← Retour

Mes cahiers rouges au temps de la Commune

16px
100%

A L’HOTEL-DIEU

cigares d’un sou

Rue de Grenelle. Le lendemain du 18 mars. La grande cour du ministère de l’Instruction publique est pleine de fédérés. Les faisceaux formés. Accroupis en cercle sous la voûte d’entrée, une demi-douzaine de gardes jouent aux cartes.

La curiosité me fait passer le seuil. Je franchis la première porte qui se présente devant moi. J’erre à travers des dédales de corridors qui sentent le vieux bouquin et qu’encombrent des piles de papiers jaunis. Brusquement, que vois-je? Assis, devant une petite table, mon vieil ami Paget-Lupicin, un des fidèles de notre petite brasserie de la rue Saint-Séverin. Sa calotte de fourrure, qu’il porte en tous temps—à la main, car il est toujours tête nue, comme le père Gaillard,[209]—posée près de lui.

—Qu’est-ce que tu fais là, Lupicin?

—Eh! parbleu! j’ai pris le ministère, auquel personne ne songeait. Je suis seul ici... C’est donc moi qui suis ministre.

Et Lupicin éclata de rire, à cette seule pensée qu’il était bel et bien, à ce moment, grand maître de l’Université.

Ce brave Paget n’était du reste pas le premier venu. Il avait publié, après le 2 décembre, un petit journal d’enseignement, l’Éducateur Populaire, qui avait eu un gros succès dans le monde enseignant. Trop de succès même, puisqu’il avait été supprimé, avec adjonction de prison et d’amende pour son propriétaire. Paget, vieux proudhonien, avait publié aussi une petite brochure: Les droits du travailleur.

Il vivait parmi nous autres jeunes, bien qu’il eût déjà la cinquantaine.

Sur sa carte électorale, il inscrivait bravement: Léopold Paget-Lupicin, étudiant en médecine.

Et quand il nous arrivait de blaguer notre vieil ami:

—Eh bien! après tout... Étudiant... Juin et Décembre ont interrompu mes études. Est-ce ma faute?

Je revins, dès le lendemain, voir Paget. C’était le soir. J’entends une voix de femme accompagnée au piano. Un huissier m’ayant annoncé—quelques-uns des huissiers étaient restés à leur poste—Paget sortit.

—Eh bien, mon vieux! lui dis-je, te voilà déjà corrompu par les grandeurs. De la musique, du piano...

Il me fit entrer dans une salle assez pauvrement éclairée. La sœur de l’un de nous, qui possédait une belle voix de contralto, avait bien voulu faire un peu de musique. Paget me présenta à un haut fonctionnaire du ministère—de l’ancien—qui, un peu gêné, honorait de sa présence les salons du nouveau ministre.[210]

Réception bourgeoise. Canettes de bière. Sirops multicolores, montés par le mastroquet d’en face. Cigares d’un sou. Paget ne voulait pas qu’on dépensât l’argent du peuple en londrès.

—Des cigares d’un sou. Je n’en veux plus d’autres ici, avait-il ordonné impérieusement.

Pendant le règne éphémère de Paget, les londrès furent remplacés par les petits bordeaux. Seule réforme qu’eut le temps d’introduire rue de Grenelle le premier grand maître de l’Université de la Révolution de 1871.[211]

au parvis

Milieu de mai. Une après-midi, nous voyons flamber, à la porte de l’échoppe de la rue du Croissant, où nous vendons le Père Duchêne, la face ronde et fleurie de Paget. Treillard, mis par la Commune à la tête de l’Assistance publique, vient de le nommer à la direction de l’Hôtel-Dieu.

—Eh quoi! vous ne venez seulement pas me voir! Demain, on vous attendra à déjeuner... Je ne fais que passer.

—Entendu. A demain.

Le lendemain, nous étions, Vermersch, Humbert et moi, au parvis Notre-Dame. Paget nous attendait, faisant les cent pas devant le portail.[212]

—Ah! si ma mère me voyait! nous dit en nous abordant, d’un accent tout ému, Paget. Ce qu’elle serait heureuse! Dire qu’elle m’en veut toujours de n’être qu’officier de santé et de ne pas prendre mes inscriptions pour le doctorat. Mais maintenant...

C’était une des sorties familières de notre vieil ami, qui songeait toujours, malgré ses cinquante ans, à passer son doctorat, pour contenter sa maman.

Nous franchissons le portique de l’hôpital. Paget nous précède. Il gravit l’escalier, d’un air digne, son éternelle calotte dansant au bout de son bras. Nous allions nous engager dans un long corridor, quand Paget se retourne, et, d’un air triomphant:

—Eh bien! jeunes gens, vous ne remarquez rien?

Rien que les longues lévites grises et les bonnets de coton des malades qui, entendant des voix, se montrent aux portes.

—Farceurs! mais lisez donc!

En belles lettres rouges, sur le blanc du mur, se détache: Corridor Blanqui.

—Et c’est comme cela partout. Tenez... lisez l’arrêté de Treillard.

Une affiche blanche est collée en belle place:

Le directeur général de l’Assistance publique,

Considérant que les noms des salles des hôpitaux et hospices ne rappellent à l’esprit que des souvenirs de fanatisme;

Considérant qu’il est nécessaire de perpétuer la mémoire de ceux qui ont vécu ou qui sont morts pour le peuple, pour la patrie, pour la défense des idées généreuses, nobles inspirations du socialisme et de la fraternité,

Arrête:

Une commission est instituée pour substituer de nouveaux noms dans toutes les salles, cours ou corridors des établissements de l’Assistance publique.

Le directeur de l’Assistance publique,
Treillard.

Paget n’a pas perdu de temps.

—Ah! les saints! Ce que je les ai badigeonnés! Ça n’a pas été long... Ils n’y reviendront plus.

Nous traversons ainsi—je crois bien que Paget, dans sa joie, nous fit faire le tour de la maison—de nombreux corridors, dont les inscriptions d’hier—corridor saint ou sainte quelque chose—avaient disparu pour faire place à des appellations plus conformes au décret du directeur de l’Assistance publique de la Commune.

Tout le calendrier révolutionnaire avait été mis à contribution. Paget, en vieux proudhonien, n’avait pas oublié son maître.

—Au moins, lui dis-je, tu as eu soin de ne pas mettre trop près l’un de l’autre Barbès et Blanqui...

Paget me lança un coup d’œil qu’il chercha à rendre sévère. Et subitement:

—Et ce n’est rien que cela. Vous allez voir mes sœurs.

le rêve de Paget

Paget nous a fait préparer, dans une embrasure de fenêtre du réfectoire, une petite table. Le vieux Spartiate, qui a toujours vécu durement, ne possède à l’hôpital qu’une chambrette, semblable à celle que je lui connais depuis deux ans dans un modeste hôtel meublé du quai Saint-Michel, l’hôtel de Suède. Pas de service spécial pour le citoyen directeur. Pas de domestiques autres que ceux qui servent les malades. Sur la table, dans une assiette, un paquet de cigares d’un sou, les mêmes qui ornaient les soucoupes du ministère de l’Instruction publique, pendant son intérim après le 18 mars.

Paget nous dit ses rêves administratifs.

—Il faudra déménager cette vieille baraque où nous sommes, au plus tôt, et nous transporter en face. Du reste l’Hôtel-Dieu devrait être hors de Paris, au milieu des arbres et des fleurs.

—Ta baraque, mais on va peut-être te la démolir à coups de canon, bientôt.

Paget reste songeur.

—Ça va cependant toujours bien, là-bas! nous dit-il en montrant l’horizon.

—Oh! très bien! très bien! répondis-je, désolé de l’avoir inquiété.

Paget, qui avait douté un instant de la stabilité de sa direction, sembla satisfait. Nous avions fini le déjeuner.

—Et maintenant, venez voir mes bonnes sœurs.

—Tes sœurs!

—Eh oui! si vous le voulez, mes citoyennes.

autels et lilas

Nous entrâmes dans la salle voisine. Des infirmières vêtues de noir, ceinturées de rouge, s’empressaient autour des lits occupés. A la tête des lits, des fleurs. Des fleurs encore sur une console adossée à la muraille.

—Eh bien! mais, et tes sœurs?

—Mes sœurs! mais les voilà, nous répondit Paget en nous présentant les religieuses vêtues de deuil. Ces excellentes filles, nos Augustines d’hier, n’ont pas voulu quitter leurs malades. Elles ont accepté de changer un peu leur costume. Les voici vêtues maintenant en sœurs de la Commune.

Le visage de Paget rayonne. Ce qu’il ne nous dit pas, c’est que lui, révolutionnaire enragé, mais le meilleur et le plus doux des hommes, admire ces braves filles, d’un dévouement et d’une abnégation sans bornes.

Si Paget aime ses sœurs, les Augustines le lui rendent bien. Quand l’armée fut entrée, elles lui offrirent un refuge chez elles, dans leur maison. Et c’est ainsi que notre vieux Paget fut sauvé de l’exécution sommaire.

—Et puisqu’elles m’ont fait une concession sur le costume, reprend notre ami, je n’ai pas voulu être en reste avec elles. Approchez-vous. Dérangez ce bouquet de lilas à la tête du lit. Ma foi, vous voyez, derrière, c’est un Christ. Ceux qui ne veulent pas le voir ne voient que les lilas. Voilà tout.

Nous restions ébahis.

Ce Paget! Était-il malin!

Mais nous n’en avions pas fini de nos étonnements.

—Là-bas... ces grosses gerbes de fleurs... continue Paget... Venez.

Et il fait glisser lui-même, sur le marbre d’une console,—nous croyons que c’est une console—les vases pleins de fleurs des champs.

—Eh bien oui!... C’est l’autel!... Que diable! On n’est pas un ogre, pour être de la Commune!... N’est-ce pas, ma sœur? ajouta Paget en interrogeant du regard une des religieuses qui nous accompagnent.

La sœur rit avec nous, de bon cœur, de l’innocent subterfuge du directeur de la Commune.

—Et cependant, dit l’une d’elles, M. le directeur ne nous permet pas tout. Il nous a refusé ce matin...

—Oui, oui! dit Paget. Mais ça, non! Croyez-vous qu’elles réclament pour leur Sainte-Vierge?

—Allons, mon vieux, dis-je à mon tour, puisque tu as si bien commencé, tu peux continuer. J’appuie la réclamation de tes bonnes sœurs, qui soignent si bien nos blessés.

Le fonctionnaire se réveilla à ce moment:

—Et si Treillard venait ici?

—Mon vieux Paget, Treillard ferait comme nous. Il en rirait...

Il est temps de partir. Le Père Duchêne du lendemain nous réclame. Nous longeons, pour gagner la porte du parvis, les corridors illustrés des noms des révolutionnaires aimés de Paget.

—Et surtout, lui disons-nous en le quittant, ne va pas, pour faire plaisir à tes sœurs, rétablir les noms des saints. Tu en es bien capable, vieux traître...

pêcheur à la ligne

Mercredi matin de la Semaine de Mai. Sur le pont au Change. Je croise un camion chargé de tonneaux que tirent quatre vigoureux percherons. A califourchon sur un des chevaux de tête, H...

—Où vas-tu comme ça?

H... me montre du doigt, sans mot dire, la Préfecture de police, qui bientôt va flamber. Déjà, les flammes sortent de l’Hôtel de Ville.[213]

Je songe à Paget. Ce brave Paget... Que fait-il? Pense-t-il à se mettre à l’abri? Allons voir Paget.

J’oblique vers le parvis. J’entre à l’Hôtel-Dieu.

Personne ne sait où est Paget. Il n’est pas dans son cabinet. J’interroge une sœur, qui passe, affairée. Elle ne sait rien.

J’allais retourner sur mes pas, quand un infirmier se présente.

—Tenez, me dit la sœur, celui-ci sait certainement où est M. Paget.

—Où est monsieur le directeur?

—M. Paget? je viens de le voir descendre avec sa ligne...

Avec sa ligne? Quelle ligne? Je n’y comprenais rien. Il faut que l’infirmier, et avec lui la religieuse m’expliquent que chaque jour Paget s’en va, bourgeoisement, sa calotte d’une main, une canne à pêche de l’autre, jeter l’hameçon dans la Seine, sans sortir de l’hôpital.

—Conduisez-moi vers lui sans perdre une minute.

Nous traversons les corridors. Je vois, pour la dernière fois, les inscriptions révolutionnaires passer en grosses lettres rouges devant mes yeux. Adieu, corridor Blanqui! Adieu, corridor Barbès! corridor Proudhon, corridor Lamennais—bien entendu, je ne réponds pas des noms que je cite—je ne vous reverrai plus! Demain, dans huit jours, un pinceau vengeur aura détruit l’œuvre de mon ami Paget...

—Faites attention, nous descendons, me dit l’infirmier.

Je sens une fraîcheur tomber sur mes épaules. Nous nous engageons dans une demi-obscurité. Des marches glissantes, humides, des murs où brillent de longues larmes salpêtrées et verdies par les mousses.

—Mais il me descend dans une oubliette! pensai-je. Paget serait-il déjà prisonnier dans quelque cul de basse-fosse!

Tout à coup, encadré dans le plein cintre d’une arcade pleine de lumière,[214] je vois se détacher de dos la puissante carrure de Paget, accroupi, immobile, tenant la ligne dont m’avait parlé tout à l’heure l’infirmier. A ses genoux une boite en fer-blanc. Accrochée au mur, la calotte légendaire. Le fleuve coule aux pieds du directeur. A un mètre de lui, dans le trouble de l’eau épaissie de vieux cataplasmes jetés par les fenêtres et dont on voit surnager les toiles, le bouchon flotte.

—Ça mord, citoyen directeur? crie l’infirmier.

—Foutre non! répond Paget, probablement désappointé, et mal en veine.

Il est si attentif à sa pêche, qu’il ne se retourne point. Je dois lui frapper sur l’épaule:

—Tiens! Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui par ici?

Paget est tout entier à sa passion favorite, qui ne va point sans une grande tranquillité d’âme.

—Mais, lui dis-je un peu impatienté, tu ne sens donc pas la fumée de l’Hôtel de Ville. Je viens de rencontrer l’ami H... sur le pont, conduisant une voiture chargée de tonneaux de pétrole.... Mon vieux, ça chauffe et je te conseille de remiser tes hameçons... Allons, partons, si tu ne veux pas être fusillé ici même dans une heure, et servir d’amorce à tes poissons.

—Fusillé, moi!

—Eh bien, pourquoi pas? dis-je en riant. Ah! pour un vieux de Décembre, tu n’es pas malin...

Paget renvide enfin sa ligne.

—Mets-la dans l’armoire du coin, dit-il à l’infirmier. Dans l’autre, mes hameçons se rouillent...

Je l’entraînai dans l’escalier sombre. Nous remontâmes en haut. Cinq minutes après, je traversais le pont au Change. A deux heures, le Panthéon était attaqué.

incendiaire

Lorsque, quelques mois plus tard, fuyant vers la frontière, je m’arrêtai à Champagnole, où était né Paget, je demandai de ses nouvelles à une auberge où j’avais fait une halte.

—M. Paget, me répondit une accorte jurassienne au corsage amplement garni, mais, monsieur, il a été arrêté par les gendarmes ces jours derniers. On l’a fait partir pour Lons-le-Saunier.

Je fis l’étonné. Qu’avait donc fait M. Paget?

—Ah! mais, monsieur, c’est pour les affaires de Paris qu’on l’a arrêté... C’était un bien brave homme... Vous le connaissiez?

La servante me regardait dans les yeux. Je répondis je ne sais plus quoi, que je l’avais vu avec un ami. Je payai ma dépense, et filai, ne soupçonnant point la brave fille, mais redoutant la curiosité d’un gendarme ou d’un commissaire.

L’arrestation de Paget avait été demandée à la Commission d’enquête par M. le marquis de Quinsonas.

Paget était accusé de complicité dans la tentative d’incendie de Notre-Dame.

—Le gouvernement de l’Hôtel-Dieu—dit M. de Quinsonas—avait été confié par la Commune à un nommé Paget-Lupicin. Il y avait là quatre internes en pharmacie. Ces jeunes gens lui ont demandé les pompes de l’Hôtel-Dieu pour aller au secours de l’Hôtel de Ville. Ces pompes leur ont été refusées. Je ne sais si ce Paget-Lupicin est arrêté. Le général en a-t-il connaissance?

—Je n’en sais rien, répond le général Appert—L’instruction se fait à Paris.[215]

Paget, arrêté, fut envoyé, le 6 septembre 1871, devant la 7e chambre correctionnelle pour usurpation de fonctions publiques. On essaya bien de lui attribuer une part de complicité dans la tentative d’incendie de Notre-Dame, mais il était trop visible qu’il n’y était pour rien. Paget incendiaire! Incendiaire de Notre-Dame! Lui qui voilait de lilas le Christ des religieuses Augustines! Il s’en tira avec un an de prison.

Sa prison finie, Paget, qui avait usurpé toutes sortes de fonctions, en dehors de la pacifique mission de directeur de l’Hôtel-Dieu, fut pris de terreurs. Il se réfugia à Saxon, dans le Valais, d’où il m’écrivait, le 27 septembre 1874:

... Me voici en Suisse, où je suis venu pour me remettre des attaques d’une apoplexie pulmonaire. J’y resterai jusqu’à la prochaine Révolution, bien que j’aie fait quinze mois de prison et que j’aie purgé la condamnation qui me frappait d’un an de détention.

Je n’ai été condamné que pour usurpation de fonctions à l’Hôtel-Dieu. Je crains qu’on ne revienne à la charge pour usurpation au ministère de l’Instruction publique et à celui des Travaux publics. Je ne suis plus assez fort pour passer des mois et des années en cellule.

Et le brave homme ajoutait un post-scriptum, en quelques lignes, qui disaient ses éternelles préoccupations de vieil étudiant quinquagénaire:

Je ne suis connu ici que sous le nom du Docteur. J’ai déjà habité le pays en 1865 et 1866, pendant un second exil. Ainsi, mets sur l’adresse: «Le docteur Paget». Tu ajouteras Lupicin, si bon te semble.

Le troisième exil de Paget ne devait pas, hélas, être de longue durée. Un journal du Valais, que j’ouvris un jour dans un café, à Zurich, annonçait la mort subite du «docteur Paget, le sympathique proscrit.»

Chargement de la publicité...