que chacun eût à démolir l’enceinte fortifiée de sa maison, nul ne se mit en devoir d’obéir. Ces signes d’une liberté qui n’était plus leur devenaient chers ; ils s’attachaient à eux par l’imagination, par un sentiment d’orgueil et peut-être aussi par un dernier reste d’espérance[548]. L’abbé, qui avait déjà congédié ses soldats auxiliaires, se trouvait dépourvu de moyens efficaces pour contraindre les bourgeois à exécuter cette clause importante de l’accord. Il convoqua plusieurs fois les principaux d’entre eux, les somma à plusieurs reprises, leur assigna des termes de rigueur ; mais le temps venait, et personne n’obéissait[549]. La destruction de quelques murs crénelés, bâtis par des marchands et des artisans, dans une ville de quelques milliers d’âmes, devint une affaire de grande diplomatie. Les légats du saint-siége s’en occupèrent aussi activement qu’ils s’étaient occupés du comte de Nevers et de la commune, et le pape lui-même écrivit au roi une lettre conçue en ces termes :
[547] … Nec fuit in his omnibus qui resisteret, vel aperiret os contradicendo, quoniam ablatum est cornu superbiæ illorum, et contrita est virga fortitudinis eorum… (Ibid., p. 535, col. 1.)
[548] Verumtamen antemuralia domorum evertere dissimulantes neglexerunt, quoniam hoc præceptum in scandalum erat illis, et quasi aculeus terebrans oculos eorum. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 535, col. 1.)
[549] Peractis autem dominicæ Nativitatis kalendis, vocavit eos abbas monuitque ut juxta compositionem pacis, quod necdum fecerant perficerent, de diruendis munitionibus domorum, constituitque illis terminum quo jussa complerent. (Ibid.)
« Nous félicitons ta Magnificence de son empressement à accomplir les œuvres pieuses, et nous sommes pénétré de gratitude envers toi de ce que, selon le devoir imposé à ta dignité, par amour du Seigneur et par respect pour nos précédentes lettres, tu as prêté secours à notre très-cher fils l’abbé Pons, et l’as soutenu de ton aide et de tes conseils contre ses persécuteurs et ceux de son monastère. Mais, attendu que la fréquence des avertissements entretient d’une manière plus efficace la disposition aux bonnes œuvres, nous prenons l’occasion de prier ta Grandeur et de t’enjoindre, pour la rémission de tes péchés, de chérir et d’honorer le susdit abbé, de défendre son monastère contre les tentatives, soit de notre cher fils le comte de Nevers, soit de tous autres, afin que les frères qui l’habitent puissent intercéder auprès du Seigneur pour ton salut et celui de ton royaume, et que nous aussi, nous ayons à rendre grâces à ta royale noblesse. Attendu aussi que les bourgeois de Vézelay, se confiant dans les fortifications de pierre qu’ils ont élevées au devant de leurs maisons, sont devenus tellement insolents envers le susdit abbé et l’église de Vézelay, qu’il est désormais impossible à ce même abbé de rester dans son monastère à cause de leurs persécutions, nous prions ta Magnificence de faire que ces maisons fortifiées soient détruites, de telle sorte que l’orgueil des bourgeois en soit rabaissé et que l’église de Vézelay ne soit plus tourmentée à cette occasion[550]. »
[550] Et quoniam burgenses Vizeliaci occasione præsertim lapidearum domorum, quas munitas habent et elevatas, adversus antedictum filium nostrum abbatem, et Vizeliacensem ecclesiam ita superbiunt, ut nec manere pro persecutione illorum idem filius noster possit in monasterio : Magnificentiam tuam rogamus, quatenus easdem domos ita facias dirui, ut burgensium superbia retundatur, et Vizeliacensis ecclesia occasione hac non debeat fatigari. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 516, col. 2.)
Lorsque cette lettre apostolique arriva en France, l’abbé Pons en était venu aux menaces avec les habitants de Vézelay ; il parlait de leur faire sentir le poids de sa colère s’ils s’obstinaient à ne pas remplir toutes les conditions de l’accord juré solennellement par eux[551]. Mais ce langage n’avait produit aucun effet ; loin de démanteler leurs maisons fortes, quelques bourgeois s’occupaient à en continuer les travaux. Simon le changeur faisait poser les créneaux de la tour dont il avait jeté les fondements le jour de l’établissement de la commune[552]. Il entretenait des liaisons d’amitié avec plusieurs barons de la province, dont le crédit le rendait plus fier devant le pouvoir abbatial, et qui avertissaient l’abbé, par lettres et par messages, de ménager un homme si digne de considération. La perspective d’une nouvelle intervention du roi de France, qui, cette fois, ne pouvait manquer d’être extrêmement sévère, effraya les bourgeois de Vézelay, en même temps qu’elle enhardit l’abbé à tenter un coup décisif. Il fit venir des domaines de son église une troupe nombreuse de paysans, qu’il arma aussi bien qu’il put, et auxquels il donna pour chefs les plus déterminés de ses moines. Cette troupe marcha droit à la maison de Simon, et, ne trouvant aucune résistance, elle se mit à démolir la tour et l’enceinte crénelée, tandis que le maître de la maison, calme et fier comme un Romain du temps de la république, était assis au coin du feu avec sa femme et ses enfants[553]. Ce succès acheva la victoire de l’autorité seigneuriale ; ceux d’entre les bourgeois qui avaient des maisons fortifiées se soumirent, et donnèrent à l’abbé des otages pour garantie de la destruction de tous leurs ouvrages de défense[554].
[551] Iterum dissimulantes cum interminatione commonuit, et, si ultra pactis obaudire negligerent, iram suam eos experturos fore prædixit. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 535, col. 1.)
[552] Unde et ipse impius Simon plurimum præsumens de gratia et familiaritate principum, suadentem abbatem ut præcipitaret quod male ædificaverat, contemsit, addiditque contumeliam contemptui, et ædificavit propugnacula, et munitionem incœptæ turris. (Ibid.)
[553] Ut igitur vidit abbas quod vestigium contumaciæ, et gloria superbiæ ipsorum esset in domibus illorum, accersivit agrestem multitudinem de possessionibus monasterii, et sabbato post Hypapante Domini misit eos et quosdam de fratribus in domum impii Simonis, præcipitaveruntque funditus antemuralia ipsius, propugnacula, et turrim, sedente ipso Simone ad ignem in ipsa domo, cum uxore et liberis suis. (Hist. Vizeliac. monast., lib. III, apud Luc d’Achery, Spicileg., t. II, p. 535, col. 1.)
[554] Quod videntes cæteri timuerunt valde, et ingemiscentes erubescebant, dederuntque obsides pro evertendis munitionibus infra constitutum tempus. (Ibid.)
Telle fut la fin de cette insurrection, qui ne fut pas la dernière à Vézelay, mais la seule dont les événements aient rencontré un historien ; deux tentatives du même genre qui vinrent ensuite, l’une à treize ans, l’autre à quatre-vingt-quinze ans d’intervalle, ne nous sont connues que par leurs dates, 1168 et 1250[555]. Ces efforts réitérés sous l’influence du grand mouvement de la révolution communale ne réussirent point à faire passer la ville sujette des abbés de Sainte-Madeleine, de l’état de bourg en servage à celui de municipalité libre. Pour cette petite ville, riche et commerçante, il n’y eut d’autre garantie des droits civils, d’autre charte proprement dite, que la transaction de 1137 entre les bourgeois et l’abbaye[556]. Devenue, à cause de son importance relative, un centre d’administration provincial, elle vit siéger dans ses murs quelques officiers royaux en regard des officiers seigneuriaux[557] ; elle n’eut jamais ni magistrature qui lui fût propre, ni droit de juridiction sur elle-même. Vézelay garda jusqu’en 1789 le titre de Pôté, signe d’une servitude, maintenue en principe au milieu du progrès moderne[558] ; mais trois années seulement de liberté municipale, années remplies de vicissitudes et de passions extrêmes, de violence et d’enthousiasme, d’espérance et de malheur, donnent à son histoire un intérêt qu’on ne trouve point au même degré dans celle de villes plus grandes et plus célèbres.
[555] MCLXVIII. Prædictus comes moritur apud Accaron. Burgenses Vizeliaci conjurati sunt adversus ecclesiam. — MCCL. Lata fuit sententia a domino Hugone abbate in totam villam Vizeliaci et confirmata ab Innocentio papa. (Chronicon Vizeliacense, apud Labbe, Nov. Bibliothec. manuscript., t. I, p. 397 et 398.)
[556] Cet acte est désigné par le nom de Charte de Vézelay, et en partie reproduit dans une charte de franchises donnée en 1222 par Guillaume, seigneur de Mont-Saint-Jean, aux habitants de ce lieu. « Burgensibus meis de Monte S. Johannis dedi, et concepi, et juramento firmavi, omnes consuetudines et libertates quæ Vizeliacenses inter se tenent, tam consuetudines et libertates quæ in charta Vizeliacensi continentur, quam eas quæ nondum sunt in scriptis redactæ. » — Voyez l’Annuaire du département de l’Yonne pour 1843, p. 226.
[557] Avant la Révolution, Vézelay était le siége d’un bailliage royal, d’une élection, tribunal de premier degré ressortissant à la Cour des aides, et d’une gruerie pour le jugement des affaires concernant les eaux et forêts.
[558] On disait la Pôté de la Madeleine de Vézelay ; ce mot, venu de potestas, désignait, dans les coutumes féodales, un territoire comprenant plusieurs bourgades habitées par des familles serves. — Voyez l’Annuaire de l’Yonne pour 1842, p. 97, et l’Encyclopédie, article Pôté.