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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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DIMANCHE A LA FRONTIÈRE

Genève

Premiers jours de septembre 1871.—Nous nous sommes donné rendez-vous, une douzaine, sur le pont du Mont-Blanc. Nous irons jusqu’à la frontière. Au Grand-Saconnex. Ce n’est pas loin. Une petite heure de marche. Nous arroserons de quelques picholettes de vin blanc une miche de pain et une tranche de gruyère. La nuit tombée, nous reviendrons à la fraîche.

La frontière! Qui n’a pas vécu en exil—les premiers jours surtout—ne peut comprendre ce que ce mot, frontière, renferme d’angoisses et de désirs.

La frontière, c’est la chaîne qui, comme au ghetto, ferme aux exilés le chemin de la Patrie. Si nous franchissons cette barrière, c’est pour chacun de nous le bagne ou la déportation, peut-être le poteau de Satory.

Et, pourtant, nous l’aimons, cette chaîne!

Plusieurs fois déjà, nous sommes allés jusqu’à elle. Nous nous sommes arrêtés, le cœur serré. De l’autre côté de ce chemin, que nous franchirions d’un saut de nos jambes de jeunesse, la terre est la même que celle que nous foulons. Les arbres ont le même feuillage. Les prairies, les mêmes fleurettes d’or et de pourpre. Et, cependant, ces feuilles et ces fleurs, il nous semble que, là-bas, leur couleur est plus vive et leur parfum plus délicat...

Une après-midi que nous étions allés à Chêne, où s’était fixé Cluseret, nous avons poussé jusqu’à la frontière. Nous avons arrêté une petite paysanne au bonnet blanc et aux joues en pomme d’api, qui s’apprêtait à franchir la planche de bois du ruisseau qui baigne les deux rives de Suisse et de Savoie:

—Va nous cueillir un bouquet, là, de l’autre côté...

La petite nous regardait, comme elle eût regardé des gens qui n’avaient pas leur raison.

Des fleurs! Un bouquet! Mais est-ce que nous n’en avions pas tant que nous voulions, des fleurs, à portée de nos mains!

L’un de nous la rappela, lui donna une pièce blanche. Un quart d’heure après, elle revenait vers nous avec une brassée de boutons d’or, de coquelicots et de bleuets, qu’elle déposait en riant sur la table autour de laquelle nous étions assis.

C’étaient des fleurs de là-bas, de l’autre côté du ghetto. Des fleurs que nous n’osions pas aller respirer et cueillir.

Nous sommes dix sur le pont du Mont-Blanc.

—Tiens, Malon n’est pas là. Il nous a pourtant bien promis de venir...

—Il est chez Gaffiot, dit quelqu’un.

Gaffiot est un proscrit du Creusot, comme Dumay.[260] Il est vannier. Tout le jour, dans sa grande chambre de la rue du Rhône, il fait des paniers et des paniers. Je suis monté chez lui l’autre matin. Il construisait, avec ses fines baguettes, une cage à poulets. Malon, assis près de lui, s’essayait à une corbeille. Malon a juré de devenir un vannier émérite, comme son maître Gaffiot, qui, lui, sourit dans sa belle barbe brune, quand il voit son élève embarrassé dans ses osiers.

Un de nous court chez Gaffiot. Malon n’y est pas.

—Allons, en route!

Nous sommes tous là.

Arthur Arnould, l’ancien membre de la Commune du quatrième arrondissement, rédacteur, avant le siège, à la Marseillaise de Rochefort. Dans son veston de velours boutonné, haut et droit, si ce n’étaient ses cheveux longs rejetés en arrière, on dirait quelque officier de cavalerie en villégiature. Chardon, notre ami le colonel, qui a accompagné Duval—général d’un jour, qu’une mort glorieuse a sacré à nos yeux,—au plateau de Châtillon. Babick,[261] élu à la Commune par le dixième arrondissement, disciple de la religion fusionnienne, qui date ses lettres de Genève-Jérusalem, an 26 de l’ère nouvelle. Razoua,[262] ex-commandant de l’École militaire, député démissionnaire de l’Assemblée versaillaise. Brunereau. Petite et Perrier, capitaines fédérés. Claris. Le père, ou plutôt le frère Macé, qui, avec son ami Thirifocq, a organisé les manifestations maçonniques aux remparts et aux avant-postes de Neuilly.

Nous marchons par petits groupes. Je suis avec Razoua et Petite.

Petite. Un grand et bon diable de Parisien, horloger d’élite. Plusieurs d’entre nous possèdent encore la montre qu’il exécutait à notre intention, tantôt avec le boîtier orné de la République de Courbet, tantôt avec quelque date républicaine inscrite à l’intérieur. Je connais Petite depuis le siège. Haut sur jambes, hardiment découplé, la moustache tombante à la gauloise, la mâchoire solide en avant comme s’il voulait mordre, il marche, le chapeau campé en arrière, toujours prêt à rugir. Petite est la terreur des bons bourgeois du café du Nord. Un soir, ayant eu maille à partir avec quelqu’un, bien entendu à propos de la Commune, il empoigna de ses deux pattes qui étaient deux formidables étaux, le marbre blanc d’une table, qu’il brandissait, exaspéré et menaçant. En un clin d’œil, la salle s’était vidée. Et mon Petite, éclatant de rire, reposait tranquillement le marbre sur ses pieds de fonte.

—Tas de jean-foutres! criait-il hors de lui, de sa voix traînante de parigot. Tas de clampins! Ah! ils n’y reviendront plus à se foutre, devant moi, de la Commune!

L’après-midi est brûlante.

Razoua, silencieux, la pensée envolée vers quelque vision d’Afrique, bat à petits coups de canne les fleurs qui bordent la route. Il y a huit jours, il était encore enfermé dans sa cellule de la prison de Genève, le gouvernement français ayant réclamé son extradition. Petite souffle et s’éponge le front, tout en me contant, pour la vingtième fois, ses prouesses du 22 janvier, sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

—Ah! mon vieux, fallait voir ça... J’avais mes poches pleines de petites bombes, grosses comme des œufs de pigeon... J’étais tout près de la grille, tout au bas des fenêtres d’où partait la fusillade... Je voyais sortir les canons des fusils... Les lâches! pour tirer, ils se cachaient derrière les murs... Ce que je te leur en envoyais, des pruneaux... Je les entendais éclater, d’un coup sec... Paf... Paf... Je n’ai foutu le camp que quand j’ai vu, par le quai, arriver Clément Thomas[263] avec la troupe.

Pendant que Petite parle, je me rappelle, moi aussi, ses bombes du 22 janvier. Il lui en était même resté. Le soir, à la brasserie Saint-Séverin, où nous avions rappliqué tous après l’échauffourée, Petite était là, dans son costume de capitaine du 130e, secouant, de sa main enfoncée dans la poche de sa vareuse, la demi-douzaine de bombes qu’il n’avait pas employées, comme il eût secoué des pralines dans un sac.

—Mais, animal, tu vas nous faire sauter tous!

Razoua s’était mis à marcher à l’écart, battant les buissons, rêvant toujours. Petite s’adressait maintenant à moi tout seul:

—Tu te rappelles qu’au 22 janvier il y avait des tas de sable, plein la place de l’Hôtel-de-Ville. Quand les coups de fusils des mobiles bretons partirent, fallait voir comme tout le monde se foutait à plat ventre derrière les tas. Dame! la peau avant tout. Ça se comprend... Moi, nom de Dieu, je lançais toujours mes bombes à la volée... Je ne sais pourquoi, je fais quelques pas en arrière... Je me fous dans un bonhomme, aplati comme une punaise... Un commandant, mon vieux. Oui, un commandant... Avec une vareuse à longs poils et ses quatre galons d’argent cousus dessus... Je l’empoigne par la peau du... dos. Je lui fais faire demi-tour. Je le mets debout...

—Eh bien?

—Eh bien! Ah! non! Je ne sais pas si je dois te le dire...

—Allons, vas-y.

Razoua s’était rapproché.

—Eh bien! C’était...

(Ici, le nom d’un de nos amis les plus chers. Un membre de la Commune.)

—Vous pensez, ajouta philosophiquement Petite. Vous pensez si j’étais em... bêté.

Autour d’une grande table. A la porte d’une petite auberge du Grand-Saconnex.

On apporte les picholettes et les verres.

Le père Macé continue une conversation probablement entamée avec Babick, le long de la route.

Babick semble l’écouter avec respect. Grand, maigre, déjà voûté, bien qu’il n’ait guère que la cinquantaine,—Babick nous a narré ce qu’il avait souffert quand, simple manœuvre, il travaillait en 1840, aux fortifications,—le vieux fusionnien est notre joie. Le soir, il nous conte qu’il est allé, dans les bois, invoquer les esprits. Ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’il part, quand il fait beau, un panier au bras, comme une ménagère, et qu’il rapporte le panier plein de beaux champignons, des clavaires, qui ressemblent à des petits arbustes de cuivre rouge.

—Oui, dit Macé, ronronnant. C’est moi qui ai planté sur le rempart, la bannière de la Loge l’Avenir de l’Humanité. Une belle bannière, toute brodée de temples et de compas d’or. Ce que ça sifflait autour de moi, les obus!

—Allons, citoyen Macé, dit en riant Josselin,[264] ne nous la fais pas. Voyons. Est-ce que tu as l’air d’un bonhomme qui a vu le feu?

Le fait est que Macé a bien l’allure la plus bourgeoisement placide qui soit. Fabricant de lits en fer, il s’est vaguement compromis avec ses menées maçonniques. C’est tout son bagage de communard. Le ventre proéminent, la face rasée et ronde plantée dans un vaste faux-col à la Garnier-Pagès, Macé porte des culottes de coutil qui lui viennent à mi-jambe, si larges qu’elles flottent autour de lui comme un drapeau blanc. Son chapeau panama abriterait toute une famille. Non, Macé n’a pas du tout l’air d’un émeutier.

Josselin, lui, est également d’une carrure respectable. Mais il a été du Comité du 18 Mars. Puis, chef de la 18e légion de Montmartre. Décemment, nous ne pouvons pas le blaguer. C’est un chef. Un jour que nous causions ensemble de la «prochaine», ce brave Josselin, qui, de son métier, était comptable, me dit à brûle-pourpoint:

—Voyons, toi qui connais les mathématiques, faudra me donner des leçons de trigonométrie. Ça sert, paraît-il pour l’artillerie. Faut nous préparer à tout.

Hélas! Il y a déjà longtemps que ce brave Josselin est mort. Et la «prochaine» n’est pas encore venue.

La nuit est tombée.

A cent pas de nous, en France, les fenêtres s’éclairent. C’est dimanche. Un flon-flon s’élève. Ce doit être la fête du petit village. Nous entendons les cris et les chants.

Macé a fini son histoire. De temps à autre, l’un de nous saisit la picholette voisine et se verse un verre. Personne ne dit plus rien.

—Eh bien! dit en se levant Chardon, je vais vous en chanter une. Ça nous remettra en train.

Et l’ancien colonel, l’air grave, les yeux tournés vers les lumières de là-bas, entonne la chanson populaire:

Pauvre exilé, sur la terre étrangère,
Rêve souvent au pays, ses amours...

Naïfs communards que nous sommes! Dire qu’en écoutant ce bon colosse de Chardon nous débiter, d’une voie teintée d’émotion, la vieille rengaine sentimentale, quelques-uns de nous sentent se mouiller leurs paupières...

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