Lettres sur l'histoire de France
LETTRE IV
Sur les Histoires de France de Mézeray, Daniel et Anquetil.
J’ai passé un peu brusquement de la critique des bases mêmes de notre histoire à des remarques particulières sur l’un de nos historiens modernes. Jetées comme en passant et sous une forme peut-être trop polémique, ces observations ont besoin d’être confirmées par un jugement plus calme. Je me propose en outre de les éclaircir par la comparaison de l’ouvrage qui en a fourni le sujet avec ceux du même genre que le public a également bien accueillis, et dont la réputation dure encore. Vous voyez que je veux parler des Histoires de Mézeray, de Daniel et d’Anquetil.
Quand Mézeray publia son Histoire, c’est-à-dire entre les années 1643 et 1650, il y avait dans le public français peu de science, mais une certaine force morale, résultat des guerres civiles qui remplirent la dernière moitié du seizième siècle et les premières années du dix-septième. Ce public, élevé dans des situations graves, ne pouvait plus se contenter de la lecture des Grandes Chroniques de France abrégées par maître Nicole Gilles, ou de pareilles compilations, demi-historiques, demi-romanesques[36] : il lui fallait, non plus de saints miracles ou des aventures chevaleresques, mais des événements nationaux, et la peinture de cette antique et fatale discorde de la puissance et du bon droit. Mézeray voulut répondre à ce nouveau besoin : il fit de l’histoire une tribune pour plaider la cause du parti politique, toujours le meilleur et le plus malheureux. Il entreprit, comme il le dit lui-même, de faire souvenir aux hommes des droits anciens et naturels contre lesquels il n’y a point de prescription… Il se piqua d’aimer les vérités qui déplaisent aux grands, et d’avoir la force de les dire : il ne visa point à la profondeur ni même à l’exactitude historique ; son siècle n’exigeait pas de lui ces qualités dont il était mauvais juge. Aussi notre historien confesse-t-il naïvement que l’étude des sources lui aurait donné trop de fatigue pour peu de gloire[37]. Le goût du public fut sa seule règle, et il ne chercha point à dépasser la portée commune des esprits pour lesquels il travaillait. Plutôt moraliste qu’historien, il parsema de réflexions énergiques des récits légers et souvent faux. La masse du public, malgré la cour qui le détestait, malgré le ministre Colbert qui lui ôta sa pension, fit à Mézeray une renommée qui n’a point encore péri.
[36] Voyez la lettre suivante.
[37] « Il n’a fait souvent que copier nos auteurs modernes ; et si l’on examine les sources où il a puisé, on y reconnoîtra jusqu’aux fautes des auteurs qu’il a suivis ; c’est ce qui l’a mis hors d’état de citer en marge les garans de ce qu’il avance, et de suivre en cela l’exemple de Vignier et Dupleix. S’il se rencontre avec les anciens, ce n’est pas qu’il les ait consultés ; car il s’est vanté, devant M. du Cange, qu’il ne les avoit jamais lus. » (Vie de Mézeray, par le P. Le Long, Biblioth. hist. de la France, t. III, à la fin, Mémoires historiques sur plusieurs historiens de France, p. LXXXV.)
Après les travaux des Valois, des du Cange, des Mabillon et des autres savants qui s’élevèrent en foule dans la dernière moitié du dix-septième siècle, le crédit d’un historien qui regardait comme un soin superflu la précaution de citer les textes[38], dut sensiblement décroître. La science avait fait des progrès, et avec elle le goût du vrai et du solide. La franchise des maximes de Mézeray ne fut plus une excuse pour la frivolité de ses narrations ; on commençait à exiger d’un historien autre chose que de la probité et du courage. Mézeray conserva sa réputation d’honnête homme aux yeux de ceux qui avaient résisté aux séductions du grand règne ; mais, auprès de quiconque s’était éclairé par les recherches nouvelles, il perdit sa réputation d’historien.
[38] Voyez la préface de la grande Histoire de France, de Mézeray.
En l’année 1713, le P. Gabriel Daniel, jésuite, fit paraître une nouvelle Histoire de France, précédée de deux dissertations sur les premiers temps de cette histoire[39], et d’une préface sur la manière de la traiter. Daniel prononça d’un seul mot la condamnation de son prédécesseur : « Mézeray, dit-il, ignoroit ou négligeoit les sources. » Pour lui, sa prétention fut d’écrire d’après elles, de suivre les témoignages et de revêtir la couleur des historiens originaux. Le but principal de Daniel était l’exactitude historique, non pas cette exactitude vulgaire qui se borne à ne point déplacer les faits de leur vrai temps ou de leur vrai lieu, mais cette exactitude d’un ordre plus élevé, par laquelle l’aspect et le langage de chaque époque sont scrupuleusement reproduits. Il est le premier en France qui ait fait de ce talent de peindre la principale qualité de l’historien, et qui ait soupçonné les erreurs sans nombre où entraîne l’usage irréfléchi de la phraséologie des temps modernes[40].
[39] Dissertations sur les rois de France avant Clovis, et sur le mode de succession des trois races.
[40] Il se moque des auteurs qui, comme Varillas, donnent à Louis IX le titre de Majesté, lequel ne fut de mode que sous Louis XII ; qui parlent de colonels avant François Ier et de régiments avant Charles IX ; qui attribuent des armoiries aux rois de la première et de la seconde race.
Les convenances historiques étaient aux yeux de Daniel les seules qu’il dût rigoureusement observer. Aucune convenance sociale ne lui semblait digne de l’emporter sur elles. On peut voir la réponse dédaigneuse qu’il fit à une accusation de lèse-majesté, intentée contre lui dans un journal du temps, pour avoir, disait-on, retranché quatre rois à la première race, et soixante-neuf ans d’antiquité à la monarchie française[41]. Sans s’inquiéter s’il déplairait, et aussi sans affecter de déplaire, Daniel prouva que la royauté s’était transmise par élection durant un long espace de temps ; il attaqua les fausses généalogies qu’on avait forgées en faveur du chef de la troisième race[42]. Mais cet écrivain, qui avait assez de science pour éclaircir quelques points de notre histoire, n’en avait pas assez pour l’embrasser tout entière. Sa fermeté d’esprit ne se soutint pas ; elle s’affaiblit de plus en plus à mesure qu’il s’éloignait des époques anciennes, les seules sur lesquelles il eût véritablement travaillé. En présence de ce qu’il savait nettement, il était inaccessible aux influences de son siècle et de son état ; mais quand il vint à traiter les temps modernes, qu’il n’avait point étudiés avec le même intérêt scientifique, il se laissa surprendre par l’esprit de son ordre et les mœurs de son époque. Il prit parti dans ses narrations, et s’y montra intolérant et servile. Son premier succès avait révélé dans ses lecteurs la naissance de ce qu’on pourrait appeler le vrai sentiment de l’histoire ; sa chute, au bout d’un quart de siècle, prouva que la moralité du public l’emportait sur son goût pour la science.
[41] Voyez deux dissertations de l’abbé de Camps, dans le Mercure, juin et novembre 1720. (Biblioth. histor. du P. Le Long, art. 15913, 26895 et 26897.)
[42] Suivant ces fausses généalogies, la seconde race descendrait de la première par saint Arnulf, évêque de Metz, prétendu arrière-petit-fils de Clotaire Ier, et la troisième serait issue de la seconde par Childebrand, frère de Charles Martel.
Le P. Daniel a le premier enseigné la vraie méthode de l’histoire de France, bien qu’il ait manqué de force et de talent pour la mettre en pratique ; c’est une gloire qui lui appartient, et que néanmoins peu de personnes lui accordent. Entre ceux qui ont écrit après lui, bien peu se sont efforcés, je ne dis pas seulement d’acquérir une science égale à la sienne, mais même de profiter de l’exemple et des leçons que présente son livre. L’abbé Velly, qui a transcrit au sérieux quelques traits ironiquement cavaliers de la préface, les mots de nouveau Pâris, nouvelle Hélène, appliqués à Childéric et à Basine, commet des fautes que cette même préface avait signalées expressément. Par exemple, il conduit Clovis en Allemagne et en Bourgogne, et fait de Paris, au temps de Clodion, la capitale de l’empire français. La première qualité de l’historien, ce n’est pas la fidélité à tel ou tel principe moral, à telle ou telle opinion politique, c’est la fidélité à l’histoire elle-même. Or, si l’on peut refuser au P. Daniel l’âme et la dignité d’un citoyen, il faut reconnaître en lui le goût et le sentiment du vrai en matière de récit. Il faut surtout exiger qu’à son exemple on bannisse les anachronismes de mœurs, et cette couleur de convention dont chaque auteur revêt ses récits au gré des habitudes contemporaines.
L’on a peine à s’expliquer, au milieu de la France du dix-huitième siècle, le succès de l’ouvrage de Velly. Il fallait qu’à cette époque la partie la plus frivole du public eût le pouvoir de donner à ses jugements le caractère et l’autorité d’une opinion nationale ; car tout se tut et fut obligé de se taire devant la renommée du nouvel historien. Les savants mêmes n’osaient le reprendre qu’avec respect de ses méprises géographiques, de ses erreurs de faits et de la manière dont il travestit les noms propres. Velly n’a ni la science qui manquait à Mézeray ni cette haute moralité qui manquait au jésuite Daniel. Il se mit à composer son Histoire (Garnier, son continuateur, en fait l’aveu) sans préparation et sans études, sans autre talent qu’une déplorable facilité à faire des phrases vagues et sonores. Lui-même eut des scrupules de conscience sur le succès de ses premiers volumes ; il lut, pour s’aider à rédiger les suivants, les Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et il copia au hasard, pour rendre son ouvrage plus substantiel, de longs passages de dissertations peu exactes sur les usages et les mœurs du vieux temps. Son plus grand souci fut de mettre en lumière, à chaque siècle, ce qu’il appelle les fêtes galantes des cours. Ce ne sont que banquets, festins, dorures et pierres précieuses. Les magnificences de toutes les époques sont confondues et pour ainsi dire brouillées ensemble, afin d’éblouir le lecteur. Par exemple, on rencontre sous la seconde race, dès le règne de Pépin, des hérauts d’armes criant largesse. Le passage mérite d’être cité : « Chaque service étoit relevé au son des flûtes et des hautbois. Lorsqu’on servoit l’entremets, vingt hérauts d’armes, tenant chacun à la main une riche coupe, crioient trois fois : Largesse du plus puissant des rois, et semoient l’or et l’argent que le peuple ramassoit avec de grandes acclamations. Mille fanfares annonçoient et célébroient cette distribution[43]… » Les deux continuateurs de Velly, surtout Garnier, eurent plus de gravité et d’instruction ; mais leur travail, manquant de base, perdit son prix ; car, sans une vue ferme des premiers temps de notre histoire, il est impossible de bien comprendre le sens des événements postérieurs.
[43] Velly, Histoire de France. Paris, 1770, in-4o, t. I, p. 206.
J’arrive à l’Histoire de France d’Anquetil, publiée pour la génération contemporaine des premières années du dix-neuvième siècle, et accueillie par cette génération, sinon avec enthousiasme, du moins avec estime et reconnaissance. Cet ouvrage, froid et sans couleur, n’a ni l’âcreté politique de Mézeray, ni l’exactitude de Daniel, ni la légèreté de bon ton qu’affecte Velly. Tout ce qu’on y remarque pour la forme, c’est de la simplicité et de la clarté, et quant au fond il est pris au hasard, de l’Histoire de Mézeray et de celle de Velly, que le nouvel historien extrait et cite, pour ainsi dire, à tour de rôle : pourtant c’était un homme d’un grand sens et capable de s’élever plus haut. On dit qu’il avait eu le projet de composer une histoire générale de la monarchie française, non d’après les histoires déjà faites, mais d’après les monuments et les historiens originaux. Peut-être doit-on regretter qu’Anquetil n’ait point exécuté ce dessein ; car, en présence des sources, son esprit juste avait la faculté de comprendre et d’exprimer avec franchise les mœurs et les passions d’autrefois. Il en avait donné la preuve dans son Histoire de la ville de Reims, histoire peu lue, comme toutes celles du même genre, mais où la destinée orageuse d’une commune du moyen âge est peinte avec intelligence et souvent même avec énergie.
Un autre ouvrage d’Anquetil, l’Esprit de la Ligue, offre des qualités analogues ; on y retrouve l’empreinte du temps, sa couleur et son langage. Contre l’habitude de ses contemporains du dix-huitième siècle, l’auteur a aimé son sujet ; il n’a point méprisé une époque de fanatisme et de désordre, et de là vient l’intérêt de son livre. C’est le premier ouvrage, écrit dans notre langue, où l’on ait reproduit le seizième siècle sans le dénaturer par une couleur étrangère. Mais, je le répète, l’Histoire de France n’offre rien de cette exactitude et de ce mérite pittoresque. On y retrouve l’abbé Velly, moins son emphase de collége et le ton relâché qui plaisait à la société de son temps ; car il faut avouer que l’écrivain de 1804 n’entend pas raillerie sur les tendres faiblesses et les galanteries des princes. Voici en quels termes il commence le récit du règne de Hilderik Ier : « La première année de Childéric sur le trône fut celle d’un libertin audacieux qui, se jouant avec une égale impudence et de l’honneur du sexe et du mécontentement des grands, souleva contre lui l’indignation générale et se fit chasser du trône[44]… » En rapprochant cette manière de raconter de celle qui était en vogue vers l’année 1755, l’on voit clairement qu’entre ces deux époques il s’est fait une révolution dans les mœurs publiques ; mais l’histoire a-t-elle fait un pas ?
[44] Anquetil, Histoire de France, continuée par M. de Norvins. Paris, 1839, t. I, p. 159.