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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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PREMIÈRES PÉRIPÉTIES

imprudences

Derniers jours de juin.—Nous logeons chez le jardinier du château, pour ne point éveiller les soupçons. Le jour, nous le passons dans cette prison superbe qu’est le parc aux ombrages discrets, devisant des jours de lutte, de la défaite, des amis disparus, dont nous n’avons pas de nouvelles. Lorsque, au cours de nos promenades, nous nous trouvons en face de l’une des grilles, à travers lesquelles se déroule la campagne, il nous arrive de nous arrêter, d’attendre le passage de quelque voyageur, qui nous fixe, étonné de voir, dans ce parc d’habitude désert, deux jeunes gens inconnus, fumant tranquillement leur pipe.

—Ce n’est pas prudent de vous mettre ainsi aux grilles, nous dit un soir, au souper, la fille du jardinier. Cela fait causer dans le village. Je crois bien qu’on se doute que vous êtes des Parisiens.

Des Parisiens!

Être des Parisiens!

Cela suffit pour que l’on vous regarde, en ces jours cruels, comme des bêtes fauves, bonnes à traquer et à livrer sans merci.

N’a-t-on pas dit et répété sur tous les tons—cela n’a-t-il pas été affiché à la porte de toutes les mairies—que ces scélérats de Parisiens ont pillé, brûlé, assassiné, qu’ils ont versé aux soldats des breuvages empoisonnés, et mille autres histoires dont la moindre vaut la mort!

Pas de pitié pour ces Parisiens maudits!

Eh bien! nous sommes propres, l’ami Bellenger et moi! Bien sûr, cela va nous arriver un jour, qu’un bavard de village, aux heures de causerie, sous le porche de l’église ou à la porte de la mairie, lèvera ce lièvre:

—Que diable sont donc ces deux individus qui, depuis huit jours, restent enfermés dans le parc du château! Personne ne les a jamais vus... Sûr, ce doit être des Parisiens. Si on voyait un peu ce qu’ils ont dans le ventre, ces cocos-là! Si nous allions au château?

le garde champêtre

Et ils vinrent, les braves gens!

Une belle matinée de juillet, nous étions attablés autour d’un déjeuner frugal, mais appétissant, quand la cloche de la grande porte tinta doucement, annonçant un nouveau venu.

Au milieu de la cour, le képi vert à la main, je reconnus, je sentis le garde champêtre. Il causait à la jeune fille du jardinier, qui rentra aussitôt.

—C’est pour ces messieurs, dit-elle.

Le jardinier et sa fille étaient dans le secret. L’asile nous avait été procuré par l’intermédiaire de A..., mon compagnon dans la funèbre journée passée à la cour martiale du Luxembourg. A... habitait le pays voisin et connaissait de longue date le monde du château.

—C’est le garde champêtre, reprit la jeune fille, qui vient demander les papiers de ces messieurs.

Les papiers! Nos papiers! Ni l’un ni l’autre n’en possédons, de ces fichus papiers! Pour la première fois insurgés, nous n’avons pas eu la précaution élémentaire de songer d’avance à la fuite possible, au moyen de passer la frontière.

Bien d’autres, que nous devions retrouver plus tard, s’étaient approvisionnés d’avance d’un état civil acceptable. Mais, les jeunes, qui de nous y avait pensé? On s’était jeté dans la lutte, avec toute l’ardeur et la foi du bel âge. Comme on dit, nous y étions allés de notre voyage. La défaite nous avait trouvés tous, pauvres cigales imprévoyantes, sans passeports et sans papiers propres à favoriser notre fuite.

Dans la cour, le garde champêtre stationnait.

—Vous ne venez pas prendre un petit verre? lui cria le jardinier, se faisant une figure joyeuse.

Depuis huit jours, nous lui avions raconté les massacres, les convois de prisonniers, toute l’effroyable hécatombe parisienne. Et il songeait certainement, le brave homme, à notre arrestation imminente, à l’emprisonnement qui nous attendait, à la mort peut-être.

—Non, non, répondit le champêtre. Quand ces deux messieurs auront fini, nous irons à la mairie.

Je le regardai, le champêtre. Un petit homme dont je vois encore l’œil chafouin, perdu sous une broussaille de sourcils rougeâtres et drus. Il avait recoiffé son képi et il attendait, la blouse bleue reluisante au soleil, appuyé sur un bâton fraîchement coupé à quelque haie du chemin.

—Il vient de Paris, me dit à voix basse la jeune fille assise près de moi. Il me l’a dit tout à l’heure.

Nous avions achevé le repas.

—Tu sais, dis-je à Bellenger, pas un mot de notre identité à la mairie. Pour moi, je ne dis rien. D’ici à notre arrivée à Versailles, nous avons le temps de réfléchir.

Le champêtre entra, salua, s’assit, but le verre qui l’attendait.

—Ah! dame! dit-il, sans qu’aucun de nous lui eût adressé la parole, dame! avec ce qui se passe, c’est pour tout le monde la consigne. Faut montrer ses papiers.

Et se levant:

—Messieurs, si vous le voulez, je vais vous accompagner à la mairie.

à la mairie

Nous partîmes tous trois. Avant de passer le seuil, je jetai un dernier coup d’œil sur la fenêtre de la chambre où nous étions, il y a cinq minutes, si confiants dans l’avenir.

Le jardinier était à sa place, immobile. La jeune fille tournait la tête vers nous.

Il me sembla que dans les yeux de ces braves gens perlaient de grosses larmes.

Allions-nous revenir?

Nous traversâmes le village. La mairie était à cinq minutes. Sur le pas des portes, à travers les vitres des boutiques, les gens regardaient.

—Voilà les deux Parisiens, semblait dire tout ce monde. Ils sont avec le garde champêtre. Certainement, il les a arrêtés.

Lui, le champêtre, rayonnait. Il se sentait le point de mire de tout le village. Il était le triomphateur du jour.

—Nous sommes à la mairie, nous dit-il.

Je vis le drapeau tricolore, la grille derrière laquelle étaient affichées les dernières dépêches du gouvernement. La prise de Paris. Les victoires de l’armée.

Nous fûmes introduits dans une petite salle où deux chaises de paille s’offraient à nous.

Le champêtre ouvrit la bouche.

—Maintenant, vos passeports.

Il avait dit cela durement, en homme qui sait déjà la réponse qui va lui être faite.

—Nos passeports, répondis-je. Parfaitement. Nous allons les remettre à M. le maire. Est-ce qu’il n’est pas là?

—Il va venir, reprit le champêtre. Eh bien! vous les lui remettrez. Apprêtez-les.

Au même instant, une porte s’ouvrit.

brave cœur

Le maire—c’était lui—nous fit entrer dans son cabinet et nous offrit gracieusement deux sièges. Le champêtre était avec nous. Il restait debout. Le maire lui fit signe de sortir.

Nous restâmes seuls avec le magistrat municipal.

—Messieurs, commença le maire, vous voudrez bien m’excuser de vous avoir dérangés. Vous êtes au château, chez mon ami S... (le nom du propriétaire). Je sais bien que vous êtes en règle. Mais, vous ne l’ignorez pas, nous avons des ordres. Aucun étranger au pays ne peut, depuis les événements, séjourner sans montrer ses papiers. Donnez-moi vos passeports, et je ne vous dérangerai plus.

Le maire était un homme de trente à trente-cinq ans, à la figure franche et ouverte.

Je le vois encore, comme je vois tous ceux qui m’ont, de près ou de loin, côtoyé dans ces jours d’angoisse, avec ses yeux clairs, sa barbe entière et soigneusement peignée, attendant notre réponse.

Je fouillai le premier ma poche. J’en retirai un paquet de lettres, dont je m’étais muni à tout hasard. Lettres et adresses, à un faux nom bien entendu. Je les alignai soigneusement sur la table.

—Voici des lettres qui me sont adressées...

J’interrogeais en même temps le visage du maire, qu’un nuage assombrissait déjà.

—Vous n’avez rien autre chose? me demanda-t-il.

—Ma foi, non.

—Vous n’avez pas de passeport? Pourquoi? Vous savez bien...

Il lut probablement dans ma pensée.

—Allons, messieurs, dites-le franchement... Êtes-vous compromis dans les événements parisiens?... Je vois que vous n’avez ni l’un ni l’autre de papiers... Dites-moi la vérité...

Nous restions silencieux.

—Eh bien! vous ne me répondez pas...

Je fis un signe de tête affirmatif.

Le maire se rapprocha de nous. Il ouvrit une porte qui donnait dans une pièce voisine, où il nous fit signe d’entrer.

—Asseyez-vous deux minutes, nous dit-il, et attendez-moi.

Nous restâmes là cinq grandes minutes.

Qu’allait-il faire de nous, le maire!

Allait-il chercher le champêtre, dont le képi vert obsédait ma pensée?... Les gendarmes peut-être!

Et je me vis entre les deux gendarmes, conduit à la prison, au chemin de fer, à Versailles...

Le maire rentra.

—Je suis allé éloigner mon garde champêtre, nous dit-il. Maintenant, il vous faut filer, et vite... Pour rien au monde, je ne voudrais qu’il vous arrivât malheur par ma faute... Et, cependant, j’ai eu une maison détruite par l’incendie, rue (il nous cita une rue dont je n’ai point retenu le nom). Je vais vous conduire moi-même chez le jardinier du château. Vous ferez vos paquets. Ne perdez pas une minute... Je ne puis répondre de mon garde champêtre, qui pourrait vous poursuivre, vous arrêter à nouveau...

Brave cœur!

Cet homme tenait entre ses mains notre liberté et notre vie. Et, sans nous connaître, sans partager en rien nos opinions, au lieu de nouer nos chaînes, il les brisait, et nous ouvrait tout grand le chemin de la délivrance.

Cinq minutes après, nous étions avec lui au château.

Nous le quittâmes dans la cour pour rentrer chez le jardinier, mettre rapidement cette bonne famille au courant de la situation, faire nos maigres paquets, et demander des indications sur la route.

Il fut convenu que nous nous dirigerions séparément, par des chemins différents, pour rejoindre une gare voisine.

Un quart d’heure et nous étions prêts.

Dans le parc, où il se promenait en attendant notre départ, le maire nous souhaita bon voyage.

—Vite, vite, ne perdez pas votre temps, nous dit-il. Je ne serai tranquille que lorsque je vous saurai loin... Et n’allez pas à la gare d’ici... Le garde champêtre peut s’y être rendu, s’il se doute de quelque chose.

Nous serrâmes la main de ce maire excellent, et nous sortîmes par une porte du parc qui donnait sur la campagne.

Une heure après, nous nous retrouvions, Bellenger et moi, à une gare de bifurcation. Le soir même, nous étions à Troyes.

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