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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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GENÈVE

Eugène Razoua

Quelques jours après. Au café du Nord. Dès les premières arrivées, ç’a été le rendez-vous. L’horizon est superbe. La croupe bleue du Jura. Les hauts sommets neigeux qui enserrent le lac. Cette croupe du Jura, je cherche, sur le sombre tapis de ses forêts, la trace blanche de la route que j’ai descendue en courant. Libre, libre enfin...

Cinq heures et demie, battant.

—Tiens, Razoua?

Razoua s’assied. Il bourre sa pipe, arrose goutte à goutte l’absinthe blanche qu’on vient de lui verser.

Il est là depuis dix minutes quand deux hommes s’approchent.

—Vous êtes bien M. Razoua.

—Oui... Et après?

Ce «et après,» Razoua l’a dit d’un air rogue. L’ancien spahis—Razoua a été maréchal des logis en Afrique—n’est pas très accueillant pour ceux qu’il ne connaît pas. Et puis, a-t-il flairé quelque chose?

—Monsieur, répond l’un des hommes, puisque vous êtes M. Razoua, veuillez nous suivre...

—Je vois, dit Razoua. Vous êtes de la police.

—Oui, monsieur. Excusez-nous. Nous avons l’ordre de vous arrêter.

Razoua se lève, secoue la pipe entamée qu’il tient à la main, la remet dans son étui. Tout cela avec le plus grand flegme. Il boit la dernière gorgée d’absinthe blanche qui reste au fond de son verre.

—Allons, amis, aujourd’hui moi, demain peut-être d’autres, vous... qui sait?...

Nous le voyons s’éloigner avec les deux hommes.

Nous restons atterrés.

—Une belle hospitalité! pensai-je. Ce n’est qu’un changement de prison.

A dîner, je rencontre deux ou trois amis. Avec eux un citoyen genevois, ancien proscrit de Décembre, qui a pris la nationalité suisse. Notre conversation roule tout entière sur l’arrestation de Razoua. Je lui communique mes craintes, les nôtres à tous.

—Il vaut mieux en avoir le cœur net, dit en guise de conclusion l’ami genevois. Il doit y avoir quelque chose là-dessous. Vous devriez tout simplement aller rendre visite, dès demain matin, au chef du département de police, et lui exposer nettement votre situation. Vous ne risquez rien.

en paix

Le lendemain de bonne heure, j’étais dans l’antichambre du haut magistrat cantonal. J’avise un huissier. Je m’attendais à poser une heure. Je suis fort surpris quand l’huissier me dit tranquillement:

—Frappez à cette porte.

Je frappe. J’entre. Un homme est assis devant un grand bureau.

—Monsieur le chef du département...

—C’est moi, monsieur. Que désirez-vous?

Sans autre préambule:

—J’étais hier au café du Nord, lorsque deux de vos agents sont venus arrêter mon ami, M. Razoua.

Le chef de la police genevoise m’interrompt.

—Alors, vous êtes aussi de la Commune?

—Oui, monsieur.

—Vous vous appelez?

Je dis mon nom, ce que j’avais fait.

—Je suis venu franchement vers vous. Si je devais être arrêté, comme vient de l’être mon ami, je préférerais continuer ma route, quitter sans tarder la Suisse, remonter vers la Belgique...

—Non, reprit le chef de police. Restez. Des demandes d’extradition nous ont en effet été faites...

Et, parcourant une liste:

—Votre nom n’est pas mentionné. Si nous avons arrêté M. Razoua, c’est pour vider, une fois pour toutes, la question. Si aucune preuve de délit de droit commun n’est fournie par le gouvernement français, nous le remettrons en liberté.[252]

—Vous m’autorisez à reporter cette conversation à mes camarades?

—Mais oui. Comme vous voudrez.

Je restai à Genève. Aucune preuve de délit de droit commun ne fut, bien entendu, fournie contre Razoua. Ne l’accusait-on pas, dans l’imbécillité de la répression, d’avoir volé une valise et une paire de bottes dans la chambre qu’il avait occupée lors de son commandement à l’École militaire!

Ce roman de la paire de bottes eut un réel succès à Genève. Les sociétés populaires protestèrent, avec la plus grande énergie, contre la violation du droit d’hospitalité. Razoua fut remis en liberté.

Et il ne fut plus jamais question d’extradition des communards en exil.

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