Mes cahiers rouges au temps de la Commune
A
LUCIEN DESCAVES
Ces pages sont dédiées
UNE JOURNÉE
à la Cour Martiale du Luxembourg
I
déroute
Mercredi 24 mai 1871, six heures du soir. En face de l’hôpital de la Pitié. Le Panthéon est occupé. Les fédérés descendent, sombres, poussiéreux, l’uniforme ouvert...
—Trahis! Nous sommes trahis! Montmartre est pris...
Montmartre est occupé depuis la veille au matin. Et ce sont ses obus, les obus pris par l’armée, qui criblent le quartier. La nouvelle a été démentie. Impossible de se tromper maintenant. L’heure des bulletins enthousiastes a fini de sonner.
—J’en ai assez, crie un artilleur. Voilà trois jours que je me bats...
Et, montrant sa vareuse trouée et souillée:
—C’est pourtant pas que j’aie peur, allez... Mais nous sommes foutus. Plus de chefs...
Tristement, l’homme baisse la tête. Il arrache à la hâte la large bande rouge de son pantalon, qui peut le dénoncer. Peine inutile. La Cour martiale, si mince galon qu’il ait conservé, l’infortuné, l’attend.
Les mitrailleuses cahotent sur le pavé de la rue Lacépède, traînées par les combattants. On a abandonné les chevaux là-haut.
Enfin, tout a défilé. Voici encore des civières, devant lesquelles s’ouvre le portail de l’hôpital. Deux ou trois internes sont là. L’un d’eux, à chaque entrée, soulève le drap blanc.
Je m’approche. L’interne jette sur moi un regard angoissé. Je crois bien qu’il m’a parlé de Saint-Sulpice, d’où quelqu’un arrive, et où l’on a tout passé par les armes: prisonniers réfugiés dans la cour du séminaire, blessés cloués sur leur lit d’ambulance, pêle-mêle avec le médecin.[1]
La fusillade a cessé. Le quai est toujours à nous. Si nous nous reposions? Depuis deux jours je n’ai pas eu une minute de sommeil. Le matin, j’ai voulu m’étendre sur le balcon d’une maison amie, rue Gay-Lussac. Les balles m’en ont délogé. Je me suis assis à l’intérieur sur un canapé. Et voici encore qu’un projectile, trouant la vitre, est venu siffler à mon oreille, s’enfonçant dans la reliure d’un livre de la bibliothèque. Il m’a semblé que cela venait du clocher de l’église Saint-Jacques... Méfiez-vous, en ces jours de lutte, des clochers.
pantalons rouges
Si nous entrions dans ce petit hôtel, proche de la fontaine Cuvier... Nous sommes là cinq ou six qui avons fait le même projet. Dix heures. Tout est toujours silencieux. Certainement la troupe a, elle aussi, besoin de bivouaquer après la bataille. Nous avons la nuit devant nous.
Et je ronfle comme quelqu’un qui n’a pas dormi depuis deux jours... Je ronfle avec une telle sérénité qu’il est cinq heures à ma montre de cuivre—je reparlerai de cette montre—lorsque le soleil, crevant librement les vitres sans rideaux, vient m’ouvrir les yeux.
Toujours rien. Pas un coup de fusil. Un remue-ménage insolite cependant monte de la rue. Des bruits métalliques. Des appels... Je saute hors du lit. Au même moment, un de mes camarades, qui a ronflé lui aussi, entre brusquement.
—Les Versaillais sont ici. Nous sommes cernés...
Je cours à la fenêtre.
Au bas, la petite place sur laquelle s’ouvre la grille du Jardin des Plantes est pleine de troupes. Au milieu, un monceau d’armes qu’entoure un groupe de soldats. Un solide gaillard aux épaules carrées, la manche ornée d’un brassard tricolore, brandit un fusil dont il écrase la crosse sur le tas.
—Encore un! clame-t-il d’une voix furieuse, qui arrive jusqu’à nous.
Tout autour, des uniformes, des képis, des ceinturons, jetés au hasard sur la chaussée.
Adossés à la grille, deux officiers de la garde nationale de l’ordre. Képi bleu à large bande blanche, revolver dans la gaine de cuir jaune, bottes hautes. Sabre au côté, sur une longue capote grise. Brassard tricolore cousu à la manche.
Ce brassard tricolore, que je devais revoir quelques heures plus tard à la cour martiale, je ne pouvais en détacher mon regard... Depuis un mois déjà, nous savions qu’ils étaient en dépôt à Paris, ces brassards, prêts à être épinglés au bras des vainqueurs. Et pas un effort pour étouffer la conspiration! Aujourd’hui, les voilà en plein soleil, triomphalement arborés! Gare à ceux qu’ils vont reconnaître, arrêter, pousser à la fusillade!
Il faut descendre cependant. Fuir n’importe où, mais fuir vite. Déjà, nous voyons les pelotons se former, entrer dans les maisons voisines, en ressortir avec des armes saisies, des paquets, des prisonniers.
Mais j’ai des papiers! Je puis être arrêté dans la rue. Et des papiers bien compromettants. Une carte de laissez-passer sur la place Vendôme, le jour de la chute de la colonne.[2] C’est déjà quelque chose... Une autre plus dénonciatrice encore. La carte verte délivrée par la Commune, sorte de coupe-file que l’on ne donnait qu’à bon escient. Elle porte mes nom et prénom, ma profession. Cela suffit largement pour me faire coller au mur sans examen. Elle m’a été donnée par l’ami Tridon,[3] qui l’a signée.
Je déchire rapidement les deux cartes. Je glisse les morceaux sous le tapis cloué au parquet.
Et mon képi au double galon d’argent! Il me faut une autre coiffure. Ma foi, sonnons le garçon. Il n’y a pas autre chose à faire.
Brave homme de garçon! Il a déjà deviné, avant même que je l’aie interrogé. Vite il va me chercher son chapeau rond, à lui.
—Monsieur, ils sont descendus toute la nuit, me dit-il rapidement, étouffant sa voix. Il y en a plein le jardin. Moi, j’ai déjà jeté ma vareuse et tout le reste. Sur chaque marche de l’escalier, il y en a un qui dort...
Nous sortons, l’ami qui est venu me retrouver dans ma chambre, et moi. Le cœur me bat certainement quand je mets le pied sur la première marche.
Eh bien! ma foi, en avant.
Et comme la porte du petit hôtel est encombrée de soldats qui me barrent le chemin, j’avise, en attendant qu’ils m’aient fait place, une gentille petite blondinette de trois ou quatre ans dont je caresse les boucles folles, comme si j’étais un habitué de la maison. Allez donc me prendre avec cela pour un insurgé...
pavés maudits
—Nous remontons au quartier? dis-je à l’ami qui m’accompagne.
Au tournant de la rue Lacépède, je jette un regard à l’intérieur de la Pitié, dont le portail est grand ouvert. Je voudrais bien revoir l’interne, lui demander ce que sont devenus nos blessés.
Pan! Pan!... Un feu de peloton, tout près. Cela vient du Jardin des Plantes.
Je me retourne. L’officier au brassard tricolore est toujours là, immobile contre la grille. Le voici cependant qui se range de côté. Un groupe passe. Au milieu des soldats, baïonnette au canon, deux civils.
Pan! Pan! Encore un feu de peloton... Montons vite.
Partout des lignards, des chasseurs. Ceux que j’ai vus la veille, avant l’attaque du Panthéon, derrière les grilles du Luxembourg et devant la barricade de la rue Soufflot.
Les débits en sont pleins. Ils trinquent bruyamment sur le zinc, faisant sonner le fusil sur le parquet, jetant les pièces blanches, la ceinture bourrée de revolvers.
Nous arrivons à la rue de la Vieille-Estrapade. Là, une barricade. Deux officiers à brassard et capote grise.
—Allons! allons! crient-ils aux passants, qu’on me démolisse ça. Et vite.
Il faut prendre son pavé, le jeter dans le fossé plein d’armes et d’uniformes.
—Faut-il aussi que je prenne le mien! dit brusquement près de moi, avec un gros rire, un homme en bourgeois, brassardé, lui aussi, aux trois couleurs.
Avant de continuer sa route, le policier—car je le saurai bientôt, ces hommes à redingote noire et à brassard tricolore sont les pourvoyeurs des cours martiales—jette un regard autour de lui.
—Et dire que dans ces crapules-là, hurle-t-il, il y en a qui l’ont construite...
Et, après une pause:
—Oui, mais, les cochons... Ils nous l’ont bougrement payé... Fallait voir ça, cette nuit, au Luxembourg!
lendemain de victoire
Maintenant, c’est l’effroyable spectacle du lendemain de la victoire. Rues défoncées. Maisons écorchées par les obus et les balles. Pavés noirs ou rouges. Noirs de poudre, rouges de sang. Trottoirs semés de mille choses diverses jetées la nuit par les fenêtres... Il faut se hâter de se débarrasser de tout ce qui pourrait rappeler, aux yeux des perquisitionneurs, que l’on a touché, de près ou de loin, à la Commune.
Place du Panthéon. Debout, devant un pilier de la mairie, deux officiers lisent l’affiche de Delescluze[4] appelant le peuple aux armes. Je suis assez près du groupe pour la reconnaître. Je voudrais m’avancer encore, entendre ce qu’ils disent. Mais je recule d’horreur. Dans l’encoignure, qui se découvre devant moi, une demi-douzaine de cadavres... L’un, replié sur lui-même, montre sa tête affreusement ouverte, sanglante et vidée.
Sur les marches du Panthéon, des soldats. Sur la place, des soldats encore. Au milieu, un marin qui crie et chante, en brandissant je ne sais quoi dans son bras levé. Il me semble que c’est un corsage déchiré de femme...
De la petite rue qui longe la bibliothèque Sainte-Geneviève, débouche un détachement de lignards. Une cinquantaine de prisonniers au milieu d’eux. Des femmes suivent.
Rue Saint-Jacques, adossé à la devanture de l’établissement de liquoriste connu sous le nom de l’«Académie», le cadavre d’un vieux à barbe blanche, encore revêtu de sa vareuse de fédéré.
Il est là depuis la veille. Ou depuis la nuit. Les pieds nus... Les jambes étendues rouges de sang.
Je redescends vers le boulevard. Il est tout pavoisé de drapeaux. Déjà, à cette heure matinale—sept heures—les cafés regorgent de consommateurs. Officiers et civils, parlant haut, le visage allumé.
La chaussée déborde de militaires de toutes armes. Rue des Écoles, beaucoup de monde devant le grand terrain vague où s’élève maintenant la nouvelle Sorbonne... J’ai su plus tard qu’on y fusillait.
Je croise un fourgon qui marche au pas. La porte d’arrière est ouverte. Il est plein de cadavres.
Au coin de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine, les deux barricades qui défendaient l’entrée du boulevard Saint-Michel, sont éventrées. Au fond du fossé, une mitrailleuse a roulé, écrasant un cheval blanc, dont on voit l’échine sanglante. Sous cette ruine, le cadavre d’un fédéré de taille géante, la face aplatie sous la roue de l’affût.
Le café Soufflet est dévasté. La veille, lors de l’attaque de la rue des Écoles, les assaillants y ont poussé un canon. Il a fallu, pour le pointer sur la barricade du Collège de France, crever la devanture. Le canon est encore là, au milieu des tables empilées, des murs écorchés.
Les trottoirs sont jonchés de feuillage et de branches, coupés net par les projectiles.
Partout du sang en larges flaques. Des uniformes abandonnés. Des tas d’armes brisées.
Fermant la place Saint-Michel, à hauteur de la fontaine, la barricade défendue la veille par le 248e. Au fond du fossé, étendus, la face saignante et boueuse, une dizaine de cadavres. Entre leurs lèvres glacées par la mort, on a planté des goulots de bouteilles, des pipes culottées... Ignominies!
Les estafettes se succèdent à tout instant, filant au grand galop de leur monture. Un fusilier marin passe, à cheval, le fusil en travers de la selle, portant, accroché à sa ceinture, un képi de commandant fédéré, au quadruple galon d’argent.
perquisitions
Je me sens saisir le bras. C’est un ami, Henri Bellenger, rédacteur au Cri du Peuple, de Vallès.[5]
Je lui conte rapidement ce que j’ai fait depuis notre dernière rencontre, la veille, à la mairie du Panthéon. La nuit passée rue Cuvier. Le terrible réveil. La fuite à travers les cadavres et les barricades.
—J’ai passé la nuit rue de la Montagne-Sainte-Geneviève—me dit-il à son tour. Je ne sais comment je suis ici. Toute la nuit des perquisitions, des arrestations, des fusillades. Toutes ces petites rues sont pavées de morts. Un peloton de chasseurs est monté dans notre maison. Nous avons été descendus une vingtaine. Moi, je m’étais assis sur une borne, attendant. On amena un vieux en chemise, tout tremblant. Un soldat l’aborde.
—Tu te rends, vieux.
Le vieillard regarde le soldat d’un air suppliant.
—Mais oui... oui..., je me rends.
Le soldat a son revolver levé. Il continue:
—Alors, tu te rends, c’est bien vrai.
—Oui, oui...
—Allons, c’est bien, tourne-toi.
Le vieux se tourne et tombe pour ne plus se relever.
Le soldat lui a cassé la tête.
—Toute la nuit—reprit Bellenger—on a fusillé dans le marché de la place Maubert, dont on a fermé les grilles. Contre la grande barricade de la place, il y en a des tas. Il y en a aussi au bas des escaliers de pierre qui mènent à la rue Jean-de-Beauvais. Après la prise de la rue Saint-Séverin, les fédérés, réfugiés dans l’église, ont tous été fusillés. Ils sont encore au carrefour. En passant rue Saint-Jacques, j’ai vu, dans un angle, deux femmes fusillées. L’une avait encore, fichée dans sa chevelure brune, une cocarde rouge...
Et, baissant la voix:
—La cour martiale est installée au Luxembourg.
—Il faut cependant—dis-je—que nous avisions à un abri. Impossible de rester plus longtemps dans la rue. Tout le monde nous connaît par ici.
—Allons chez moi, ma maison est sûre.
Chez Bellenger, place de l’École-de-Médecine, nous trouvons notre ami commun A..., étudiant en médecine (aujourd’hui médecin dans un département proche de Paris), qui a été aide-major du 248e fédéré, l’ancien bataillon de Longuet[6] pendant le siège.
—C’est bien simple de circuler sans danger d’être arrêté,—nous dit tranquillement A... On n’arrête pas les médecins. Mettez comme moi un brassard d’ambulancier.
Et il me passa au bras le brassard à croix rouge de la Convention de Genève.
Nous sortîmes, A... et moi, après avoir décidé d’aller tout d’abord rue de Madame, prendre des nouvelles de notre vieil ami Rogeard, l’auteur des Propos de Labiénus.[7]
Nous longeons la rue de Tournon et ensuite la rue de Vaugirard, filant vite, sans trop regarder autour de nous.
A peine avons-nous dépassé la porte du Petit Luxembourg, (aujourd’hui l’hôtel de la présidence du Sénat), que nous entendons sonner sur le trottoir un double pas. En même temps, une main s’abattait sur chacun de nous:
—Où allez-vous comme ça!
—Mais, nous allons... nous allons nous promener.
—C’est bien, c’est bien. Entrez d’abord ici avec nous.
Et les deux hommes de police, porteurs du brassard tricolore, nous poussaient dans la cour, déjà grouillante de prisonniers.
Nous étions à la Cour martiale.