← Retour

Mes cahiers rouges au temps de la Commune

16px
100%

LE FUSILLÉ DU PONT-NEUF

(Mercredi 24 Mai)

Mercredi 24 mai. Dix heures du matin. Les flammes lèchent déjà les murs de la Préfecture de Police. Dans une salle du Dépôt, une demi-douzaine d’hommes. Ferré, l’écharpe rouge à glands d’or sur son pardessus gris à col de velours. Pilotell, Wurth,[62] ceinture rouge sur leurs vêtements civils. Clermont, commissaire spécial de police. Clermont, la nuit qui précède, a accompagné Raoul Rigault à Sainte-Pélagie. Il a assisté à l’exécution de Chaudey.

Cette même nuit, Pilotell l’a passée à la Préfecture, sur un lit, voisin de celui sur lequel s’est étendu Ferré.

—Ce n’est pas dans des draps que nous dormons, dit Pilotell, mais dans des suaires.

—Qu’importe! répond Ferré.

Le matin, à la première heure du jour, Mégy[63] est venu. Il est entré dans le grand salon. A coups de sabre, il brise le lustre de Venise suspendu au plafond. Il lacère les tableaux, éventre les meubles. Il pose des cartouches partout. Puis il s’en va, après avoir raconté qu’à la Légion d’Honneur, d’où il sortait, il a pris, à poignées, les croix, et les a jetées aux ordures.

Le caissier, Replan, apporte dans un drap de l’argent, de l’or, des billets. Ce qui reste dans la caisse.

—Distribuez tout ça aux combattants, dit Ferré.

Pilotell prend une poignée de monnaie, descend vers la barricade qui ferme l’entrée de la place Dauphine, sur le quai, en face du Henri IV.

—Tenez, amis...

—Non. Nous ne nous battons pas pour ça...

Pilotell est remonté.

Sans mot dire, Ferré, assis à une table, lui tend un papier:

«Ordre de prendre au Dépôt les prisonniers dont les noms suivent, et de les passer par les armes.»

Il y a quatre noms.

Sur ces quatre, Veysset.

Veysset. L’homme arrêté, le dimanche, jour de l’entrée des troupes, à Saint-Denis. L’histoire est restée obscure. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il avait formé le projet de corrompre Dombrowski. Le général a averti le Comité de Salut Public. Suivi, Veysset est tombé dans le piège qui lui a été tendu. Depuis trois jours, il est au Dépôt.

Ferré vient de signer son arrêt de mort.

Nul, mieux que Pilotell, qui était là, ne pouvait me conter la matinée tragique, où Veysset, conduit sur le Pont-Neuf, tomba sous les balles des Vengeurs de Flourens.

J’ai refait avec lui, pas à pas, le chemin que suivit Veysset, du Dépôt au parapet contre lequel il fut adossé.

Voici:

—Nous étions déjà—commença Pilotell—dans une petite salle qui servait d’habitude aux juges d’instruction, quand Ferré entra.

—Faites venir Veysset, dit-il.

Les trois autres, on n’en parlera plus.

Veysset est amené.

Je le vois encore, debout, en veston gris, son regard allant de l’un à l’autre. Ferré, frappant de sa badine le tapis de la table. Cinq ou six Vengeurs, capote grise et képi à bande blanche, le fusil chargé en bandoulière. D’autres, restés sur le quai, dont on entend résonner les armes.

Tout de suite, Veysset se tourne vers Ferré.

—C’est pour m’assassiner...

Ferré interroge.

—Vous avez conspiré contre nous. Vous avez reçu de l’argent de Versailles pour corrompre Dombrowski...

—C’est vrai, répond Veysset.

Ferré se lève. Nerveux.

—Allons, en route...

Les Vengeurs encadrent le prisonnier.

On s’arrête un instant pour former le groupe. Puis on se met en marche.

—Dépêchons... Dépêchons, dit Ferré.

Un des Vengeurs, tout près de moi, est pâle. Ferré le prend par le bras, le secoue, le renverse presque.

Nous marchons vite.

A l’angle du quai et du Pont-Neuf, une barricade. Les fédérés, à plat ventre, tirent dans la direction du Louvre... L’un d’eux demande...

—Qui?

—Citoyens, l’homme que nous emmenons est un traître!... Un espion... La justice du Peuple l’a condamné. Il va mourir.

—Vive la Commune!

Nous traversons le pont. La pièce de canon de la barricade Dauphine, (au bas de la maison où vécut Mme Roland) tire par-dessus le fleuve.

Les Vengeurs ont traversé. Ils s’arrêtent face au parapet, à mi-chemin du Henri IV et du quai Conti.

L’arme au pied, ils attendent.

Ferré, en face d’eux, fait un signe.

—Là.

Un Vengeur s’approche de Veysset, un mouchoir à la main.

Le prisonnier ne fait aucune résistance.

Le voilà, debout, la face barrée d’une large bande blanche. Il étend les bras.

—Je vous pardonne ma mort.[64]

Les fusils sont en joue.

—Feu! commande Ferré.

Veysset, frappé presque à bout portant, reste un instant debout... Puis il s’affaisse.

Le mouchoir qui lui bande les yeux se détache, tout éclaboussé de rouge...

C’est là, en face du parapet contre lequel s’appuya Veysset avant d’être frappé à mort, que j’entendis, de la bouche de Pilotell, le poignant récit.

—C’est bien là... Oui... Sur cette dalle... On a écrit partout que Veysset avait été fusillé au pied de la statue de Henri IV. C’est faux. C’est ici... après le deuxième refuge circulaire, à égale distance du terre-plein de la statue et du quai.

Et Pilotell frappait de la main sur la dalle tragique.

—Là... C’est là que la cervelle a jailli... Le crâne était tout fracassé.

—On l’a abandonné? demandai-je.

—Non... Deux hommes, ou quatre, ont soulevé le mort. Ils l’ont balancé quelques instants, et l’ont, par-dessus le parapet, précipité dans le fleuve... La fusillade versaillaise se rapprochait... Les Vengeurs se dirigèrent en courant vers la barricade du quai... Ferré, Clermont, Wurth, reprirent le chemin que nous venions de parcourir... Je restai seul... Je me penchai sur le fleuve, cherchant des yeux le cadavre... Je ne vis rien... Seul, le chapeau du mort, qu’un Vengeur avait ramassé, et jeté par-dessus le parapet, flottait au fil de l’eau...

Chargement de la publicité...