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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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AU CLUB SÉVERIN

Mai.—Un soir. Dix heures. J’erre dans le Quartier, à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose qui m’aide à passer la soirée. J’entre à la brasserie de la rue Saint-Séverin. Personne. Le désert.

Si. Quelqu’un. Couché sur une banquette, au fond, le Général.

Le Général, c’est un de notre bande. Jules Ducrocq. Il a hérité de ce surnom après Champigny. Ducrocq, Ducrot,[220] le vrai. Ça se ressemble.

Étudiant en médecine, Ducrocq est aide-chirurgien-major au fort de Vanves.

Il est là avec son ordonnance. Un grand diable qui a la taille d’un tambour-major. Ducrocq, lui, est minuscule. Quand ils marchent l’un près de l’autre, l’aide-chirurgien, petit, petit, dans son uniforme, sabre au côté et bottes à l’écuyère, l’ordonnance, avec des pantalons qui lui viennent à mi-jambe, causant haut, parfois un peu éméchés, ce géant et ce pygmée font la joie du boulevard Michel.

Très brave du reste, le Général. Bon camarade. Cœur d’or. Mais petit. Et, ma foi, le coude toujours en l’air.

—Eh bien, Général, tu n’es donc pas au fort?

—J’y retourne de ce pas...

Ducrocq s’était levé. Il se rassit quand on eut apporté les chopes.

—Et G...? Toujours là-bas?

—G...? Il se fera crever un jour comme un soldat de cible. Figure-toi que son plaisir est de s’asseoir sur le bastion, les jambes pendantes en dehors... Et pendant que la mitraille pleut, lui, il fume sa pipe... Il s’en fout...

L’ordonnance interrompt sans façon son chef.

—Allons, Général. Il faut filer. Tu sais bien que la voiture qui nous conduit là-bas nous attend depuis déjà une heure.

A regret, le Général se décide. Il boucle son ceinturon, coiffe son képi. Je les regarde partir, l’un derrière l’autre, le géant et le nabot.

Me voilà seul. Mais la porte du café s’ouvre. Le visiteur jette, comme je l’ai fait tout à l’heure, un regard désappointé sur la salle vide. Il m’a aperçu. C’est Gill.

Gill s’assied. Muet.

—Mais, qu’as-tu donc ce soir? lui dis-je. Tu as l’air tout retourné.

—J’ai, mon vieux, que je m’em...

—?

—Oui. C’est la fin. Nous sommes foutus. Et qu’est-ce qui va nous arriver? La déportation? L’exil, tout au moins?... Ah! c’est gai! Sale Commune, va... Quelqu’un qui revient de Versailles est venu me voir tout à l’heure, chez Laveur. Il m’a dit que, dans huit jours—tu entends, huit jours—l’armée sera entrée... Ah! oui, c’est du propre...

—Mais non. Mais non... Au contraire... Moi aussi j’ai des nouvelles. Je suis allé ce matin à la Justice voir Protot. Ça va bien... Je t’assure...

A la vérité, j’étais aussi inquiet que Gill. Mais pourquoi ne pas le rassurer?

—Vrai?

—Sûr.

Gill a repris sa face des bons jours. Prompt à passer du désespoir à la confiance.

—Si nous allions au Club? me dit-il brusquement.

—Au Club?

—Oui. Au Club Séverin. Il vient d’ouvrir. Ça doit être drôle.

—Allons-y.

Nous sortons. Nous longeons à petits pas le trottoir de la rue Saint-Séverin, qui s’étrangle après la rue de la Harpe. Derrière les vitres à demi éclairées des chands de vin, par-ci, par-là, des groupes de gardes fédérés, assis autour des tables. Nous voici devant le porche de la vieille église toute noire. Deux ou trois femmes montent les degrés, poussent le tambour, et disparaissent.

—Par Dieu! exclame Gill. On dirait qu’elles vont au salut.

Et, de fait, pas un cri. Rien qui fasse pressentir le club, violent, tapageur. Rien.

Nous entrons.

L’église est noire. Au milieu de la nef centrale, une tache de lumière. La chaire et le banc d’œuvre. Des lampes à pétrole accrochées aux piliers. Les bas-côtés, le chœur, l’abside, tout cela dans l’obscurité. Enfonçons-nous dans le noir. Comme cela, nous serons plus à l’aise. Et personne ne nous verra. Nous ne courrons pas le risque d’être abordés, d’être—qui sait?—réclamés comme assesseurs.

Deux chaises. Nous voici installés derrière un pilier.

Un orateur est à la tribune—la chaire à prêcher.

—Oui, citoyens, c’est le feu grégeois qu’il nous faut... Je demande qu’on organise un bataillon de feu grégeois... En quelques arrosées, les Versaillais sont flambés...

L’homme disparaît. Nous avons, entre deux discours, le temps de regarder.

Fiché au côté gauche de la chaire, un drapeau rouge. En face, au banc d’œuvre, sévères comme les marguillers dont ils tiennent la place, les citoyens du bureau. Président et quatre assesseurs. Sur le banc, un clairon... Qu’est-ce que peut bien faire là ce clairon?

Le président s’est levé.

—Citoyens, la parole est à la citoyenne... (le nom ne m’est pas resté).

La citoyenne est déjà là, les coudes appuyés sur le rebord de la chaire.

—Citoyens...

Mais notre attention est autre part.

—Dommage, me dit Gill, je n’ai pas de crayon. Je croquerais cela...

Dans la nef, une centaine d’auditeurs. Pas plus. Une douzaine de femmes. Les hommes en fédérés. Quelques-uns fument. Les femmes en caracos. Adossés à un pilier, deux gardes assis devant une chaise vide, sur laquelle ils viennent de poser un litre, une miche de pain et du saucisson. Ils mangent et, à tour de rôle, boivent. En silence. Pas de gestes. Comme un respect pour ce qui est toujours pour eux le saint lieu, où, peut-être, ils ont été baptisés et mariés.

La citoyenne déclame toujours. L’assistance a l’air plutôt froide.

—C’est ça, un club! me dit Gill. Ce n’est pas gai... Et dire que, plus tard, les historiens en feront des tableaux flamboyants... Ah! l’Histoire...

Et Gill, repris par son spleen de tout à l’heure:

—Allons-nous-en. C’est moins rigolo que la messe de minuit.

C’était vrai. L’intérêt était plus loin. Le canon des forts tonnait. Et ma pensée, détachée du discours de la citoyenne, de la chaire à prêcher et du banc d’œuvre, s’en allait aux avant-postes. Est-ce que, à ce moment même, les Versaillais, comme l’annonçait Gill tout à l’heure, ne tentaient pas le dernier effort?...

Nous nous dirigions vers la porte de sortie de l’église, quand, brusquement, une sonnerie éclate dans le silence.

Le clairon du banc d’œuvre!

Eh oui! Le président, debout, au milieu de ses assesseurs, tient à la main le cuivre qu’il vient d’ôter de ses lèvres. Le clairon remplace la sonnette pour annoncer la clôture.

A la tribune—d’où est descendue la citoyenne—un officier fédéré agite le drapeau rouge.

—Citoyens, la Marseillaise!

Et les cent bouches s’ouvrent. Sous les voûtes de la vieille église, le chant gronde...

—Eh bien! dis-je à Gill, nous n’avons pas perdu notre soirée.

La Marseillaise s’éteint. Les assistants s’en vont. Il ne reste bientôt plus, dans la nef, que deux ou trois femmes, qui éteignent, une à une, les lampes à pétrole. On a oublié le drapeau rouge. Une d’elles le prend, le roule, et le met sous son bras pour l’emporter.

Nous les vîmes filer, glissant sur les dalles.

Quelques groupes s’étaient arrêtés au bas des degrés du porche, causant tranquillement, comme de bons bourgeois du quartier.

Minuit tintait à la vieille cloche de Saint-Séverin...

Quand le jour aura paru, le sacristain balayera la nef, poussera au tas les croûtes de pain, les peaux de saucisson et les culots de pipe. Et le prêtre dira, comme en des temps moins sombres, sa messe coutumière...

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