Mes cahiers rouges au temps de la Commune
Boulevard Saint-Michel. Après minuit. Le tocsin sonne à Saint-Séverin. Des groupes défilent silencieux, à pas pressés, se dirigeant vers les quais. Au matin, aux premières lueurs du jour, cette nuit peut-être, dit-on, les Prussiens vont entrer.
Je rencontre quelques gardes de mon bataillon, le 248e. Allons où vont les autres. Aux remparts. Tout le long de la route, nous croisons des compagnies en armes. Place de la Concorde, les statues des Villes de France sont voilées de noir. Un long crêpe les recouvre tout entières, comme d’une lugubre cagoule.[200] A l’Arc de Triomphe, les avenues sont pleines de monde. Soldats, gardes nationaux, curieux angoissés. Le mutisme de cette foule est terrifiant. Seul le bruissement des fusils que l’on met, de-ci de-là, en faisceaux, rompt le mortel silence.
Aux bastions. Deux heures sonnent quelque part. Il y a là quelques bataillons, mêlés les uns aux autres. Des gardes se sont abrités, pour dormir, dans les casemates. L’interrogation est partout la même. A quelle heure vont-ils entrer? Et nous écoutons. Nous tendons nos oreilles.
Sonnerie lointaine de clairon... Serait-ce déjà le signal? Autre sonnerie plus rapprochée... Plus de doute. Ce sont eux!
Et il nous semble entendre le galop des chevaux qui se rapprochent... La porte va s’ouvrir. Ils vont faire irruption... Fuyons. Fuyons vite...
Nous redescendons la longue avenue.
La foule de l’arc de l’Étoile s’est dispersée. Seuls, une centaine de gardes, qu’entourent des gamins. Nous nous arrêtons.
—Ils arrivent... Ils sont tout près...
Nous nous trompions. Les vainqueurs ne devaient entrer qu’à huit heures. Les hussards les premiers, en éclaireurs. A trois heures, le gros des troupes ennemies franchissait les murs, après la revue passée à Longchamp.
bonjour, petit soldat!
Nous retournons au quartier latin. Déjeuner à midi, à notre brasserie de la rue Saint-Séverin. Tous sont là. Vallès, Longuet, Rogeard, Gill, Pilotell, Frémine, en costume d’artilleurs. L’ami Maître en chasseur de Vincennes. Humbert, Lullier, Rigault. D’autres et d’autres encore. Je raconte notre course de la nuit. Le vieux père Beslay, qui a soixante-seize ans, entre. Au portail de sa maison de la rue du Cherche-Midi, il a fait planter un drapeau noir. Il nous dit que partout, dans les rues qu’il vient de traverser, les boutiques sont fermées. Partout le signe du deuil de la ville profanée. Pas de journaux.
Je sors avec un ami du Vengeur de Pyat, Henri Bellenger. Machinalement, nous longeons les quais. Nous refaisons la route que j’ai faite la nuit. Dès le pont Solférino, un grouillement confus, semé de taches brillantes, nous apparaît le long de la berge du fleuve, à l’angle du pont de la Concorde.
A mesure que nous approchons, les taches brillantes se dessinent et prennent forme. Ce sont les casques prussiens. Les taches sombres sont les uniformes et les noires chenilles des Bavarois. Nous sommes bientôt assez près pour entendre hennir les chevaux.
Irons-nous plus loin? Le rouge nous monte au front. Notre visite aux vainqueurs n’est-elle pas comme une trahison? Notre cœur ne se serre-t-il pas au souvenir de ceux de nos camarades qui sont restés là-bas, par delà les remparts, dans les champs recouverts de neige sanglante...
C’est décidé. Nous irons.
Nous voici sur la rive droite, en face de la barricade élevée au coin de la terrasse des Tuileries et du quai. Une étroite allée forme passage. De notre côté, du côté français—en ce jour maudit, il y a dans Paris une terre allemande—un petit pioupiou, triste, l’air lassé.
—Bonjour, petit soldat!
Le pioupiou ne répond pas. Du bout de son fusil, il montre, dépassant les pavés, la pointe du casque de l’étranger qui monte lui aussi sa garde, à deux pas, de l’autre côté—le côté prussien.
Le soldat nous inspecte rapidement du regard. Il est sévèrement interdit de conserver un vestige quelconque d’uniforme.
—Il faut ôter ça!
J’ai gardé, par habitude, mon ceinturon, un beau ceinturon d’officier, dont la plaque au coq gaulois brille au bas de mon gilet.
J’enlève le ceinturon que je jette sur les pavés.
Nous passons.
Le soldat prussien, un fort gaillard à barbe rousse, gros, dodu, joufflu, ne bronche pas.
Ce qu’il a l’air bien portant, le bougre! Quel contraste entre ce colosse qui n’a certainement jamais manqué de rien pendant la campagne, aussi dure et aussi périlleuse cependant pour lui que pour les nôtres, repu de saucisses et de bière, gonflé de santé et d’orgueil—et notre pauvre petit pioupiou, hâve, chétif, débraillé, dont le ventre rentré atteste les nuits sans sommeil et les jours sans vivres... Ces deux soldats disent à eux seuls toute la raison de notre défaite.
Parisse! Parisse!
Place de la Concorde. Les beaux et reluisants soldats prussiens! Ils sont tous comme la sentinelle. Astiqués, brossés, cirés, engraissés—exprès, peut-être, pour l’entrée. Des hussards rouges, des cuirassiers blancs, des Bavarois bleus, des casques à pointe, des casques à boule, des casques surmontés de l’aigle. Des sabres qui traînent en ferraille sur le pavé. Voici un groupe d’une cinquantaine d’hommes marchant au pas, commandés par un officier. Leurs coiffures sont couronnées de feuillages arrachés aux arbres des quinconces des Champs-Élysées. Nous les suivons des yeux. La grille du jardin s’ouvre. Ils vont visiter, nous le sûmes plus tard, les galeries du Louvre, les Tuileries, qui ne garderont pas longtemps—châtiment mérité—les traces des pas des vainqueurs.
Près de la fontaine, un officier à casquette plate caracole, montrant du doigt les têtes enveloppées de crêpe des statues, les chevaux de Marly qu’on a renfermés, dès l’annonce du bombardement, dans des caisses. L’officier se penche sur sa selle pour causer avec cinq ou six jeunes gens en béret et longues tuniques d’uniforme. Du bout de sa cravache, il montre la Madeleine et, faisant demi-tour, le Palais-Bourbon.
Le groupe se rapproche du quai. Là, c’est le magnifique spectacle de Paris dans le lointain, avec la ligne majestueuse du fleuve, les ponts, les dômes, les flèches, les clochers, les tours. Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le Palais de Justice, la tour Saint-Jacques. Tout cela, c’est le mystère. La barricade défend d’aller plus loin.
—Ah! Parisse! Parisse! s’exclament les soldats avec leur accent germain. Parisse!
Et ils tendent les bras vers l’horizon, comme s’ils voulaient saisir et emporter avec eux toutes ces merveilles et toutes ces richesses qu’ils ne font qu’entrevoir, comme dans un rêve...
C’était bien la peine de prendre Paris, de souffrir, de risquer cent fois la mort, de se couronner de lauriers, pour être parqués ici comme un troupeau de prisonniers!
cochon de Prussien!
Cours-la-Reine. Cavalerie. Artillerie. Les canons allongent leur col d’acier. Ce sont ces canons qui nous ont vaincus. La légende court, depuis les premières batailles, que, tandis que nos artilleurs faisaient rage, les soldats prussiens mangeaient tranquillement la soupe derrière leurs batteries. Nos projectiles ne les atteignaient pas. Aussi, ce qu’on les regarde, ces canons! Les chevaux sont liés aux arbres. Souvenir des Cosaques et de l’Invasion. Près des pièces, les soldats causent, rient, fument leurs longues pipes. En voici un, à figure placide, aux grands yeux bleus, qui porte, accrochée à un bouton de sa veste, sa blague à tabac.
Un gamin l’approche. Il touche la blague, la fait sauter d’une chiquenaude. Le Prussien ne bronche pas. Le galopin s’enhardit, ricane au nez du colosse.
—Toi Prussien. Mangeur de saucisses...
Le soldat ne dit rien.
—Cochon de Prussien!...
Le soldat a compris. Il sourit, décroche sa blague, en menace le gamin, qui recule et s’enfuit.
cuirassiers blancs
Sur l’avenue. Grand remuement. Les bérets se lèvent, les soldats prennent l’attitude militaire. Qu’y a-t-il? Des hourrahs éclatent.
Loin encore, à moitié chemin de l’Arc de Triomphe, une large bande blanche, frangée d’or au sommet, se détache sur le fond sombre des troupes. Peu à peu le groupe s’approche. Ce sont des cuirassiers blancs.
Sous le manteau entr’ouvert, qui recouvre entièrement la croupe des chevaux puissants, brillent les lanières dorées de la cuirasse. Le casque étincelant, surmonté de l’aigle orgueilleuse, se recourbe en arrière, cachant la nuque du cavalier. La face moustachue est comme sculptée dans le marbre. On dirait quelque vision des temps antiques, une spirale détachée de la colonne Trajane.
Les cuirassiers blancs passent silencieux, impassibles, avec un bruissement de fer. Au milieu d’eux une voiture qu’ils escortent. Assis sur les coussins, enveloppés dans leurs grands manteaux gris, deux officiers. Qui?
vergiss mein nicht
Nous montons jusqu’au Palais de l’Industrie. Une musique militaire est assemblée, accordant ses cuivres, ses hautbois, ses tambours. Les fifres sifflent. Tout autour, les soldats forment le cercle.
Une valse douce s’élève. Et ces hommes, la longue pipe de porcelaine aux dents, leur blague à tabac secouée par la danse, se mettent à tourner comme s’ils étaient à la kermesse.
—Allons-nous-en, dit l’ami qui m’accompagnait. Nous en avons vu assez...
Nous repassons la barricade du quai. Le soldat prussien, astiqué, pimpant, monte toujours sa garde. Le petit pioupiou, las et triste, s’est assis sur les pavés.
Mon ceinturon était encore là. Je n’osai pas le reprendre...