← Retour

Mes cahiers rouges au temps de la Commune

16px
100%

HORS FRONTIÈRE

départ

Nous n’étions qu’à trente kilomètres de la frontière. Il y a là, au pied de la montagne, un petit village, les Rousses, à cheval sur la ligne qui sépare la France du canton de Vaud. Souvent j’avais entendu parler des Rousses par mon père, qui racontait d’effrayantes histoires de contrebandiers de son temps. Je crois même me rappeler que son père à lui, mon grand-père, un fier lapin qui avait une douzaine d’enfants—je ne l’ai jamais connu, l’excellent aïeul—devait tremper de temps à autre dans ces histoires.

Atteindre les Rousses, c’était la liberté.

Comment les atteindre?

D’une façon bien simple. En trouvant un homme sûr qui, mis au courant du secret, nous conduirait en voiture au point le plus proche, de façon que nous puissions franchir la frontière sans passer devant le poste de gendarmes de la route nationale.

Et, pendant les heures de notre prison de famille, nous consultions une carte de la région que nous avait procurée l’oncle. Nous marquions d’un trait rouge les chemins. C’est là que nous irons. Et puis, nous arriverons là, à ce croisement de routes. Les gendarmes sont là. Ensuite, il n’y a plus qu’un saut.

Un jour, l’oncle entra, rayonnant:

—Ça y est. J’ai trouvé ton homme. Un vieil ami de ton père. Il a sa voiture. Vous partirez le soir. Vous coucherez à Champagnole. A la pointe du jour, il vous conduira à deux cents pas de la frontière. Là, il vous abandonnera. C’est si près, qu’il vous verra passer.

A entendre l’oncle, cinq minutes après avoir serré la main de notre guide, nous pouvions le saluer de notre casquette, levée au soleil de la libre Helvétie.

Le jour du départ arriva. Il y eut, ce midi-là, grand déjeuner chez l’oncle. Jusqu’aux tout petits enfants, tout avait été invité. Je vois encore une vieille et bonne tante, l’unique sœur de mon père, la tante Françoise on l’appelait, dévote, qui pleurait de joie en m’embrassant, moi, qui avais été de la Commune! Adorable femme! Elle reprochait à son frère le soldat de ne pas l’avoir avertie plus tôt de ma présence...

—Je l’aurais caché dans l’église, disait-elle.

Après le déjeuner, elle fila, silencieuse, en me jetant un dernier regard.

—Elle va prier pour toi, me dit l’oncle. Elle sait que tu dois passer la frontière demain matin. Je parierais, ajouta-t-il avec un gros et bon rire, je parierais qu’elle sera demain à la première messe.

vers le Jura

Le programme fut exécuté de point en point. Cela ne se brouilla qu’à la fin, lorsque nous fûmes arrivés à la dernière étape, aux deux cents mètres qui nous restaient à franchir.

—Vous voyez bien ce chemin blanc, nous dit notre guide, eh bien, il ne vous faut pas prendre par là. Suivez ce petit sentier. Toujours à gauche. Sans cela, vous tomberez sur le poste-frontière. Les gendarmes ne vous diraient très probablement rien. Mais il vaut mieux encore passer derrière eux que devant.

Une dernière poignée de main.

—Vous me ferez signe, hein! de là-bas. Je ne vous verrai peut-être pas. Mais je serai content tout de même.

En marche!

Hélas! nous manœuvrâmes tout à rebours.

Brusquement, devant nous, à vingt-cinq pas, une petite maison grise. Un banc. Et, sur ce banc, un gendarme en culotte et veste de coutil gris, tirant des bouffées de sa pipe. Le képi bleu à bande blanche me fit tressaillir.

Si près du but!

—Pas de blague, dis-je à mon compagnon. Lentement, et allumons une pipe. Ça donnera confiance.

La pipe allumée, nous marchâmes tranquillement. Le gendarme salua. Nous aussi.

—Voilà la borne, me dit, tout bas, Bellenger.

A quelques pas, la borne-frontière se profilait.

Ah! cette fois, c’est fini. Encore dix pas... cinq... un. Nous y sommes. La voilà, cette borne bénie, avec, d’un côté, l’écusson de France. Un aigle ou un N. Je ne sais plus. Mais le côté suisse, je l’ai toujours dans l’œil, cet écusson du canton de Vaud. C’est fini. Nous sommes libres. Le dernier homme qui nous ait salués sur la terre française, c’est précisément le gendarme, qui nous venge ainsi de toutes les terreurs que nous ont imposées ses frères et amis.

—Ça ne fait rien, dit Bellenger, marchons. Nous ne connaissons pas le pays. Si le sentier faisait un détour, nous pourrions nous retrouver en France. Le meilleur est de marcher jusqu’à ce que nous rencontrions un village, où nous puissions vraiment nous reposer à l’ombre du drapeau suisse.

Et nous marchons, nous marchons. Je me retourne pour voir si nous apercevons notre vieux guide. Rien. Je lève ma casquette et je l’agite.

Nous grimpons à travers les sentiers rocailleux, à l’ombre des pins gigantesques. Nous sommes en plein Jura, respirant l’air pur et odorant de la montagne. Autour de nous, les mousses montrent leurs fleurettes blanches. Les roses des Alpes ouvrent leurs corolles. Nous en cueillons une brassée, regrettant de ne pouvoir vivre en ces temps heureux, où, au détour du chemin, le voyageur pouvait déposer son offrande au pied de quelque divinité protectrice.

contrebandier

Un toit de grosses tuiles rondes. Un chalet. Un paquet de maisons. Une auberge. Un jolie fille sur le pas de la porte. Entrons.

—Où sommes-nous ici?

—Saint-Cergues, monsieur.

—En Suisse?

La belle fille se mit à rire.

—Eh oui! canton de Vaud.

—Alors, servez-nous à déjeuner.

Un homme s’est approché. Figure embroussaillée. Yeux enfoncés dans l’orbite. Un gros chien l’accompagne et le suit pas à pas. Les pieds disparaissent sous un tas de chiffons informes qui lui font comme des pieds d’éléphant. Drôle de compagnon.

L’homme nous aborde.

—Vous n’êtes pas de la montagne, messieurs, nous dit-il, car je vois que mes pattes vous semblent extraordinaires.

Et riant, d’un bon rire, qui éclate, sonore, dans le silence des arbres:

—Vous n’avez donc jamais vu de contrebandier?

Un contrebandier! un insurgé, lui aussi! Quelle rencontre, après toutes nos luttes!

—Eh parbleu! contrebandier mon ami, mon frère, topons là. Et, à table ensemble! Nous ne sommes pas contrebandiers, mais nous sommes bien pis.

La belle fille avait apporté un gigot froid presque entier et du vin aux reflets d’or.

L’homme aux pieds d’éléphant arrachait, de sa mâchoire de sanglier, des tranches énormes de gigot, qui disparaissaient comme des feuilles mortes dans un gouffre...

Nous lui racontons notre histoire. Nous lui disons que nous sommes deux Parisiens, tout à l’heure encore poursuivis et traqués, comme il l’est lui-même tous les jours...

—Ah! tonnerre, hurlait-il. Si je vous avais connu, c’est moi qui vous l’aurais fait passer, la frontière, à la barbe des gendarmes... Ah! je les connais, les sentiers... A propos, qu’est-ce que c’était que ça, la Commune?

Nous lui dîmes rapidement les colères et les rêves de ceux qui l’avaient faite. Colères de vaincus. Rêves de précurseurs. A nos paroles, l’œil du contrebandier s’allumait d’une joie fauve.

—C’est ça, la Commune! criait-il entre deux énormes bouchées sanglantes. Ah! nom de Dieu! Si j’y avais été...

Nous dûmes apaiser son enthousiasme. Il voyait déjà rougir dans le ciel l’aurore de la prochaine...

—La Commune! Moi aussi, je suis de la Commune! En guerre, chaque jour, avec les douaniers qui me guettent et qui me foutraient une balle dans la peau, s’ils voyaient dépasser ma frimousse à l’angle du rocher...

Et, sombre:

—Je ne suis pourtant pas un voleur. Je travaille comme un chien—avec toi, mon vieux, dit-il en caressant l’énorme bête qui fixait sur lui ses grands yeux clairs—plus qu’un chien. La femme et les petits en vivent... Allons, messieurs, bonjour... Je file...

Le chien suivit le maître. Le contrebandier disparut sous bois.

Et nous restâmes tous deux, pensifs, le cœur serré, songeant à cette révolte de tous les jours qui mord au cœur une part de l’humanité...

au port

Nous descendons le Jura, presque en courant. A nos pieds se développe l’immense nappe bleue du lac, qu’encadre le grandiose rideau des Alpes, éblouissantes sous l’ardent soleil de juillet.

Libres! Plus de gendarmes! Plus de passeports! Plus de commissaire! Plus de prison, plus de bagne, plus de fusillade!

Après trois heures de descente vertigineuse, nous sommes à Nyons. Un bateau à vapeur nous ouvre ses flancs.

Genève!

Où dirigeons-nous nos pas?

Bien sûr, quelques-uns des nôtres ont déjà mis le cap sur la ville hospitalière. Mais où diable les rencontrer? Il est six heures. Si nous interrogions quelque passant?

Un solide gendarme suisse—ça doit être un gendarme—est là de planton, à la sortie du bateau.

Si je demandais au gendarme? Un gendarme suisse, ça doit être tout ce qu’il y a d’aimable. Allons-y.

—Pardon, monsieur le gendarme. Est-ce qu’il y a un café où se réunissent de préférence les étrangers?

Le gendarme me toise. Il veut évidemment être un sérieux gendarme. Il a l’air de me répondre que cela lui est bien égal. Ou plutôt il ne me répond rien du tout. Je réitère.

—Nous venons pour la première fois ici... Nous sommes Français... Nous voudrions retrouver des camarades...

—Bon! bon! s’exclame alors le guerrier. Je vois ça. Vous êtes des Parisiens.

—Eh! ma foi, oui, monsieur le gendarme.

—Vous en trouverez au café du Nord, de vos amis... Tenez, vous n’avez qu’à traverser le square...

Chargement de la publicité...