Mes cahiers rouges au temps de la Commune
Le vendredi 26 mai, peu après le lever du jour, la pluie se mit à tomber, fine et serrée. Une pluie à traverser les os.
A la barricade de la place du Trône, les fédérés attendaient.
Seuls, quelques hommes, conduits par un lieutenant, s’étaient portés en avant, vers Mazas.
La barricade était amplement pourvue de munitions. Une vingtaine de barils de cartouches étaient rangés à l’écart.
Trois hommes donnaient des ordres aux combattants: Liberton, commandant du 275e; G..., capitaine d’armement au même bataillon, et Adolphe Baudoin, lieutenant de la 1re compagnie.
Ce 275e, bien que tardivement formé, n’en prit pas moins une part très active à la lutte. Lorsque le 9 mars 1872, le Conseil de guerre jugea l’affaire dite de Saint-Éloi, dans laquelle Adolphe Baudoin fut condamné à mort et son frère Théophile aux travaux forcés à perpétuité,[79] le capitaine adjudant-major dudit 275e, un Polonais, Mizgier de Turzina, accusé lui aussi, se présenta devant le Conseil, se soutenant sur des béquilles. Il n’était pas encore guéri d’une terrible blessure reçue en combattant au Trône.
Les derniers préparatifs de défense étaient terminés. On ne s’attendait pas à l’attaque avant le soir.
Les trois hommes que nous venons de désigner se dirigèrent vers le commissariat de police voisin, à la tête duquel était Clavier. Ils y trouvèrent ce dernier, causant avec un membre de la Commune de l’arrondissement, Geresme[80] et deux autres amis, B... et M...
La conversation s’engagea sur la défense du Trône.
—C’est dommage que nous n’ayons pas de canons! dit G... Ce qu’on balayerait ça, de là-haut!
—Des canons! répondit Clavier. Mais vous n’avez qu’à descendre au onzième. On vous donnera un ordre et vous irez les chercher au parc des Partants.
Le parc d’artillerie des Partants était l’un des nombreux dépôts de canons répartis un peu partout dans les points élevés des dix-huitième, dix-neuvième et vingtième arrondissements. Le parc des Partants était situé dans un terrain vague que l’on atteignait en montant le chemin, aujourd’hui rue des Partants, qui part de la rue des Amandiers et finit sur les hauteurs de Ménilmontant.[81]
Les six amis, Clavier, Liberton, Geresme, G... B... et M... descendirent le boulevard Voltaire. Adolphe Baudoin retourna place du Trône.
Place Voltaire, Liberton et Geresme montèrent seuls à la mairie, où siégeaient encore quelques membres de la Commune.
Clavier resta sur la place avec les trois autres.[82]
Jusqu’ici, soit à la barricade du Trône, soit au commissariat, soit pendant le trajet vers la mairie, il n’a pas été question une seule fois de Jecker, ni d’aucun autre otage.
Le nom du banquier mexicain[83] est prononcé pour la première fois par Clavier, on ne sait à la suite de quelle association d’idées.
Est-ce le voisinage de la Roquette où a été fusillé l’avant-veille, le mercredi soir, l’Archevêque?
Pourquoi Jecker plus qu’un autre?
Clavier en a-t-il conféré déjà avec quelque ami?
Est-ce une détermination prise d’avance et dont il ne parle qu’en ce moment?
Toujours est-il qu’il se retourne brusquement vers la Roquette, et indiquant du doigt la prison:
—Quand ils seront descendus, savez-vous ce que nous ferons? Eh bien! nous irons chercher Jecker!
—C’est une idée! Mais, avant tout, il nous faut nos canons pour le Trône!
—Et nous allons le fusiller, ce «crapulos», appuya Clavier avec un geste de menace.[84]
Liberton et Geresme étaient de retour, porteurs de l’ordre de prendre des canons aux Partants.
Clavier leur fit part de sa proposition d’aller chercher Jecker pour le fusiller.
Geresme protesta et quitta le groupe.
L’ordre de retirer les canons du parc des Partants fut porté au Trône par un fédéré. Ordre bien inutile. Le parc était évacué depuis huit jours.
les cinq à la Roquette
Les cinq hommes que nous désignerons encore une fois, car tout le monde s’est jusqu’ici trompé sur leur identité—Liberton, Clavier, G..., B... et M...—se dirigèrent vers la prison, par le chemin qu’avaient suivi le mercredi soir Genton et Fortin, porteur de l’ordre d’exécution des six otages.
Ce fut Clavier qui sonna à la porte.
—François est-il là? demanda-t-il aux hommes du poste.
Sur une réponse affirmative, tous cinq entrèrent dans la cour et ensuite au greffe, où était François.
Après échange de poignées de main, tous étant de vieux camarades de luttes politiques:
—Tu as ici Jecker? demanda Clavier.
—Oui.
—Eh bien! nous venons le prendre.
—Vous avez des ordres?
—Ne t’occupe pas de cela. C’est notre affaire.
Et comme François résistait, temporisait, Liberton et G... tirèrent leurs revolvers, et, sans mot dire, les mirent sous le menton de François.
—Tu n’as plus d’observation à faire? demanda ironiquement Clavier. Allons! qu’il descende vite!
—Vous me donnerez un reçu? reprit encore François.
Clavier écrivit un reçu de la remise du prisonnier, reçu qu’il déposa sur la table du greffe.
François donna l’ordre d’extraire Jecker de sa cellule, la cellule 28. La figure inquiète, il tournait et retournait dans ses doigts le reçu de Clavier.
—Une désagréable surprise pour ce pauvre Jecker! dit-il à demi-voix. Hier encore, il me proposait un million pour le faire évader.[85]
La porte de l’escalier qui conduisait au corridor du premier étage du pavillon Ouest, où était Jecker, s’ouvrit.
Le prisonnier parut.
interrogatoire
La redingote serrée à la taille, boutonnée jusqu’au menton, les cheveux coupés ras, la barbe grisonnante soigneusement taillée, correct, Jecker avait le visage grave, avec une légère pâleur.
Il ne se faisait certainement aucune illusion sur le sort qui l’attendait, se sachant désigné pour la mort. A l’un de ses compagnons de captivité qui cherchait à le rassurer, il avait confié qu’il était poursuivi par une haine violente, étrangère à la Commune, et que cette haine ne le laisserait pas sortir vivant de la prison.
Jecker était donc tout préparé à la mort. Ce fut d’une voix ferme qu’il répondit au semblant d’interrogatoire que lui fit subir Clavier, dès qu’il fut entré dans la salle du greffe.
Clavier questionna le prisonnier pendant un grand quart d’heure. Il lui reprocha «l’immense fortune» acquise dans les spéculations mexicaines.
Jecker ne répondait pas, faisant seulement de la tête quelques signes de dédaigneuse protestation.
—Mais enfin, dit Clavier, cette fortune, vous l’avez! Où est-elle? Où l’avez-vous cachée?
Jecker continua de protester, avec calme.
—Je n’ai rien, répétait-il. Rien. Je dois des millions à mes créanciers, et c’est pour tenter la fortune que je voulais retourner à Mexico.[86]
—Alors, reprit Clavier, comment faites-vous concorder vos déclarations actuelles avec les offres d’argent que vous faisiez hier à François?
—Mais, répondit brusquement Jecker, je n’ai jamais fait d’offres à personne, pas plus à M. François qu’à quiconque.
—François vient de me dire à l’instant que vous lui aviez offert un million pour vous faire évader.
Jecker haussa les épaules.
—Je vous répète que je suis pauvre. Je n’ai rien, rien. Comment voulez-vous que j’offre un million!
L’interrogatoire prit fin.
—Allons! En route! dit Clavier.
Les six hommes sortirent de la prison.
Jecker marchait, toujours grave, le chapeau haut de forme sur la tête, impassible.
Le commandant Liberton, revolver au poing, précédait le groupe.
—Où allons-nous? demanda quelqu’un.
—Allons aux Partants! répondit Clavier. Comme cela, nous verrons si nos canons ont été envoyés au Trône!
la montée
Après avoir suivi la rue de la Roquette jusqu’au Père-Lachaise, et longé ensuite le boulevard de Ménilmontant, on s’engagea dans la rue des Amandiers, étroite, bordée de maisons grises, avec des échappées sur le Paris des faubourgs, vitrages d’ateliers pauvres, cheminées d’usines, jardins entourés de murs galeux.
Malgré l’heure matinale, des fédérés, des femmes, des gamins, sont sur le pas des portes, à l’entrée des allées.
On dévisage le prisonnier, dont la tenue correcte, l’attitude sévère, augmentent la curiosité.
—Qui est-ce?
—Où allez-vous?
Et quand ils apprennent que cet homme, entouré si étroitement, est «l’homme du Mexique», celui dont le nom a si souvent frappé leurs oreilles, Jecker, le fameux Jecker:
—Nous en sommes!
Et ils suivent, le fusil sur l’épaule.
—Il nous fallait, me disait G..., refuser du monde!
Augmenté des hommes «de bonne volonté», le cortège arriva au coin du chemin des Partants.
Le chemin des Partants, dont la physionomie n’a point changé, est une sente étroite, rapide, avec des bosses et des heurts, des angles et des courbes, tout cela bordé de terrains incultes, mystérieux.
Jecker était muet, comme absorbé.
On marchait depuis plus d’un quart d’heure.
C’est bougrement loin, dit M..., quand on arriva rue de Puebla[87]... Si on le fusillait là...
Jecker ne broncha pas.
On fit halte une minute.
—Allons jusqu’au bout, dit l’un des hommes. Vous savez bien qu’il nous faut aller au parc.
On obliqua à droite, vers la rue des Basses-Gâtines,[88] que l’on monta jusqu’à la rue de la Chine.
Le parc des Partants était tout près. On pouvait maintenant se débarrasser du prisonnier.
le mur de Jecker
Bordant la rue de la Chine, à gauche, courait un vieux mur au bas duquel était creusé un fossé.
Ce mur existe encore (1902). Le fossé a été comblé pour l’établissement de la chaussée actuelle.
De l’autre côté du mur, un terrain aujourd’hui en contre-bas, où s’élevaient de rares constructions et où campait une compagnie de fédérés.
—Mettons-le là! dit Liberton.
On fit quelques pas. Deux ou trois.
Jecker était toujours silencieux.
Il ne chercha pas une phrase, pas un mot.
—Descendez! lui dit Clavier.
Jecker descendit au fond du fossé.
Liberton se plaça à deux pas du prisonnier, le revolver braqué sur la tempe de Jecker.
Une quinzaine d’hommes se mirent en face, l’arme en joue.
—Feu! commanda Liberton.
Seuls, quelques-uns tirèrent.
Les autres relevèrent l’arme.
Jecker tomba.
Une bande de gamins, affreuse vermine de la rue, s’abattit sur le cadavre.[89]
—Qué qui faut en faire? demanda de sa voix traînarde un des horribles mômes.
—Laissez-là cette «charogne»![90] dit Clavier, courroucé, chassant du geste la horde des gamins.