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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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LE BATAILLON DU PÈRE DUCHÊNE

I

si nous formions un bataillon!

Fin avril. Promenade à la porte des Ternes. Il nous est venu, chemin faisant, une idée mirobolante. Nous allons former un bataillon de francs-tireurs. Il y a déjà les Turcos de la Commune, les Tirailleurs de la Commune, les Vengeurs de Flourens, les Enfants Perdus du général Eudes, etc., etc. Nous allons créer les francs-tireurs du Père Duchêne.

Nous en causons le soir. La chose est décidée. Le bataillon s’appellera les Enfants du Père Duchêne.

Un journal qui possède son bataillon, ce n’est pas banal.

Le lendemain matin nous publions en tête du journal (no 47, 12 floréal/premier mai):

La Grande Déclaration du Père Duchêne aux citoyens de Paris, pour les avertir qu’il forme son bataillon de francs-tireurs, sous le nom des «Enfants du Père Duchêne», et qu’il en confie l’organisation au capitaine Pierre, qui est un bougre à poil, et qui foutra de sacrées piles aux jean-foutres versailleux.

La déclaration promet des merveilles:

Le Père Duchêne ne croit pas se foutre dedans en disant que ce bataillon-là sera un bataillon comme on n’en aura jamais vu, et qui sera composé de gaillards, il ne vous dit que ça!

Nom de Dieu! c’est le Père Duchêne qui va rigoler quand il va voir tous ses bons bougres avec le fourneau[165] gravé sur le képi et tout prêts à foutre des piles aux Versailleux, qui, nom de tonnerre! ne méritent pas de la couler douce et heureuse!

Et quand il ira boire chopine avec eux au campement, c’est là qu’on pourra lui coller dans la main de sacrées motions bougrement patriotiques dans l’intérêt du Peuple!...

Notre Sociale du même jour[166] publiait, en tête de ses colonnes, les plus alléchants détails sur l’organisation, le commandement, l’uniforme, la paye, les vivres, l’admission des officiers.

A bientôt la première revue!

brillant uniforme

L’uniforme! Ah! l’uniforme!

Ne l’ayant jamais vu,—notre bataillon, venant un peu tard, n’a pas eu le temps de se montrer sous ses plus brillantes couleurs—je suis forcé de copier sur la Sociale sa composition.

La tenue des simples gardes ne diffère guère de celle des fédérés. Vareuse et képi de la garde nationale. Pantalon de velours gris à côtes. Deux chemises de flanelle rouge, «afin, explique le Père Duchêne, de ne pas pincer de foutues fluxions de poitrine pendant la nuit» aux avant-postes.

L’uniforme des officiers eût été vraiment enviable—s’il eût existé.

Tunique noire à revers rouges croisée sur la poitrine, avec boutons semblables à ceux du bataillon des Défenseurs de la République.[167] Collet rouge. Képi d’officier d’infanterie. Veste rouge. Pantalon noir à bandes rouges. Caban à capuchon. Sabre d’infanterie et revolver. Bottes à la Souvarow!

L’état-major se composait, en dehors du commandant, du capitaine trésorier et du capitaine adjudant-major, d’une commission de trois membres nommés par le Père Duchêne.

Ces trois membres, on le devine, n’étaient autres que les trois rédacteurs du journal. Nous trois.

Je lis dans la Sociale que chacun de ces trois membres seront armés du sabre de cavalerie, et qu’ils porteront, sous le ceinturon, une écharpe rouge à franges d’or.

C’était superbe, tout à fait martial. Il ne nous eût manqué que le chapeau à plumes des grands aïeux, les commissaires aux armées de la Convention.

Il ne nous fut pas donné de réaliser ce rêve éclatant. Nous n’eûmes pas le temps, Vermersch, Humbert et moi, d’accrocher à notre ceinture le sabre de cavalerie, ni de rouler autour de notre échine la ceinture rouge frangée d’or.

Je le regrette toujours, est-il besoin de le dire...

ça ne va pas!

Eh bien! croira-t-on qu’avec de si belles promesses, le recrutement des Enfants du Père Duchêne s’effectuait au fond assez lentement! Dame, on était en pleine bataille. Il ne s’agissait plus de flâner dans les rues. Et, aux avant-postes, ce n’était pas amusant.

Nous avions ouvert dans les colonnes de la Sociale, une souscription patriotique. Ça ne marchait pas. Le 6 mai, nous en étions encore à la minime somme de 724 francs. Et encore avais-je dû, la veille, après un déjeuner à la délégation de justice, taper Protot et ses convives d’une vingtaine de francs...

Non, ça n’allait pas!

A qui la faute?

Nous résolûmes de changer le commandement. Il avait été, au premier jour, confié à un citoyen Pierre, qui s’intitulait capitaine d’infanterie délégué, et qui avait été candidat[168] aux élections complémentaires du 16 avril.

Notre ami Gustave Maître—il a déjà été question de lui dans mon récit de la Cour martiale du Luxembourg—était venu nous voir. Il arrivait d’Issy, où il avait passé quinze jours avec le bataillon qu’il commandait, le 205e. Il nous avait manifesté le désir de voir Rossel, à qui il voulait communiquer certains renseignements sur les positions qu’il venait de quitter pour quelques jours... Si nous remplacions Pierre par Maître?

Deux mots à Maître. Il accepte. Le lendemain, il prendra le commandement des Enfants du Père Duchêne.

Allons voir Rossel à la guerre.

chez Rossel

Rossel est assis devant une table encombrée de papiers, de cartes, de livres. En veston gris, son chapeau mou sur une chaise. Penché, il écrit. Il lève la tête.

—Ah! bonjour. Quelles nouvelles depuis hier?

Il est venu nous voir la veille à notre petit cabaret de la place des Victoires.

Mais il se tait. Il ne connaît pas l’officier qui m’accompagne.

Maître est en uniforme de chef du 205e bataillon. Tunique râpée, constellée çà et là de plaques grises, la boue, mal brossée, des glorieuses tranchées de là-bas. La face ouverte, le regard bleu clair d’un fils des Vosges, la moustache blonde hérissée—une moustache de chat en colère.

—Un ami, dis-je à Rossel... le commandant Maître du 205e. Il a fait toute la campagne dans les chasseurs...

Mais, Rossel coupe la phrase.

—Le 205e... Vous êtes à Issy...

—Oui, mon général.

—Et qu’y fait-on, à Issy?

Maître donne les nouvelles... Le fort est à demi ruiné... On se bat à quelque cent mètres de distance des Versaillais dans les tranchées...

—Et croyez-vous que le fort puisse tenir encore longtemps?

Maître fit un geste de doute.[169]

—Quand rentrez-vous à Paris?

—Dès demain... Je serai à Issy ce soir... Mes hommes sont harassés après quinze grands jours passés à se battre... Le bataillon qui les remplace doit être déjà arrivé.

Rossel s’était remis à écrire. Des visiteurs entrèrent...

Le lendemain, Maître ramenait à Paris son 205e. Il donnait sa démission de chef du bataillon. Le jour même, il prenait, à la caserne de la Cité, le commandement de nos Enfants du Père Duchêne.

déjeuner à la caserne

Milieu de mai. Maître nous a invités tous trois à déjeuner au mess du bataillon.

—Je vous présenterai, nous a-t-il dit, mon capitaine d’état-major. Un brave à trois poils. Samson.

Le bataillon est caserné à la Cité. Sous le portail de l’entrée, face au parvis Notre-Dame, c’est tout un fourmillement d’uniformes. Nombre de corps francs—Turcos, Défenseurs ou Vengeurs—logent là. La caserne était occupée, avant le 18 mars, par la garde de Paris. Les nouveaux venus ont vidé les chambres, jeté par les fenêtres les casques et les shakos, qui gisent, çà et là, dans la cour.

Je suis venu avec Vermersch. Maître nous attend. Un officier l’accompagne. Cet officier porte, épinglées à son uniforme, une rangée de médailles, Crimée, Italie, Mexique...

—Le capitaine Samson.

Nous n’avons ni le sabre de cavalerie, ni l’écharpe rouge à glands d’or. Mais Samson n’en fait pas moins un salut militaire en règle.

—Citoyens, la Commune peut compter sur moi.

—Et aussi le Père Duchêne?

—Oui, citoyen.

—Vous savez peut-être que, ces jours derniers, la Commune voulait nous arrêter...

—Eh bien, qu’ils y viennent! reprend le capitaine. Un signe. Et j’arrive rue du Croissant avec une douzaine de mes lascars. Ça sera drôle!

Nous apaisons Samson.

Nous visitons les salles réservées au bataillon. Dans un coin, au milieu d’un lot de vieilles armes, un sabre dont la coquille dorée porte un écusson fleurdelysé.

Maître le saisit, tire la lame, où, encadrée de nouvelles fleurs de lys, resplendit l’inscription: «Vive le Roi!»

—Je l’adopte, dit-il en riant.

J’ai déjà parlé de ce sabre. C’est ce sabre que je devais revoir à la Cour martiale du Luxembourg.[170]

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