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Mes cahiers rouges au temps de la Commune

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PAR LA VILLE RÉVOLTÉE


CHEZ GLASER[183]

(La Brasserie de la rue Saint-Séverin)

coup d’œil

Derniers mois de l’Empire.—Rue Saint-Séverin. La deuxième maison à gauche, près le boulevard Saint-Michel. Aujourd’hui, une librairie. Le numéro 40. En 1870-71, une brasserie de modeste apparence. Au-dessus de la porte d’entrée, un gros tonneau de verre. On voit encore, sur la pierre, deux taches de ciment, marquant la place des trous où s’enfonçaient les supports de fer. Le seuil franchi, une salle claire. Billard au fond. Tables de marbre blanc. Au comptoir, lisant un journal, un homme à barbe brune, la physionomie ouverte. Le patron. Glaser. Instituteur en Alsace, Glaser a été, pour ses opinions républicaines, révoqué par le gouvernement impérial. Il a quitté son pays. Pour vivre, il a ouvert la brasserie de la rue Saint-Séverin, à l’enseigne: Au Tonneau. Ou encore, Brasserie Rhénane. Nous disons, «chez Glaser».

Une belle chambrée, quand nous sommes là, le soir, sur le coup de dix ou onze heures. Tous, à quelques très rares exceptions, plus tard, de la Commune. Les uns à l’Hôtel de Ville: Vallès, Longuet, Vaillant, Rigault, Jourde, Régère, Vermorel, Léo Melliet, Oudet,[184] Tridon, Courbet.[185] Humbert et moi, ferons avec Vermersch, le Père Duchêne. Maroteau, la Montagne, qui le mènera au bagne et à la mort, à l’hôpital de l’île Nou. Lullier,[186] général, ou à peu près. Il ira, lui aussi, au bagne. Briosne, Ducasse, Teulière, orateurs en vogue des réunions publiques. Passedouet sera maire du treizième. Il mourra, comme Maroteau, en Calédonie. Lucipia, encore au bagne. Maître sera chef de notre fameux bataillon des Enfants du Père Duchêne. A cette table, une demi-douzaine qui siégeront, à côté de Rigault et de Ferré, à la préfecture de police: Breuillé, Levraud, Da Costa (les deux frères), Sornet. Aconin, adjoint au Panthéon après avoir été capitaine au 248e. Eudes[187] et Brideau,[188] qui seront pris pour l’affaire de La Villette, condamnés à mort, délivrés, à la veille d’être fusillés, par le Quatre-Septembre. Pilotell sera commissaire spécial de police. Il arrêtera Gustave Chaudey. Treillard, un vieux de Décembre, sera directeur de l’Assistance publique. Il mourra fusillé dans la cour de l’École polytechnique. Édouard Roullier entre, un volume de Proudhon sous le bras, traînant après lui, accrochés à sa longue blouse bleuâtre, déteinte par les multiples lavages de la citoyenne Roullier, deux ou trois mioches geigneux. Paget-Lupicin, plus tard directeur de l’Hôtel-Dieu, balance de sa main gauche sa calotte de fausse fourrure. Henri Bauer sera déporté. Albert Callet, qui accompagnera Grousset à la délégation aux affaires étrangères, s’en tirera avec cinq ans de prison. Et tant d’autres. Cavalier (après le siège), ce bon Pipe-en-Bois, à qui Alphand viendra rendre justice devant le conseil de guerre. Le grand Petite, qui s’en ira en exil à Genève. Pierre Denis, qui ne sera pas poursuivi, bien qu’il ait fait presque tous les premiers Paris du Cri du Peuple. Noro, futur chef du 22e bataillon, brosse, pour le moment, une immense toile, les Derniers Montagnards, mal à l’aise dans son étroite chambrette du sixième. J’allais oublier Gill, qui sera conservateur du musée du Luxembourg.

O cher temps envolé!—Quand, la grille fermée,
Nous allions, tous les deux dans l’ombre parfumée,
Seuls maîtres des lilas; le doux silence...
T’en souviens-tu?—C’était du temps de la Commune.

Encore quelques-uns. Charles Frémine, qui vient de publier chez Lemerre son premier volume de vers, Floréal. Francis Enne. Gustave Puissant, l’auteur, un jour célèbre, des Écrevisses du Petit Auguste. Celui-là—le seul—tournera mal.[189]

le baron de Ponnat

Une note spéciale à ce brave baron de Ponnat, baron authentique, blanquiste et athée.

Épais, chauve, vers la cinquantaine, toujours trottinant, le baron arrive, dépose sur sa table une énorme serviette bourrée de papiers, les notes qu’il a prises à la Bibliothèque impériale pour son Histoire des variations de l’Église, parue plus tard, en deux volumes, chez Charpentier.

Le baron passe toutes ses journées, plongé dans les in-folios de Suarez et de saint Thomas d’Aquin. A moins qu’il ne rencontre un enterrement civil. Ce jour-là, c’est fête pour le fougueux libre-penseur qu’est le baron. Le défunt dont passe la dépouille mortelle? De Ponnat ne s’en inquiète guère. Il se mêle au cortège. Il arrive au premier rang, derrière le corbillard. Il salue les parents, cause au besoin. Tout cela pour préparer la scène finale, la célébration des vertus du libre-penseur qu’il ne connaît, bien entendu, ni d’Ève ni d’Adam. Mais de Ponnat s’est mis en tête de faire de la propagande. Il la fait à toute occasion. Envers et contre tous, s’il le faut. Personne ne l’empêchera, le mort arrivé à la fosse, de prendre la parole et de jeter sur le cercueil le bouquet de fleurs d’immortelles symbolique. La légende veut que le baron, pour amorcer l’assistance, commence invariablement son éloge funèbre par la phrase, plutôt amusante: «Citoyennes et citoyens. C’est toujours avec un nouveau plaisir que je viens sur la tombe d’un libre-penseur...» Personne de nous, à vrai dire, n’a entendu le baron.

Ponnat, avisé, continua, dès que l’insurrection fut victorieuse, à fréquenter Suarez et Thomas d’Aquin. Mais il se tint à l’écart. Un jour, à Genève, nous le vîmes apparaître à la terrasse du café du Nord, où il était venu, de la voisine Savoie, son pays natal, serrer la main des anciens amis. Je n’entendis plus, après cette visite, parler de l’original et blanquiste baron.

mouchards

Il n’est pas facile à la police de s’aventurer dans notre petite brasserie. Tout le monde s’y connaît. Hors nous, il n’y a guère d’habitués qu’une demi-douzaine de commerçants du quartier, qui, après dîner, viennent faire leur partie de billard, sans s’émouvoir autrement du perpétuel brouhaha des conversations, plutôt animées.

Une figure nouvelle apparaît-elle, qu’elle est vite détaillée. Il y a là de fins limiers, comme Rigault, qui connaît à fond son personnel de la rue de Jérusalem.

Dans sa déposition de l’Enquête parlementaire sur l’Insurrection du 18 mars, M. Claude, qui était chargé de la surveillance des clubs, réunions et «endroits mal famés», avoue franchement la terreur qu’inspirait à ses agents la seule idée d’entrer dans un des établissements fréquentés par le monde révolutionnaire.

—Chaque fois qu’on commandait des agents pour y aller, répond M. Claude à une question du président de la commission d’enquête, c’était à qui trouverait des excuses, parce qu’ils savaient qu’on leur faisait de mauvais partis.[190]

La brasserie de la rue Saint-Séverin n’inquiétait pas que M. Claude. Elle troublait les nuits de M. Vacherot, maire du cinquième arrondissement (Panthéon) sous le siège, plus tard député à l’Assemblée nationale, l’auteur de la Démocratie.

Dans cette même séance de la commission d’enquête, M. Vacherot interroge M. Claude.

—Je voudrais vous adresser une question qui est relative à mon quartier. Avez-vous connaissance d’une réunion qui se tenait presque tous les soirs dans un café situé au bas du boulevard Saint-Michel, c’est-à-dire près du pont Saint-Michel, en descendant à droite, à laquelle prenaient part un grand nombre de gens qui ont figuré dans la Commune?

—Oui, répond M. Claude. C’était en allant vers le pont à droite. Nous savions qu’il se tenait des réunions comme celles-là rue Saint-Séverin, et dans le quartier situé entre Saint-Séverin et le pont Saint-Michel.

—Aviez-vous, reprend M. Vacherot, des agents dans ces réunions? Saviez-vous ce qui s’y passait?

—La police politique, répond M. Claude, en avait.

La vérité, M. Claude l’a dite plus haut. Ses agents n’osaient pas se mêler à nous, sûrs qu’ils étaient d’être reconnus et jetés dehors.

Cela arriva un soir chez Glaser, où deux pauvres diables de mouchards s’aventurèrent à pousser la porte.

Salle pleine. Pas une table libre.

Force est aux deux compagnons d’aller s’installer derrière le billard, au fond.

—Mince qu’ils en sont! nous dit, au premier coup d’œil, Rigault.—Je les connais.

Et le voilà qui quitte sa place, sort de sa poche sa tabatière—Rigault prisait copieusement—s’approche des deux hommes, prisonniers en face de leur mazagran, et, les nommant à haute voix par leurs noms, tout en leur offrant une prise:

—Eh bien! comment va le patron? Allons, ne vous gênez pas, prenez-en une... deux si vous voulez.

Et Rigault de rire, en faisant claquer sa tabatière.

Mais d’autres, moins gouailleurs que Rigault, ne riaient pas.

Roullier, le mufle en avant, hurlait: «Qu’on les assomme!» Paget-Lupicin, sortant de son attitude pacifique habituelle, frappait violemment sa calotte sur le marbre de sa table. Pilotell brandissait une chaise, gardant la porte d’entrée...

On ne sait comment l’incident se fût terminé, si ce bon Glaser ne fût venu nous prier amicalement de laisser partir les deux intrus.

Les deux hommes quittèrent à la hâte leurs mazagrans et gagnèrent prestement la rue, non sans avoir essuyé un formidable «à la porte les mouchards».

Quand fut venue la Commune, on n’avait plus les mêmes raisons de se gêner.

Dans la première quinzaine d’avril, on nous signala un homme, habitué de notre petite brasserie, qui jouait un rôle plutôt suspect.

Rigault, cette fois, ne se contenta pas de lui offrir une prise. Il le coffra.

Le Père Duchêne, qui avait l’œil ouvert, consacra au bonhomme un bout d’article.

«Le bougre va le payer cher!» concluait-il.[191]

Le bougre le paya-t-il cher?

Voilà ce que j’ignore encore...

le neveu Antoine

Un soir. Nous causons, trois ou quatre. Entre un ami. Il est accompagné d’un tout jeune homme, brun, pâle, moustache fine.

—Un ami... Antoine.

Antoine est neveu de Blanqui. Le fils de l’admirable sœur de l’éternel prisonnier.

Le lendemain, je vais voir Antoine.

—Venez, m’a-t-il dit. Je vous montrerai la petite pièce où travaille «mon oncle»,—mon oncle, c’est Blanqui,—quand il paraît à la maison.

Le logis qu’occupait la sœur de Blanqui a disparu. Barrant le boulevard Saint-Germain, à la hauteur de la rue Hautefeuille, des bâtisses vermoulues que les opérations de voirie ont depuis longtemps jetées bas. Un étroit passage fait communiquer le tronçon de boulevard avec les petites rues, disparues, elles aussi, les unes en partie, les autres tout à fait, la rue du Jardinet, où était l’imprimerie de la mère Gaittet, et, plus loin, la rue Larrey, où était la Marmite de Varlin.

Au premier étage, un atelier de brochure, que dirige madame Antoine.

Un petit salon, d’allure simple, bourgeoise. Une toile attire le regard. Un homme, jeune, les bras croisés, cheveux ras, visage allongé, yeux ardents, lèvres minces, comme découpées au couteau.

—Mon frère, dit madame Antoine.

Le portrait est celui de Blanqui en 1838. Blanqui a trente-trois ans. Peint par sa femme, Suzanne-Amélie, dans cette petite maison de Jancy, sur les bords de l’Oise, où le gouvernement de Louis-Philippe l’a interné, après l’affaire de la rue de Lourcine.

Il a été fait, de cette toile, qui est le plus beau et le plus vivant portrait de Blanqui, une eau-forte, signée Gravier, dont j’ai un exemplaire, donné pur Breuillé.

Attenant au salon, une toute petite pièce, un couloir plutôt. Une table, deux chaises.

—C’est le cabinet où travaille mon frère,—quand il est là.

Dans un coin, appuyés au mur, deux grands volumes, reliés, qui sont à Blanqui. L’année 1848 du Journal des Débats.[192]

le retour de Rogeard

—Rogeard arrive ce soir.

C’est Longuet qui nous apporte la nouvelle.

Rogeard a terminé les cinq ans de prescription de sa condamnation de 1865 pour les Propos de Labienus.

Beaucoup de nous, la plupart, ne connaissent pas encore Rogeard. Les plus vieux avaient vingt ans quand parut le célèbre pamphlet. Aussi nous apprêtons-nous à faire fête au vieux maître.

Neuf heures. Longuet, qui nous a quittés, rentre avec un gros homme, grisonnant, chauve, la face rougeaude, l’air timide.

Rogeard balbutie quelques paroles en réponse à notre accueil enthousiaste.

Et, comme il tient toujours à la main un immense chapeau mou, qu’il ne sait où poser, Vallès, d’une voix rieuse:

—Allons, à cette patère, le casque des Curiaces.

Rogeard, moitié content, moitié froissé, accroche son chapeau mou.

Il est désormais des nôtres.

le capitaine Blot

Assis avec quelques amis, un officier.

Sur la table, une longue boîte en carton. L’officier l’ouvre et en retire un superbe claque, avec un bouquet de plumes tricolores.

L’officier est le capitaine Blot, instructeur à Saint-Cyr.

De temps à autre, Blot vient nous voir à la brasserie de la rue Saint-Séverin. En civil. Quand il arrive en uniforme, c’est qu’il doit faire quelque part, au ministère de la guerre ou ailleurs, une visite d’apparat. Peu désireux de descendre le boulevard Saint-Michel coiffé de son chapeau à plumes, il vient en képi, le carton renfermant le fameux chapeau à la main.

Un soir, quelques mois plus tard, Blot nous surprendra. En août. Désigné pour un régiment, au lendemain de la déclaration de guerre, il a été fait prisonnier à l’une des grandes batailles. Il s’est échappé, déguisé en bouvier.

Il restera à Paris, tout le siège.

La Commune venue, on lui offre d’être général. Il refuse. Il ne nous quitte pas, cependant. Après l’entrée des troupes, il donne ses conseils pour l’attaque, à l’artillerie, de la gare Montparnasse, déjà occupée par l’armée de Versailles.

Le capitaine instructeur de Saint-Cyr, la Commune définitivement vaincue, tous ses amis disparus, tués, en prison, en exil, se voua au professorat. Il fut longtemps, m’a-t-on dit, professeur d’histoire aux Dominicains d’Arcueil.

Édouard Vaillant

Juillet 1870.—Édouard Vaillant, qui sera membre de la Commune, arrive d’Allemagne, où il était, comme Rogeard, à Tubingen.

Sur sa route, il a vu défiler l’armée allemande, marchant vers la frontière.

Vaillant nous dit ses craintes patriotiques. L’ennemi s’avance, chantant les airs de bataille et de triomphe, comme s’il était sûr déjà de fouler bientôt notre sol.

Et nous restons, silencieux, pensifs, le cœur serré.

infidélités

Aux soirs d’été, quand la chaleur est brûlante, nous faisons quelques infidélités à ce brave Glaser. Nous remontons le boulevard Saint-Michel jusque chez Hoffmann. Place de l’Observatoire. Au coin du boulevard Montparnasse et de l’avenue, bordée de grands marronniers, qui conduit à la grille de l’établissement scientifique. Au rez-de-chaussée, deux salles meublées de tables et de bancs de noyer ciré. Bière blonde de Strasbourg, renommée dans tout le quartier des Écoles et dans tous les ateliers de peintres et de sculpteurs du voisinage. Au fond de la salle d’entrée, une petite porte, qui, par une sente rapide et agreste, conduit à un jardin en contre-bas, peuplé de bosquets feuillus. Le soir, autour des moos et des verres, la causerie y est délicieuse.

Vermersch est, depuis des années, assidu des soirées d’Hoffmann.

Hier, à minuit, comme un vrai Flamand,
J’allais, chez Hoffmann, manger la choucroute.
La bière, en chantant, tombant goutte à goutte,
Joyeuse, emplissait le moos écumant.

Toute une bande d’artistes, peintres, sculpteurs du quartier, se retrouve là le soir. Des modèles, qui emplissent le jardin de leurs rires. Je vois encore, frappant du poing sur la table, faisant sauter les verres, un vieux peintre d’histoire, élève de Delaroche, Jules Vialle, qui amène Picchio, le peintre de la Mort de Baudin. Vialle s’est battu en 48. Il a conservé la balle qu’il faillit recevoir au Palais-Royal, et qu’il détacha de la porte contre laquelle elle s’était écrasée. Quand nous allons bavarder dans son petit atelier de la rue de la Grande-Chaumière, où il brosse, à la douzaine, pour les magasins de l’abbé Migne, des chemins de croix et des archevêques «en pied», il nous la montre avec orgueil. Un jour, un farceur qui nous avait accompagné voulait à toute fin que la balle qui avait failli tuer le peintre fût une balle chassepot. Vialle voulait l’étrangler. Un sculpteur, Lebœuf, qui a fait à Guernesey un buste de Victor Hugo, dont les reproductions se vendent dans les librairies du boulevard Saint-Michel. Un protégé de Nefftzer, qui collabore de-ci de-là au Temps, un grand Alsacien blond, Ritzinger. De temps à autre, l’écrivain catholique Constant Thérion,[193] qui abandonne, pour venir chez Hoffmann, la brasserie Mayer de la rue Vavin.

Seul, devant sa chope, dans la salle du rez-de-chaussée, son dogue noir assis sur la banquette, l’auteur du Vandalisme révolutionnaire, professeur à Sainte-Barbe, Eugène Despois, caresse sa barbe noire semée de fils d’argent.

au club Blanqui

Blanqui ouvre son club ce soir. Nous irons.

Rue Saint-Denis, numéro 20. Au premier étage d’un café, le café des Halles Centrales. La maison a disparu pour faire place à une construction neuve, l’achèvement des magasins de Pygmalion.

Très peu de monde quand nous entrons. Les fidèles. Eudes, Brideau, que le Quatre-Septembre vient de délivrer. Edmond Levraud. Breuillé. Balzenq, gérant de la Patrie en Danger. Albert Regnard, qui sera secrétaire général de la préfecture de police avec Rigault. Caria.[194] Oudet. Édouard Roullier. Granger, qui a payé de sa poche les revolvers de La Villette. Une cinquantaine d’autres.

Assis sur le rebord du billard, Moutard, mon ancien professeur de mathématiques à l’institution Barbet et à Sainte-Barbe. Moutard, alors jeune ingénieur, a refusé le serment au Deux-Décembre. Plus tard, professeur à l’École polytechnique, inspecteur général des mines. Il est venu là en curieux, comme J.-J. Weiss vient, lui aussi.

Où est Blanqui?

Une table en bois blanc, haussée sur une estrade. Je m’approche. Tridon cause avec un petit homme au nez fortement busqué, le visage rasé, la tête un peu penchée, l’œil noir extraordinairement perçant.

C’est LUI.

Je m’approche. Tridon me serre la main, dit mon nom.

Déjà, à la tribune, devant la table, un homme parle haut. La chevelure rebelle, la parole nerveuse, le geste violent. C’est Lullier, l’ancien lieutenant de vaisseau. Habitué, comme nous tous, de chez Glaser, où il vide, chaque soir, son carafon de cognac.

—Citoyens...

Lullier se penche, désigne du doigt Blanqui, qui cause toujours avec Tridon, moi à côté d’eux.

—Citoyens... ce vénérable vieillard...

Blanqui s’est dressé.

Son regard, dur comme l’acier, luisant comme un tison, s’est dirigé sur Lullier... Lui! Lui!... Un vénérable vieillard!... Une vieille barbe!

Ah! ce regard!

Lullier, tout décontenancé, balbutie quelques mots et disparaît.

31 octobre

Minuit. Quelques-uns sont déjà de retour de l’Hôtel de Ville. On cause autour du poêle de Glaser. Au dehors, le rappel bat encore dans la rue de La Harpe.

Un ami, qui sera près de Rigault à la préfecture, Émile Giffault, raconte notre aventure.

—Nous sommes, vers onze heures, dans le Salon rouge, où sont Blanqui, Flourens, Millière et d’autres. Autour de nous, on dit que les bataillons réactionnaires sont en marche sur l’Hôtel de Ville. D’une minute à l’autre, nous allons être envahis. Giffault se penche à mon oreille. Au milieu du brouhaha, il me crie:

—J’ai des bombes dans ma poche.

Que faire?

Sortir avec?

Dangereux.

Où les cacher?

Et nous voilà, à travers les groupes de tirailleurs, à filer contre les murs, cherchant une issue... Une tenture cède... Derrière, le vide. Une porte ouverte... Nous disparaissons... Une salle déserte... Une autre salle... Nous sommes bien seuls... Derrière les tentures, dans l’angle d’une cheminée monumentale, Giffault dépose doucement, comme dans un nid, ses bombes... Le voilà débarrassé.

Tard, après minuit, volets fermés, la brasserie reste pleine et bruyante. A chaque minute, ce sont des arrivées.

Enfin, à trois heures, nous partons.

La nuit est tout en brouillard.

A la hauteur du jardin de Cluny, à deux pas de moi, un ami, que j’ai vu à l’Hôtel de Ville. Un fidèle de Blanqui. Il pleure et sanglote.

—Eh bien! qu’y a-t-il donc?

—Il y a... Il y a, mon vieux, que la Commune est foutue.

Benjamin Flotte

Une figure. Benjamin Flotte. Un ancien des grands jours. Ami, ombre de Blanqui. Flotte, les cinq années de détention auxquelles il a été condamné à la suite du 15 Mai terminées, s’en est allé à San-Francisco. Cuisinier d’élite, il a fondé une maison prospère. Il est revenu à Paris dans les environs de la déclaration de guerre.

Un soir, nous causons de Blanqui. Flotte garde le silence.

—Eh bien! toi... Dis-nous quelque chose.

—Quand je l’ai revu, il y a trois mois, pour la première fois depuis le procès de Bourges... c’était chez sa sœur, madame Antoine... Elle m’avait averti, la veille, de son arrivée... Je n’avais pas dormi de la nuit... Le revoir!... Quand j’ai franchi la porte du petit salon que tu connais bien, mon cœur battait... Je le reconnais... Il est là, assis devant une table... Il lit... Nous allons nous jeter dans les bras l’un de l’autre... nous embrasser en vieux frères d’armes... Songez, j’étais à côté de lui, le 15 Mai, à la tribune de la Chambre... J’étais à côté de lui partout...

Et Flotte s’arrête un instant.

—Non... il ne bouge pas...

—C’est Flotte, lui dit sa sœur.

—Ah! c’est toi... Et il me tend, sans se lever, une main que je serre... Ce fut là toutes nos effusions...

—Tu lui en veux? dis-je à Flotte.

—Moi?... Pourquoi?...

Et, moitié riant, moitié attristé:

—Pourquoi lui en voudrais-je?... Non... je ne le pourrais pas.

Flotte, qui touchait à la soixantaine,—visage long, cheveux blancs coupés ras,—resta avec nous pendant la Commune, tout entier à son projet d’échange de Blanqui contre l’archevêque et divers otages.

—Ah! quand nous LE reverrons ici—disait-il, un soir, à Vallès—je me mettrai moi-même aux fourneaux de Glaser, et je vous ferai, de mes mains, ce que vous n’avez jamais mangé... Un délice... Je suis seul à connaître la recette... L’omelette aux foies de poulet...

—Convenu, Flotte, opinait Vallès de sa grosse voix... A quand l’omelette aux foies de poulet?

Hélas!... La défaite vint... Ceux qui survécurent s’en allèrent en exil... Flotte retourna à San-Francisco... Et nous ne sûmes jamais ce qu’était la délicieuse omelette de Benjamin Flotte, l’ami, l’ombre de Blanqui.

22 janvier

Le jour s’est levé sur un ciel sombre et glacial. Des bruits sinistres circulent. Dans quelques jours, ce sera la capitulation. Paris est à bout de forces. On distribue parcimonieusement l’horrible pain noir de riz et d’avoine. Les derniers chevaux sont mangés. La veille, pendant que nous étions là, devisant autour du poêle éteint, une vieille femme, proprette, a fait le tour des tables du café, soulevant le couvercle d’un panier d’osier qu’elle portait avec précaution à la main. Dans le panier, un gros matou à la robe tigrée, les moustaches effilées, l’œil jaune coupé d’une raie noire. Appétissant, le matou. Le dernier matou du siège. Pauvre matou. Il n’a pas trouvé acquéreur chez Glaser.

Deux heures. Filons vite. Notre bataillon, le 248e, a rendez-vous rue des Écoles, pour marcher sur l’Hôtel de Ville. Pilotell boucle son ceinturon, coiffe son képi d’artilleur de la batterie Notre-Dame,—la batterie du Rappel,—où sont Vermorel, Rogeard, Treillard. Paget-Lupicin sort avec nous, en amateur, sa calotte sous le bras. Roullier nous dépasse de sa haute taille, sa longue barbe d’insurgé de juin constellée de petites étoiles de givre.

Nous rencontrons le bataillon au parvis Notre-Dame. Longuet en tête, dans sa longue capote grise de commandant. Aconin (qui sera adjoint au Panthéon après le 18 Mars) près de lui. Une cinquantaine d’hommes. Le reste n’est pas venu. On dit que ça va chauffer.

Pont d’Arcole. La place de l’Hôtel de Ville est pleine d’une foule bigarrée. La foule des dimanches. Des gardes nationaux. Des femmes. Des enfants. Les fenêtres de l’Hôtel de Ville sont closes. Au coin de l’avenue Victoria, des groupes en armes. Rue de Rivoli, un bataillon débouche. Au-dessus des têtes, le bonnet phrygien, rouge, d’un drapeau.

Nous sommes au milieu du pont, arrêtés, serrant nos rangs modestes. Où allons-nous? Avenue Victoria? Au café de la Garde Nationale, où—nous sommes avertis—sont, avec Blanqui, quelques amis?

Des coups de feu, subits, sans que rien ait pu les annoncer. A toutes les fenêtres de l’Hôtel de Ville, des nuages de fumée blanche... Encore des coups de feu... La place riposte. Et, derrière nous, ripostent aussi des gardes nationaux, embusqués dans les bâtiments, encore inachevés, du nouvel Hôtel-Dieu... De l’Hôtel de Ville, on tire partout. Sur la place, sur l’avenue Victoria, sur l’Hôtel-Dieu, sur le pont, où nous sommes toujours, figés d’épouvante et de colère...

Plus rien. La place est vide... Nous avons avancé... Un groupe vient vers nous... Au milieu une grosse tache rouge... Nous nous approchons.

La tache rouge, c’est un édredon, porté sur deux échelles... Sur l’édredon rouge, un homme étendu... Un képi à quatre galons... Parmi ceux qui accompagnent le blessé, un ami, un habitué de chez Glaser. Lucipia.

—C’est Sapia, nous dit Lucipia.

—Mort?

—Non. Blessé à la hanche. Une balle, là, dans l’avenue... Il levait sa badine pour crier «en avant» quand il a été frappé... Nous le portons à l’Hôtel-Dieu.

Quelqu’un s’approche. Un médecin. Il appuie sa tête sur la poitrine.

Le cortège continue sa route.

Quand il franchit le portique de l’hôpital, le commandant Sapia rendait le dernier soupir.

au gymnase Paz

Le lendemain. Cinq jours avant la capitulation. Au gymnase Paz. Rue Toullier. Entre la rue Cujas et les escaliers (disparus) qui, de la voie en contre-bas, montaient à la rue Soufflot. Une grande salle, nue, étroite et longue. Dans un coin, on a poussé les barres parallèles sur lesquelles s’exerçaient, avant le siège, les gymnastes. Je me hisse pour jouir du coup d’œil.

Foule. Des femmes. A la tribune,—une estrade,—un orateur. Une face émaciée, d’une pâleur atroce. Les yeux, noirs, brillants. Barbe noire embroussaillée. Cheveux longs. Briosne.[195]

La voix, caverneuse, a de superbes éclats.

—Citoyennes et citoyens... Nous résisterons jusqu’à la mort... Paris s’ensevelira sous ses ruines...

Ce sont des applaudissements, des voix qui crient et rugissent.

—Oui... Oui...

Briosne attend. Quand le bruit s’est apaisé, il reprend, de sa voix grave, à l’accent prophétique.

—Citoyennes et citoyens... Quand, dans Jérusalem assiégée par les soldats de Titus, tous les combattants eurent succombé, les femmes, debout sur les remparts à demi écroulés, ramassaient les cadavres de leurs époux et de leurs fils, et les lançaient, superbes de rage et de désespoir, à la face des assaillants...

Un grondement court sur les bancs où les femmes sont assises, le regard fixé sur Briosne, rouges, comme illuminées.

—Citoyennes et citoyens... C’est ainsi que feront nos femmes... Paris peut succomber. Il ne se rendra jamais...

—Je demande la parole, crie une voix que je reconnais à son timbre faubourien.

La voix de notre ami Roullier.

Briosne a fini. Je le vois qui s’en va, la face blême couverte de gouttes de sueur...

La longue blouse bleu pâle de Roullier flotte au-dessus de l’estrade.

—Vous avez entendu le citoyen Briosne, commence Roullier... Eh bien! jurons tous ici de mourir plutôt que de nous rendre aux Prussiens.

Des mains se lèvent.

—Oui. Nous mourrons tous... D’abord, avant de nous rendre, nous mangerons tout... Nous mangerons les chats... Nous mangerons les chiens... Nous mangerons les rats...

La salle se déride. Empoignés tout à l’heure par l’éloquence de Briosne, les nerfs se détendent.

—Oui, vocifère toujours Roullier... Les rats... Nous mangerons nos souliers... le cuir de nos ceinturons... nos gibernes... Est-ce que les naufragés ne mangent pas tout ce qu’ils trouvent sur leurs bateaux?... Ils se mangent quelquefois entre eux...

Roullier est allé trop loin... Un formidable rire secoue la salle, qui se vide.

les lettres de l’archevêque

Mercredi 24 mai, de la Semaine sanglante. La bataille se rapproche. Plus d’espoir. Je viens de passer une demi-heure, dans mon logis de la rue du Sommerard, à brûler les papiers compromettants, pour moi et pour d’autres, que deux mois d’insurrection ont accumulés.

Voici des lettres, cependant, que je ne brûlerai pas.

Les lettres de l’archevêque[196].

Sa lettre à M. Thiers, datée de Mazas, le 12 avril.

A cette lettre du 12 avril, le prélat prisonnier a joint une copie du court billet de rappel adressé par lui à son grand-vicaire, l’abbé Lagarde, alors à Versailles. Ce billet daté de Mazas, 19 avril.

Avec ces deux précieux documents, je détiens encore un chiffon de papier, sur lequel l’abbé Lagarde a tracé, au crayon, quatre lignes, adressées au malheureux archevêque.

Ces quatre lignes au crayon sont le refus de l’abbé Lagarde—daté de Versailles—de se rendre à l’appel pressant du prélat prisonnier.[197]

Que vais-je faire de ces pièces, intéressantes pour l’histoire future?

Je décide de les remettre à Flotte.

Je rencontre Flotte chez lui, dans son petit hôtel meublé de la rue de la Huchette.

Nous descendons tous deux. La rue Saint-Séverin est à deux pas. Nous entrons chez Glaser.

Personne.

Quel contraste avec les bruyantes tablées d’il y a quelques jours!

Où sont les uniformes, les galons, les écharpes rouges?

Nous nous asseyons, silencieux, le cœur serré.

Je remets à Flotte les lettres de l’archevêque et le billet de Lagarde.

—Je te les rendrai—me dit le vieux camarade—quand nous nous reverrons...

Je ne revis jamais Flotte.

Je ne devais plus, depuis cette matinée du 24 mai 1871, franchir la petite porte, aux barreaux de bois peint en vert, de la brasserie de la rue Saint-Séverin—de chez Glaser, comme nous disions.[198]

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