Mes cahiers rouges au temps de la Commune
CAFÉ D’ORSAY
Mai.—Nous avons bouquiné tout le matin sur les quais, Vermersch et moi.
Nous entrons au café d’Orsay[221] pour y déjeuner.
Survient un groupe d’amis. Eudes. Régère. Deux ou trois autres, en grand costume militaire. Ils doivent venir de la Légion d’honneur, toute proche, où Eudes a son quartier-général.
Régère, en uniforme de colonel fédéré. Képi au quintuple galon d’argent, bottes vernies à l’écuyère. Ceinture rouge autour du ventre. Épinglée au côté gauche, la petite rosette à franges d’or des membres de la Commune.
Ses amis sont depuis longtemps assis qu’il cause toujours, gesticulant. Sa face rougeaude s’illumine. Ses moustaches rousses, ses cheveux roux, ses favoris roux, grisonnants, étincellent.
Brusquement, il se laisse tomber sur une chaise, les jambes embarrassées dans son sabre.
Il se relève, détache le sabre, le saisit, et, d’une voix impérieuse, au garçon qui est à l’autre bout de la salle:
—Garçon, accrochez mon épée à la patère.
Régère tend l’épée, puis le képi galonné.
Vermersch me pousse du coude. Et, entre ses dents:
—Il est magnifique.
Vermersch, retenu aux avant-postes pendant les mois du siège—il était aide-chirurgien aux ambulances de monseigneur Bauer—ne faisait que de rares apparitions à notre brasserie de la rue Saint-Séverin. Il ne connaît pas son Régère.
Et je lui conte, toujours mezzo voce—nous sommes à la table voisine—qu’après le 31 octobre, Régère, qui était poursuivi, et qui prenait son rôle très au sérieux, en était arrivé à changer presque chaque jour de costume.
Un soir, nous vîmes s’avancer vers la table où nous étions quelques-uns, Vallès, Roullier, Paget-Lupicin, Pilotell, d’autres, un citoyen que nous ne reconnûmes pas tout d’abord, sanglé qu’il était dans un impeccable uniforme de tambour de la garde nationale, passepoils blanc et rouge aux manches et au képi, ceinturon blanchi à la craie. Un vrai tambour, quoi! Il ne lui manquait que les baguettes—et la caisse.
Le tambour tend la main à Édouard Roullier, stupéfait.
—Citoyen tambour, articule Roullier...
Le tambour a mis, d’un air mystérieux, son doigt sur ses lèvres.
Mais Roullier est déjà saisi d’un fou rire.
—Farceur, va!
Le tambour, c’était Régère.
—Attendons qu’ils partent, me glisse Vermersch à l’oreille. Je veux voir de quelle façon guerrière il va recevoir «son épée» des mains de l’officieux.
Ils ont fini. Le garçon distribue les képis et les sabres.
Régère, sanglé, attend.
Nous ne perdons aucun de ses gestes.
Je dois à la vérité de dire que le tambour du 31 octobre, élevé par les électeurs du cinquième arrondissement à la dignité de membre de la Commune, raccrocha le sabre au ceinturon de la façon la plus martiale, tout comme s’il n’avait jamais fait autre chose de sa vie.