Mes cahiers rouges au temps de la Commune
POURQUOI DELESCLUZE MARCHA-T-IL A LA MORT?
à la porte de Vincennes
Pourquoi Delescluze, le soir du jeudi 25 mai, quitta-t-il la mairie du onzième arrondissement pour aller se faire tuer, volontairement, sur la barricade qui barrait, au Château-d’Eau, le boulevard Voltaire?
Aux premières heures de l’après-midi de ce même jour, Delescluze, accompagné de plusieurs membres de la Commune, s’était rendu à la porte de Vincennes. Il s’agissait de tenter une démarche près des autorités militaires allemandes, en vue d’un armistice ou d’une proposition quelconque à transmettre au gouvernement de Versailles.
Cet incident est resté assez obscur.
Au nombre des membres de la Commune qui accompagnaient le délégué à la Guerre, était Georges Arnold.
C’est d’Arnold que je tiens le récit suivant:
Dans la matinée du jeudi—me raconta Arnold—je reçus, à la mairie du onzième, la visite d’un de mes parents, commerçant, installé boulevard Voltaire, qui me dit connaître quelqu’un qui se chargerait d’obtenir, par l’entremise des Prussiens, l’acceptation par le gouvernement de Versailles de la cessation des hostilités, à certaines conditions à débattre.
Après quelques minutes de conversation, mon parent sortit. Peu après il me mettait en présence de l’intermédiaire.
Je fis part, sans tarder, de la situation à mes collègues de la Commune, qui étaient encore une vingtaine présents à la mairie.
La proposition fut acceptée. Il fut convenu que la délégation, accompagnant l’intermédiaire—passé au rôle de parlementaire—serait composée de Delescluze, Vaillant, Vermorel, et de moi-même.[229]
Nous nous rendrions à la porte de Vincennes, et, après l’avoir franchie, nous prendrions, d’accord avec l’homme qui se faisait fort de mener à bien les pourparlers, toutes dispositions pour remplir notre mission.
Nous partîmes, suivis d’un détachement de fédérés recrutés sur la place Voltaire.
Delescluze était, selon son habitude, en costume civil, chapeau haut-de-forme, pardessus gris, écharpe rouge sous la redingote. Je portais l’uniforme de chef du 164e bataillon. Mes collègues portaient l’écharpe rouge apparente, en sautoir, et, à la boutonnière, la rosette rouge frangée d’or.
Le chemin de la mairie à la porte de Vincennes se fit sans incident.
Il n’en fut pas de même quand nous fûmes à la porte.
Il était entre deux et trois heures quand nous y arrivâmes.
Les gardes de service, quand nous voulûmes franchir le pont-levis, nous barrèrent nettement le passage.
Et comme nous montrions nos écharpes de membres de la Commune.
—Non. Vous ne passerez pas!... Personne ne passera...
Delescluze se nomma.
—Non. Vous ne passerez pas.
Encore une fois, Delescluze protesta:
—Mais je suis le citoyen Delescluze, délégué à la Guerre...
—Personne ne sortira d’ici.
Et, quelqu’un ajouta:
—Nous sommes fichus... Vous resterez avec nous.
Il n’y avait pas à s’insurger. Nous convînmes d’envoyer un de nous chercher l’ordre de Ferré à la mairie du onzième.
Delescluze et nous qui l’accompagnions fûmes conduits, par les gardes, baïonnettes aux fusils, chez un marchand de vins de la place du Trône, en attendant le retour de l’envoyé.
Là, Delescluze se laissa tomber sur une chaise, écroulé, tué par la douleur et la honte.
—Je ne veux plus vivre! répétait-il. Non. Tout est fini pour moi...
Nous n’attendîmes pas l’ordre de Ferré.
Nous reprîmes le chemin de la place Voltaire, et rentrâmes à la mairie, où nous mîmes nos collègues au courant des incidents auxquels nous venions d’être mêlés...
Je n’abandonnais pas cependant le projet.
Je décidai de me rendre à la porte de Montreuil.
Toujours accompagné du parlementaire, je franchis avec la plus grande difficulté les barricades.
J’arrivai enfin à la porte.
Les Bavarois s’étaient avancés jusqu’à une centaine de mètres du rempart.
Le parlementaire se rendit près d’eux.
D’après ce qu’il me dit au retour, il aurait été mis en relations avec un officier supérieur, un colonel, qui aurait écouté ses propositions, mais qui aurait refusé de s’y associer, donnant pour raison qu’il était désormais trop tard.
Quand je rentrai à la mairie du onzième, il était huit heures.
Delescluze n’était plus là.
Mes collègues m’apprirent que, peu après son retour à la mairie, il les avait quittés pour se diriger, par le boulevard Voltaire, vers le Château-d’Eau...
un témoin
Il y a quelques années de cela, à la suite d’un article sur la mort de Delescluze, je recevais d’un de mes lecteurs le témoignage suivant. Je le publie sans y rien changer:
Paris, le 14 février 1901.
Monsieur,
Je lis à l’instant votre article. Le jeudi 25 mai, Delescluze, accompagné de plusieurs officiers supérieurs de la Commune, voulait passer la barrière de Vincennes, vers deux heures de l’après-midi.
La garde de service—le 31e je crois—avait ou devait avoir la consigne de ne laisser passer personne, et, sauf le colonel Murat ou Demurat qui, avec une compagnie de garde nationale et des voitures d’artillerie, était allé chercher des munitions au fort de Vincennes, personne ne pouvait passer.
Je me rappelle, comme si c’était hier, le dialogue entre le chef de poste et les officiers.
—Vous ne passerez pas.
—Mais c’est Delescluze, le ministre de la guerre, et nous voulons aller au fort pour nous assurer s’il y a les munitions nécessaires.
Explosion de rires des gardes qui entourent l’état-major.
—Ha! Ha! Ha!... On ne nous la fait pas... celle-là! Vous voulez vous tirer des pieds (sic) après nous avoir mis dans le pétrin. Restez-y avec nous. Mais vous ne passerez pas.
Parmi les officiers, quelques-uns font mine de vouloir forcer la consigne.
Mais les gardes croisent la baïonnette, et font observer que les fusils sont chargés.
Delescluze, tout habillé de noir, petit et mince, la barbe et les cheveux tout blancs sous le chapeau haut de forme (je le vois toujours), rappelle ses officiers d’une voix douce, et tous s’en retournent vers Paris, sur lequel flotte un énorme panache de fumée noire.
Les faits de cette journée sont tellement gravés dans ma mémoire, que je pourrais vous dire, heure par heure, tout ce qui s’est passé, ou, plutôt, tout ce que j’ai vu ce jour-là, depuis cinq heures du matin, heure à laquelle je quittai la villa des Rigoles, pour aller à la batterie d’artillerie de la rue de l’Ermitage, où je restai jusqu’à neuf heures du matin.
Veuillez agréer...
X. Parisien de Paris.[230]
l’intermédiaire
D’où venaient les propositions faites à Arnold d’abord, et, par lui, ensuite, à la Commune, d’entrer en pourparlers avec les Prussiens?[231]
Malon, dans la Troisième Défaite du Prolétariat français (page 454), dit que «le secrétaire de M. Washburne[232] vint offrir à la Commune une proposition émanée des Prussiens pour un arrangement entre les Versaillais et les fédérés».
M. Washburne a formellement nié qu’aucun membre du personnel de la légation des États-Unis eût été mêlé à ces pourparlers.
Mais pourquoi Malon, qui assistait à la séance que tinrent à la mairie du onzième les vingt membres de la Commune encore présents, a-t-il nommé le secrétaire de M. Washburne?
Pourquoi aurait-il inventé cette fable?
Le secrétaire particulier de l’ambassadeur des États-Unis était alors M. Mac-Kean, nommé à plusieurs reprises par M. Washburne dans la brochure relatant ses démarches en vue de l’élargissement de l’archevêque de Paris.
M. Mac-Kean, qui avait accompagné M. Washburne dans toutes ses visites (à Cluseret, à Raoul Rigault) n’aurait-il pas, à la dernière heure, sans prendre conseil de M. Washburne, conçu le projet dont parle Malon?
J’ai interrogé Arnold, qui, lui, ne se souvient pas du nom de Mac-Kean.
Ce côté de l’incident reste donc encore assez mystérieux.
je ne veux plus vivre!
Peu importe.
Ce qu’il faut retenir, c’est le désespoir, la honte de Delescluze, soupçonné, injurié par les combattants de la dernière heure, traité de lâche et de fuyard...
Lui!
—Je ne veux plus vivre! répétait-il à la porte de Vincennes.
Et à Ferré, qu’il rencontra à son retour à la mairie du onzième:
—Je suis épuisé...
Dès cet instant, sa résolution fut prise de marcher à la mort...